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Chapitre II : L’aire de farine grillée ou la connivence en

1. L’idée-conte

La façon la plus fondamentale de créer une connivence avec l’auditoire est de s’appuyer sur son expérience du genre du conte pour créer un contexte familier propice au partage collectif du moment. Il est cependant difficile d’arriver à une définition précise du genre, et la plupart des théoriciens se contentent de souligner quelques caractéristiques qui peuvent se retrouver dans un conte et de les mettre en contraste avec d’autres formes lui ressemblant55.

Demers s’est prêtée au jeu en tentant une définition de l’archiconte, inspiré de la notion d’architexte de Genette56, c’est-à-dire des caractéristiques invariantes qu’on trouve

dans tout conte oral. Plutôt vague, cette définition sert à cerner le genre sans toutefois en limiter les possibilités de transgression :

Est conte tout texte narratif relativement bref, oral ou écrit, qui met en relation langagière de type jubilatoire un conteur (une conteuse) et son auditoire et dont le propos porte sur un ou plusieurs événements, fictifs le plus souvent (mais qu’il faut donner comme vrais) ou d’un passé plus ou moins récent, que ces événements aient déjà été relatés ou pas57.

55 Demers (2005), op. cit. distingue le conte de l’exemplum, la ruse, la nouvelle, la fable, la légende, le conte sornette et le mythe. Pour certaines formes, elle s’inspire de Jolles, op. cit. qui se concentre sur la légende, la geste, le mythe, la devinette, la locution, le cas, les mémorables et le trait d’esprit.

56 Genette, Gérard, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979. 57 Demers, (2005), op. cit., p. 87.

Le seul élément précis qui peut être attribué au conte et à aucune autre forme, c’est la relation conteur-auditoire basée sur le langage jubilatoire. Massie s’accorde avec cette vision de la soirée de contes qu’il qualifie même de « fête du langage58 », mettant ce dernier

au centre des préoccupations du conteur.

Toutefois, cette définition ne peut vraisemblablement suffire pour créer un moment de partage autour d’un genre familier. C’est plutôt l’horizon d’attente de l’auditoire, c’est- à-dire « l’expérience préalable que le public a du genre dont [l’œuvre] relève59 » qui

compte pour favoriser l’adhésion au récit. Traditionnellement, l’auditoire faisait comprendre au conteur quelles étaient ses attentes lorsqu’il réclamait le conte60. Dans le

milieu du spectacle, cette demande est évacuée, le conteur doit donc se baser sur d’autres critères pour définir ce que voudra entendre l’auditoire. C’est ce que Jeanne Demers appelle l’idée-conte. Ce concept signifie les codes et les attentes, les connaissances et les expériences qui permettent à l’auditoire de reconnaître un conte, peu importe les modifications ou les actualisations qu’il subit61. Tout comme l’horizon d’attente, l’idée-

conte varie selon le contexte de contage, mais France Vernier62 a identifié six

caractéristiques que le lecteur — il en va de même pour l’auditoire — reconnaît comme propres au genre, ce qui l’aide à développer une complicité avec le conteur.

58 Massie, op. cit., p. 36.

59 Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 49. 60 Demers, (2005), op. cit., p. 48.

61 Ibid., p. 19-21.

62 Vernier, France, op. cit., p. 16, cité dans Demers et Gauvin, « Autour de la notion de conte écrit : quelques définitions », (1976), op. cit, p. 159-160.

Les six caractéristiques du conte

La première est « que l’enchaînement des événements soit donné comme fantaisiste sans souci de légitimation par la “vraisemblance” que l’on exige dans le roman, mais qui “alourdirait” la vivacité nécessaire au conte63 ». Fred Pellerin utilise à de nombreuses

reprises ce procédé, alors que ses personnages vivent des moments qui frisent le ridicule. Un exemple d’enchaînement fantaisiste serait celui de la croissance de Babine. Alors qu’il atteint sa maturité, son cerveau envoie le message à son corps de cesser la croissance, nous conte le conteur. Par contre, sa colonne vertébrale, trop occupée à fredonner dans son coin, ne reçoit pas le message, elle continue de pousser jusqu’à ce qu’il ait une bosse dans le dos (IFP [performance], piste 2). L’explication derrière sa bosse dorsale se veut logique, c’est certainement le cerveau qui contrôle la croissance humaine, mais elle est tout sauf vraisemblable.

La deuxième caractéristique concerne les aventures. Celles-ci doivent s’accumuler à un tel point qu’il serait impossible de vivre autant de choses dans une vie64. C’est le cas

de madame Gélinas, qui tombe enceinte 473 fois, ou encore de Babine, qui se fait accuser de chaque problème dans le village au point de se faire condamner à mort toutes les deux semaines.

Dans un conte merveilleux, la troisième caractéristique est facilement repérable : il doit y avoir des interventions surnaturelles65. Évidemment, entre les sorts magiques et une

montre à gousset plantée qui devient un arbre sous forme d’horloge grand-père, ce trait est présent à de nombreuses reprises dans les contes de Pellerin.

