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CHAPITRE 1 – F ILIATION ET IMPUTABILITÉ : LES FICTIONS CAUSALES

1.2 L’ IMPORTATION DU « TROUBLE » EN DROIT

Le trouble lui-même, en général, naît de ce qu’un corps étranger en envahit un autre93.

Malgré l’existence d’avancées juridiques novatrices et forçant le changement des mentalités en matière de droits fondamentaux, de respect de l’orientation sexuelle, ou de la réprobation de comportements tels que le harcèlement moral ou sexuel sur les lieux de travail, il faut bien admettre que sous certains aspects, le droit a parfois vingt ans de retard sur la

90 Michel SERRES, Le contrat naturel, Paris, Flammarion 1992, p. 120.

91 « Le texte normatif a pour particularité, pour spécificité, qu'il survient pour modifier une situation, un

ordonnancement juridiques (...). Comme discours, comme événement, le texte produit des normes. Il ne se contente pas de les agencer les unes par rapport aux autres. Il les crée ». GérardTIMSIT, Les noms de la loi, Paris, PUF, 1991, p. 51.

92 Gunther TEUBNER, Le droit, un système autopoïétique, Paris, PUF, 1993, p. 8. Cette perspective « cavalière »

paraît atténuée en droit criminel par son usage du discours psychiatrique. Nous y reviendrons.

93 François DAGOGNET, Le trouble, Paris, Institut Synthalebo, Coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 1994, p.

société à laquelle il appartient. Il ne peut en être de même lorsque, pour apprécier les comportements, il doit tenir compte de la nature actuelle du sujet à qui il s’impose. Au cours de son histoire, le droit a su aménager un rapport avec ce qui contrarie la raison et lui échappe. Il a su fabriquer, selon son mode classificatoire, les catégories pour nommer ce qui lui demeure étranger. Sans être désuète, sa manière de tenir la folie en respect, voire à distance à travers la déclinaison des incapacités, n’est plus assortie au profil que prennent les nouvelles figures du dérangement de l’esprit.

« Depuis le droit romain, les fous sont suffisamment punis par leur maladie et sont surtout incapables de l’intention constitutive de la faute qui fonde la peine judiciaire (…). La conception de la folie s’ajuste parfaitement à ces principes puisque la maladie mentale fait disparaître la volonté et même l’identité du fou. La folie est principalement vacuité, absence de volonté, de conscience des actes, de conscience morale. Cette organisation ancienne est renouvelée au XIXe siècle en partie pour des raisons internes au droit. Depuis les Lumières, l’exercice de la justice s’est structurée autour d’une l’anthropologie de la volonté libre »94.

L’exercice du discernement juridique devient moins convaincant lorsque la folie ne culmine ni dans le délire, ni dans les allures dépenaillées ou le faciès hébété d’un quelconque énergumène95. La notion de trouble ne vient pas éclairer le contexte d’appréciation des états d’esprit présumés, car le trouble mental n’est plus fait du même matériau conducteur qui permettait naguère le jugement sûr du praticien ou le refoulement vers l’espace asilaire. Les dérangements de l’esprit ne débouchent pas non plus nécessairement, dans l’expérience dépressive, sur des postures de prostration.

En droit criminel canadien96, lorsque surgit un doute quant à l’état mental d’un accusé, l’intervention du psychiatre vient ponctuer le rythme et toutes les étapes procédurales97.

94 LaurenceGUIGNARD, « Les lectures de l’intériorité devant la justice pénale au XIXe siècle ». (2008) 141,

Revue Romantisme, 23, 24-25.

95 « Les catégories de la psychiatrie modernes ne sont pas des données intemporelles de la nature, susceptibles

d'être découvertes par un observateur attentif; elles sont au contraires les produits de la construction même de cette discipline ». AlanSHERIDAN, Discours, sexualité et pouvoir. Initiation à Michel Foucault, Bruxelles, Pierre Mardaga Éditeur, 1985, p. 47

96 Comme le note la juriste Emmanuelle Bernheim : « En droit criminel, l’expertise psychiatrique est

généralement demandée soit pour établir l’aptitude de l’accusé à subir son procès soit pour confirmer le lien entre l’acte reproché et la maladie mentale. Mais l’expert-psychiatre peut également être amené à se prononcer sur la dangerosité d’un accusé déclaré non responsable pour cause de troubles mentaux, d’un prévenu, ou d’un accusé que l’on soupçonne à risque de récidiver. Il évaluera également la prédisposition de l’accusé à commettre des délits ainsi que son caractère et sa moralité. L’évaluation psychiatrique est également nécessaire pour permettre

L’apparition de l’expression « trouble mental » vient d’ailleurs supplanter en les assouplissant des critères beaucoup plus stricts quant aux conditions présumées objectives de certains états d’esprit.

