• Aucun résultat trouvé

Placée sur un piédestal dans les romans de l’étudiant·e en lettres, la littérature pure est séparée du monde qui l’entoure. En témoigne une réplique tirée de Catastrophes, qui, ressaisie dans sa valeur métadiscursive, permet d’exprimer le potentiel satirique des tout petits mondes littéraire et universitaire, microcosmes difficiles à pénétrer :

Un détective s’est présenté […] pour lui poser une batterie de questions sur le milieu de l’édition.

- Le « milieu », comme si on se baladait en Harley modifiées et surpompées avec des kalaschnikovs dans le porte-bagages ! (C, p. 180).

C’est justement ce qui est drôle, capitaliser sur la réclusion d’un milieu pour en exposer les travers de façon synecdochique, n’exhibant que la partie risible pour le tout. Comme le note Christian Gutleben au sujet des romans universitaires, « ce n’est pas le fonctionnement habituel de l’université qui peut prêter à rire, mais ses dérapages, ses débordements290 ». La comparaison avec

le milieu des motards permet de pointer la violence du milieu éditorial, violence d’abord symbolique, qui se traduit par de la violence physique dans certains romans de l’étudiant·e en lettres. En font foi les meurtres dans les romans respectifs de Pierre Samson (Catastrophes) et de Laurent Chabin (Le corps des femmes est un champ de bataille).

La réclusion du littéraire s’observe aussi dans un rapport décalé au temps social. Pensus symbolise la désuétude de la littérature d’élite, aux dires mêmes des (nombreux) détracteur·trice·s de la revue, qui y voient « une manifestation de l’exceptionnelle vétusté des fondements de l’édifice intellectuel […] de la Nation » (C, p. 21). D’ailleurs, le titre du périodique évoque la répulsion qu’il ne manque pas de susciter dans le milieu littéraire et en dehors : Pensus est la dérivation humoristique de pensum, mot latin qui désigne une « tâche supplémentaire donnée comme punition à un élève291».Ivanhoé, le lettré génial, mais raté, est répugnant et reclus du monde contemporain,

à l’instar de la littérature obscure qu’il peine à dépoussiérer. Il a « l’air abattu du loser » (C, p. 137). Il n’est même pas doté d’un corps digne de ce nom : « il s’agit moins d’un corps que d’un réservoir de mouvements disgracieux rasant le mur » (C, p. 11); et il est impossible de se méprendre son statut de lettré, puisque « le dégingandé tout de noir vêtu [est] lesté d’un bouquin géant » (C, p. 43). Si l’on considère Ivanhoé comme une allégorie de la littérature méconnue, celle-ci est représentée dans un bien piteux état.

Les esthètes n’hésitent pas non plus à se dissocier de leurs contemporains, jugés grossiers. C’est notamment Antoine, qualifié par son collègue chargé de cours de « porte-flambeau de l’idéal, [de] pourfendeur de notre monde médiocre » (I, p. 91). Sa poursuite d’un idéal littéraire le rend même

291 « Pensum », Dictionnaire Larousse, [En ligne], https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pensum/59280 (Page consultée le 16 avril 2019).

méprisant : « Le plus détestable, chez Antoine, c’était l’idéal de droiture qu’il affichait et qu’on se sentait obligé d’égaler en sa présence, sous peine de devenir l’objet de son mépris » (I, p. 246). Ce qui l’horripile plus que tout, c’est l’impudeur de certain·e·s romancier·ère·s en général, et la veine autofictive en particulier, incarnée par Vanessa. C’est là le principal ressort comique du roman, comme l’indique cette remarque métafictionnelle : « Qu’une fille comme Vanessa pût se trouver à ses côtés, lui, le gardien de la pureté littéraire, ne serait-ce pas délicieusement ironique ? » (I, p. 199) Contrairement à Antoine, un « garçon un peu prude » (I, p. 245), Vanessa symbolise la libération des mœurs qu’on ne saurait pour autant accuser d’être bien de son époque :

À la fin du XXe siècle était apparue ainsi la figure de la jeune femme ingénue et

dévergondée, naïve et sans morale, insaisissable et exhibitionniste; conciliant l’inconciliable, elle réalise le tour de force d’amalgamer la provocation sexuelle et l’innocence de la victime.