63 Ibid., p. 159. 64 Ibid. 65 Ibid.

La quatrième attente que l’auditoire a envers le conte est la présence de personnages conventionnels au genre et identifiables par un trait anodin66. Pellerin souligne lui-même

le fait qu’il utilise des personnages archétypaux que tous peuvent reconnaître67. Stéphanie

Roussel abonde en ce sens :

On remarque enfin qu’une galerie de personnages propres au conte traditionnel est reconduite et renouvelée à l’intérieur des recueils que nous étudions : l’auteur semble très conscient du fait qu’en mettant en scène des personnages comme la grand-mère, la sorcière, la sage-femme, le curé, l’homme fort du village, le forgeron, le diable, le marchand, le barbier, le fou du village et le génie, il souscrit aux règles générales du conte traditionnel québécois.68

Ces personnages-types stimulent l’auditoire, qui en a fort probablement entendu parler dans de nombreux autres contextes, ce qui permet de comprendre rapidement qui sont les personnages qui, de toute façon, sont rarement explorés en profondeur. La plupart possèdent d’ailleurs une particularité qui les distingue : le fou est affreux, l’homme fort est gigantesque, la sorcière possède des grimoires remplis de formules magiques et le curé est loin d’être vertueux. Ces traits uniques permettent de se faire une idée superficielle du personnage, ce qui est nécessaire dans un conte où les événements s’enchaînent et la parole déboule.

La parole est d’ailleurs essentielle pour satisfaire la cinquième caractéristique à laquelle un auditoire s’attend du conte : que le statut fictionnel du récit soit rappelé sans relâche69. Pellerin fait référence au genre du conte à répétition, d’abord en le théorisant.

Par exemple, comme nous l’avons vu plus tôt, il n’hésite pas à expliquer les différentes formules d’introduction possible avant de présenter la sienne (IFP [performance], piste 1). Pellerin indique aussi dans quelle partie du conte il est rendu, ce qui permet non seulement

66 Ibid.

67 TV5 Monde, « Fred Pellerin », L’invité, Paris, 24 octobre 2017. 68 Roussel, op. cit., p. 9.

69 Vernier, op. cit., p. 16, cité dans Demers et Gauvin, « Autour de la notion de conte écrit : quelques définitions », (1976), op. cit, p. 160.

de rappeler la forme du genre, mais aussi de dévoiler les ficelles de la structure de la soirée : « Ok là le conte commence. » (IFP [performance], piste 3), « Pis à ce moment-là précis du conte », « C’fait vingt-cinq minutes qu’le conte dure » (IFP [performance], piste 4), « T’arrives à la fin du conte, pis y te dit ça » (IFP [performance], piste 8). Le conteur va même jusqu’à émettre un commentaire inattendu sur le récit lui-même, provoquant le

rire tout en faisant comprendre à l’auditoire qu’il devrait ressentir un confort, un bien-être : « T’sais un conte qui va ben » (IFP [performance], piste 5).

Enfin, le dernier critère pouvant permettre à l’auditoire de reconnaître un conte, c’est le fait que celui-ci se passe dans une époque et dans un lieu hors du réel, souvent vague, ce qui soulignerait l’universalité du conte70. En principe, celui-ci ne pourrait donc

pas faire référence à l’histoire ou à la géographie. Pellerin fait toutefois le contraire. Non seulement il indique le lieu de ses contes, mais celui-ci représente un espace significatif dans lequel s’inscrivent les personnages. Saint-Élie de Caxton est le berceau des contes ; c’est là que les personnages ont vécu et ont évolué dans l’esprit du conteur. Le village de la Mauricie définit les habitudes et les aventures particulières de ses habitants. Ceux-ci ne pourraient exister en dehors du village, qui lie les contes de tous les spectacles entre eux. L’aspect historique joue un rôle primordial chez Pellerin. Plutôt que de se produire dans une époque lointaine et méconnaissable, ses contes relatent des coutumes et des habitudes du siècle dernier au Québec qui sont facilement identifiables. En effet, même si l’exode rural a éloigné de la campagne une grande partie de la population au profit de la ville, les villages et leurs particularités restent ancrés dans l’imaginaire québécois71. Les familles

nombreuses, l’importance de la religion catholique, les métiers traditionnels, les foires

70 Ibid., p. 160.

ambulantes, tous ces éléments rappellent le Québec des 19e et 20e siècles. Jolles croit que

cela nuit au conte :

le lieu est partout et nulle part et l’époque toujours et jamais. Dès que le conte prend des traits de l’histoire, [...] il perd une part de sa force. Localisation historique et date historique le rapprochent de la réalité immorale et brisent le pouvoir du merveilleux naturel et nécessaire72.

Si cela éloigne Il faut prendre le taureau par les contes ! du genre auquel il appartient, c’est pour le rapprocher d’une autre forme qui se base sur des faits historiques : la légende. Bien sûr, les faits ont été déformés, exagérés, modifiés par le temps et les différents récits populaires73. Pellerin est conscient de cette forme à mi-chemin entre le conte et la légende,

car il nomme lui-même ses personnages des « légendes ». Cette alternance entre le réel et la fiction est omniprésente et permet une grande part de jeu avec l’auditoire, jeu qui crée une connivence évidente.