« Comme le recommandait le rapport du ministère de la Justice sur le « projet sur le désordre mental », le projet de loi C-30 a retenu et modernisé le critère de l’aliénation mentale en remplaçant les expressions « imbécillité naturelle » et « maladie mentale » par « troubles mentaux ». Comme c’était le cas avant le projet de loi, l’accusé est toujours tenu d’établir qu’en raison de troubles mentaux, il était « incapable d’apprécier la nature et la gravité de son acte ou omission, et de se rendre compte que cet acte ou omission était mal ». En 1990, la Cour suprême est revenue sur son interprétation antérieure du sens de « mal » dans ce contexte. Dans l’arrêt R. c. Chaulk, six juges sur neuf ont statué que ce terme signifiait « moralement répréhensible » et non pas « illégal ». Dans une décision rendue en 1994, la Cour a affiné son interprétation de l’article 16 en déclarant que l’« accusé doit avoir la capacité intellectuelle de distinguer le bien du mal au sens abstrait. Cependant, il doit aussi avoir la capacité d’appliquer rationnellement cette connaissance à l’acte criminel reproché ». Comme M. Chaulk devait être arrêté par la suite sur une autre accusation de meurtre, certains se sont demandé si cette interprétation large du trouble mental n’aurait pas pour effet de soustraire trop de gens à leur responsabilité pénale »98.

En acceptant la catégorie psychiatrique de trouble mental, le droit criminel paraît sensible à une folie discrète pouvant procéder autant d’un individu dépressif atone que d’un sujet de droit sous psychotrope. Comme le suggère le rapport gouvernemental précité, un

l’ordonnance d’un traitement. Et, bien que l’expert ne puisse se prononcer sur la crédibilité d’un témoin, il peut

évaluer la fiabilité de son témoignage ». Emmanuelle BERNHEIM, « Perspective Luhmannienne sur l’interaction entre droit et psychiatrie : théorisation de deux modèles dans le contexte particulier de l’expertise psychiatrique », Lex Electronica, vol. 13 n°1 (Printemps / Spring 2008), p. 5.

97 En ce qui a trait aux éléments cardinaux de la ponctuation procédurale : la capacité de subir un procès ; Code

criminel, L.R.C. (1985), c. C-46, mod. par L.R.C. (1985), c. 2 (1e supp.), art. 672.11 a) et 672.23 et Code de procédure pénale, L.R.Q., c. 25.1, art. 213 et 214); les liens entre l’infraction commise et la maladie mentale: C. cr., art. 16 et 672.11 b) ; le niveau de dangerosité de l’accusé atteint d’un trouble mental et déclaré non criminellement responsable : C. cr., art. 672.65 (2); l’évaluation des risques de récidive : C. cr., art. 752.1; La prédisposition à commettre des actes criminels : R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9. p. 17; l’évaluation de la moralité de l’accusé : C. cr., art. 757; l’ordonnance d’un traitement : C. cr., art. 672.59 (2). Emmanuelle BERNHEIM, « Perspective Luhmannienne sur l’interaction entre droit et psychiatrie : théorisation de deux modèles dans le contexte particulier de l’expertise psychiatrique », p. 5. Notons au passage le degré de confiance du droit pénal dans les capacités « oraculaires » de l’expertise psychiatrique quant à l’appréciation rétrospective de l’état d’esprit d’un accusé au moment de la commission de l’acte, et une assurance non moins importante quant aux possibilités d’une évaluation prospective des comportements criminels.