Vanessa était la pure incarnation de cette femme nouvelle et contradictoire; elle était le symbole d’une époque sans morale et moralisatrice (I, p. 157).

Comme le pointe l’extrait, la compagne (qui devient rivale) est une « figure » et un « symbole », désignations qui ne sont pas anodines dans le roman d’Alain Roy, bâti comme une fable ironique dans laquelle les traits des personnages sont grossis (le minable défenseur de la pureté littéraire; la vamp Vanessa). Antoine est un chargé de cours esthète qui passe inaperçu dans le domaine; et Vanessa est « l’objet » du désir de tous les universitaires tant sa beauté est grande. Elle devient d’ailleurs objet de l’amour d’Antoine, un amour d’esthète : « Non, son amour qu’il avait cru noble et pur était né de la beauté; il était superficiel » (I, p. 218).

Partageant la pudeur d’Antoine, Annie Brière, de Scrapbook, juge sévèrement ses collègues du profil création à l’Université McGill :

J’avais pu me comparer aux autres étudiants. Quand elles ne rappelaient pas Anne Hébert avec leurs personnages dépossédés du monde, les nouvelles écrites par les filles n’étaient bien souvent qu’un prétexte pour disserter sur la dimension du membre de leur petit ami et l’efficacité de celui-ci selon l’orifice visité [...]. Les nouvelles écrites par les garçons, quant à elles, suivaient deux filons principaux : ou bien la planète était envahie par des vampires [...] ou bien un narrateur en peine d’amour entrait dans un bar où il se soûlait pour oublier son moi meurtri et finissait par visiter [...] les orifices d’une serveuse ou d’une jeune inconnue ou [...] des deux. Bien au contraire, moi, Annie Brière, je m’efforçais de percer l’âme de mes personnages et non leur artère carotide [...]. Et lorsque mes personnages ressentaient le besoin d’aller faire un petit tour dans la chambre, je préférais qu’ils y aillent deux à la fois et [...] je refermais la porte derrière eux (S, p. 13-14).

Ce qu’il faut voir chez Antoine et chez Annie, derrière l’idéal d’une littérature pudique ou prude, c’est surtout un réquisitoire pour l’âge d’or de la littérature, celle du « grantécrivain » détaché des basses réalités humaines, dont la sexualité devient un emblème dans les fictions.

Si les universités de papier sont des « vivoirs de chair fraîche » (I, p. 99), elles peuvent aussi servir simultanément de rempart contre la dépravation culturelle généralisée. Dans L’impudeur, cette idée structure le roman, comme on l’a vu : Antoine l’esthète se dresse contre la danseuse nue dont le roman fait fureur en dehors des cercles universitaires. Au contraire, la critique de la culture de masse dans Scrapbook est plutôt temporaire, puisqu’elle est associée au temps de l’illusion esthétique. Au début de l’histoire, Annie est complètement réfractaire au discours publicitaire, qui pervertirait le langage, si elle en croit les enseignements reçus. Elle refuse d’envisager de fréquenter Samuel à cause du métier de celui-ci :

tous les professeurs dont j’avais suivi les cours à l’université m’avaient enseigné à un moment ou à un autre combien le discours publicitaire avait perverti les trois quarts des figures de style. Or, comme il [Samuel] le savait, j’étais écrivain, de telle sorte que m’engager dans une relation avec un créatif de publicité équivaudrait à commettre une grave hérésie (S, p. 217-218).

Annie se déleste toutefois de ses illusions sur la pureté littéraire, et trouve une « voie mitoyenne entre culture de masse et culture savante292 », à la fin du roman. Il importe malgré tout

de rappeler que l’on se trouve devant une œuvre littéraire, ce qui vient contrecarrer une « morale » qui pourrait autrement être perçue comme univoque.