98 Maryse PILON, Troubles mentaux et droit pénal canadien, Division du droit et du gouvernement, Le 5 octobre

1999. Révisé le 22 janvier 2002. http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/EB/prb9922-f.htm Document consulté sur Internet le 17 décembre 2010.

esprit troublé n’entre pas obligatoirement dans le champ traditionnel des aliénations ni n’implique pour autant le désordre mental. Dans les faits cependant, les tribunaux n’ont pas ouvert aux dépressifs sous psychotropes des moyens d’exonération spécifiques à cette condition particulière. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’importation de la catégorie psychiatrique de « trouble mental » corresponde à ce qu’entend le droit criminel dans son rapport à la détermination du degré de responsabilité d’un accusé, à moins qu’il n’accepte toutes les conséquences épistémologiques d’une conception médicale de la conscience troublée pour délimiter le champ individuel de l’imputabilité pénale. En pratique, cela ne paraît pas être le cas, bien que l’usage du concept de « trouble mental » à la fois en psychiatrie et en droit engage à sa suite un glissement des domaines et une confusion des champs99. Peut-on d’ailleurs faire reposer une évaluation normative sur l’idée de trouble sans introduire une fluctuation permanente et inquiéter toute possibilité de certitude quant à un jugement? Peut-on aussi classer des troubles, apprécier l’intensité d’une confusion à partir d’une mesure étalon, celle de l’unité présumée de la conscience claire?

L’exigence légale d’une expertise psychiatrique pour déterminer l’usage, et éventuellement, le choix d’une défense tend à suggérer que l’acception « trouble mental » des diverses versions du DSM en usage a été implicitement incorporée aux dispositions actuelles de l’article 16 du Code criminel canadien100. Se pose alors la question de la légitimité conceptuelle d’une telle subsomption. Le concept de trouble mental101 est l’extension de celui

99 La définition de trouble mental en droit criminel s’établit selon des critères larges obligeant à se référer aux

définitions du DSM si l’on considère que cette notion comprend : « toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l'exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l'alcool ou les stupéfiants, et des états mentaux transitoires comme l'hystérie ou la commotion ». R. c. Cooper, [1980] 1 R.C.S. 1149, 1159.

100 « Le trouble mental doit être considéré, dit le DSM-IV, comme un dysfonctionnement comportemental

psychologique ou biologique de l’individu. L’accent est mis sur le comportement, ce qui indique qu’un soubassement théorique behavioriste semble avoir été conservé, malgré l’athéorisme revendiqué par ses auteurs ». MichelleLALIVE D’EPINAY, « Évolution des concepts de maladie et de guérison en santé mentale, et travail de guérison en psychanalyse », Psychothérapies, vo. 23, no. 1, 2003, p. 23, 25.

101 Comme le remarque Michel Foucault, l’usage de la notion de trouble implique l’intervention sociale du

psychiatre, en tout cas son expertise « oraculaire » quant aux comportements éventuels des individus qui en sont affectés : « C'est la question du trouble, c'est la question du désordre, c'est la question du danger, qui se trouve, par la décision administrative posée au psychiatre. (...) L'analyse, l'investigation, le quadrillage psychiatrique vont tendre à se déplacer de ce que pense le malade vers ce qu'il fait, de ce qu'il est capable de comprendre à ce qu'il est susceptible de commettre, de ce qu'il peut consciemment vouloir à ce qui pourrait se produire en lui

de trouble physique102 tel que le suggère le psychiatre Thomas Szasz dans sa critique de la discipline.

« Les troubles mentaux n’existent bel et bien que si le même concept de « trouble » qui s’applique aux conditions physiques s’applique également aux conditions mentales étiquetées « troubles »; autrement l’extension de « trouble » aux conditions mentales est tout au plus une métaphore. Szasz soutient ensuite que le terme de « trouble mental » est utilisé pour étiqueter des comportements hors normes sur le plan social et que le fonctionnement psychologique étiqueté « trouble mental » n’est d’ordinaire accompagné d’aucune lésion identifiable du cerveau ou de quelque autre partie du corps (Szasz suppose implicitement qu’aucune lésion ne sera finalement découverte, qui pourrait expliquer une telle condition.) Ainsi, le concept de « trouble » en tant que « lésion », valable pour les conditions physiques, n’est pas valable pour les conditions mentales; donc les « troubles mentaux » ne sont pas à proprement parler des troubles »103.

La nature de la confusion qui surgit de l’interprétation de ce que constitue un trouble affectant la capacité d’orienter son action est aussi incertaine que le diagnostic de dépression nerveuse lui-même. Comment en apprécier alors l’impact sur des individus, une fois la notion de trouble appliquée à des groupes croissants de la population médicamentés par l’industrie pharmaceutique? Autrement dit, l’appariement de la notion de trouble mental avec le concept actuel flou de dépression nerveuse devrait logiquement déboucher sur un grand nombre d’acquittements. Or, il n’en est rien; le droit reste à mi-chemin, il résiste à « naturaliser » complètement cet « intrus amoral ». L’un des avantages obtenus par l’adoption de la notion de trouble mental réside sans doute dans le fait qu’un tribunal puisse s’en remettre aux bons soins d’une expertise psychiatrique en s’autorisant de l’objectivité apparente de cette discipline même104. Les évaluations psychiatriques partisanes105 démentent pourtant régulièrement ce

d'involontaire dans son comportement ». Michel FOUCAULT, Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-

1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 131.

102 À l’inverse de la position de Szasz qui remet en cause le rapprochement entre les troubles organiques (lésions,

dysfonctionnements) du cerveau pour les accoler à la réalité sociale de certains comportements, Michael Allen Taylor dans son ouvrage The Fundamentals of Clinical Neurology écrit : « Psychology and neurology is one field. Mental illness is non « mental » at all, but the behavorial disturbance associated with brain dysfunction and disease ». Cité dans George GRAHAM, The Disordered Mind. An Introduction to Philosohy of Mind and Mental Illness, New York, Routledge, 2010, p.75.

103 Cité dans Jerome WAKEFIELD, « Fait et valeur dans le concept de trouble mental: le trouble en tant que

dysfonction préjudiciable », Philosophiques, vol. 33, no. 1, 2006, p. 37, 54-55.

104 Dès le XIXe siècle, la psychiatrie légale s’introduit dans les raisonnements idoines du droit. Foucault observe

préjugé favorable quant à la scientificité de la psychiatrie106. Le caractère agrégatif du trouble mental107, et éventuellement celui de dépression nerveuse et de leurs descriptions à une époque donnée font en sorte qu’« une fois qu’on a saisi ce qu’est le syndrome, on le voit partout » 108.

« La prétention affichée de la psychiatrie athéorique est d’appliquer aux affections psychiques le modèle lésionnel de la médecine des organes. (…) Dans la psychiatrie athéorique, le diagnostic de dépression est établi à partir d’échelles de comportement standardisées qui ne recherchent plus les facteurs de déclenchement : au fil des années, les observations cliniques contenues dans les dossiers hospitaliers sont de plus en plus succinctes. L’important est de repérer si le patient est davantage déprimé le matin où l’après- midi, s’il conserve ou non l’espoir de guérison, ou encore si son sommeil est davantage perturbé dans la première ou la deuxième partie de la nuit. Ainsi, la rencontre clinique privilégie la seule prise en compte des signes, objectifs seulement en apparence, qui s’inscrivent dans le postulat d’une perturbation neurobiologique. Les

domaine de connaissance à conquérir que d’une modalité de pouvoir à garantir et à justifier ». Michel FOUCAULT,

Dits et Écrits 1954-1988, T. III, 1976-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 449.

105 Notons au passage que la communauté des psychiatres ne semble pas « troublée » outre mesure par les usages

« contradictoires » de l’expertise auxquels se livrent ses membres dans les débats judiciaires pas plus qu’elle ne paraît l’être par la multiplication des diagnostics de dépression. Quant aux juristes, ils ne paraissent pas non plus enclins à remettre le principe de l’expertise psychiatrique comme telle en question, mais à le classer plutôt parmi les ressources rhéthoriques dont dispose un plaideur dans le cours d’un procès.

106 Michel Foucault observe quelques incongruités de l’« expertise » psychiatrique en droit : « On convoque des

psychiatres qui tiennent des discours à couper bras et jambes, tant du point de vue psychiatrique que du point de vue judiciaire, et que tout le monde fait semblant de considérer comme des exposés techniques de haute compétence. (…) Il existe en cette matière une circulaire, qui date d’après la guerre, selon laquelle le psychiatre doit répondre, en justice à trois questions – outre la traditionnelle « Était-il en état de démence? » Ces questions sont extraordinaires si l’on y fait attention : « 1- L’individu est-il dangereux? 2- Est-il accessible à la sanction pénale? 3 – Est-il curable ou réadaptable? » Trois questions qui n’ont aucun sens juridique! La loi n’a jamais prétendu punir quelqu’un parce que « dangereux », mais parce que criminel. Sur le plan psychiatrique, cela n’a pas plus de signification : que je sache, le « danger » n’est pas une catégorie psychiatrique. Ni le concept « réadapatable » d’ailleurs ». Michel FOUCAULT, Dits et Écrits 1954-1988, T. III, 1976-1988, op. cit., note 104 p. 294-295. Les remarques du philosophe n’expliquent pas les motifs qui commandent ce « faire semblant » de la communauté juridique, et même des médias, à l’égard de ces « exposés techniques de haute compétence ».

107 « Qu'il s'agisse des troubles de l'anxiété sociale, des troubles déficitaires de l'attention et de l'hyperactivité, de

la dysphorie prémenstruelle, de la dysfonction érectile, des troubles oppositionnels de provocation ou de toutes les nouvelles maladies de l'âme, il s'avère de plus en plus difficile de savoir ce qui, du diagnostic ou du traitement, est premier. Davantage la pathologie se donne dans la flexibilité et la liquidité de ses frontières, davantage la ligne de partage entre le normal et le pathologique se trouve brouillée, davantage encore il est difficile de faire la différence entre la prescription « thérapeutique » et la prescription « cosmétique ». Roland GORI, « La construction du trouble comme entreprise de normalisation », La lettre de l'enfance et de l'adolescence, vol. 4, no. 66, 2006, p. 31, 40.

108 FrancisFUKUYAMA, La fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, Paris, Gallimard,

échelles utilisées sont décalquées de celles utilisées sur l’animal de laboratoire pour tester l’action de nouvelles molécules »109.

Michel Foucault le rappelle, il existe des maladies « impures »110. La dépression constitue un conglomérat biopsychologique assimilé aux comportements par des considérations biologisantes émergeant tantôt des contradictions sociales du néo-libéralisme111 triomphant, tantôt de l’anomie.C’est le « coût de revient » ou le « dommage collatéral » d’une économie qui, à travers son architecture individualiste, vise à administrer le bonheur du plus grand nombre112.

« La notion de « trouble de comportement », fondement de la psychiatrie anglo-saxonne actuelle, constituerait pour Canguilhem une aberration épistémologique puisqu’elle méconnaît le niveau de l’individualité humaine concrète tout autant que le dispositif socio- économique de l’époque qui l’entraîne à adopter cette caricature de scientificité. Cette illusion épistémologique conduit à confondre l’objet d’une « science », qui est toujours immanent à un dispositif, et la « chose réelle », que le sens commun, justement parce qu’il n’a pas la rigueur de la méthode, croit pouvoir saisir »113.

Le rapport entre le sens commun selon lequel la pathologie dépressive n’entraîne pas de comportement excentrique et le sérieux d’une affection comme la dépression nerveuse met en cause à la fois le diagnostic et le jugement. Dès lors, comment déterminer la responsabilité pénale d’une « folie raisonnable »114? Comment concevoir un sujet dont le passage à l’acte

109 Samuel LEPASTIER, « La construction de la maladie dépressive dans la psychiatrie athéorique », Cliniques

méditerranéennes, vol. 1, no 77, 2008, p. 77, p. 82 et 85.

110 « Il y a des maladies et des modifications de maladies. Des maladies pures et impures, simples et complexes ».

Michel FOUCAULT, Dits et Écrits 1954-1988, T. II, 1970-1985, Paris, Gallimard, 1994, p. 676.

111 Dans la foulée des analyses de Foucault, le juriste Antoine Garapon rappelle que « le néolibéralisme est un

mode de gouvernement des hommes avant d’être une doctrine économique. Il ne doit pas être compris comme une force adverse de l’État, qui l’affaiblirait de l’extérieur, mais comme une production de l’État, à ceci près qu’il ne sert pas la majesté de l’État, ni son retrait comme certains l’affirment trop vite, mais son amoindrissement. Amoindrissement n’est pas synonyme d’affaiblissement : il signale simplement un changement de stratégie qui ne retire rien à son ambition de gouverner les hommes ». Antoine GARAPON, La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 15.

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