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L’homme du théologal : Un passeur entre deux mondes

Un passeur entre deux mondes

Catholique, Jean Le Moyne l’était totalement, obstinément même, avec des manières d’agent provocateur. L’était-il plus que les autres? En 1961, il prend la peine de servir au lecteur un « avertissement » qui peut paraître austère : « Ce que j’ai eu à dire jusqu’à présent […] a été parole de foi. C’est la considération théologale […] qui fait l’unité du présent recueil69. » En tournant la page, le lecteur tombe sur le premier essai du recueil,

« Dialogue avec mon père », où défile un nombre étonnant de références religieuses : concile de Chalcédoine, Brigandage d’Éphèse, Jean Cassien, Gamaliel, patriarches, grands prophètes, sages de l’Ecclésiaste, chêne de Mambré, Carmel, Garizim, puits de Jacob, plages de Tibériade... Il y a dans cette toute première page pas moins de vingt-cinq noms propres qui, selon Gilles Marcotte, « ont sans doute plongé un grand nombre de lecteurs, fussent-ils porteurs de soutanes, dans une profonde perplexité70 ».

Chose certaine, la publication de Convergences a sacré Jean Le Moyne « écrivain catholique ». À l’époque, les critiques, laïcs comme clercs, magnifient le caractère spiri- tuel de l’entreprise de Le Moyne : « une bouffée d’air frais religieux71 », « le cri d’une

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69 J. Le Moyne, « Avertissement », CE, p. 7.

70 G. Marcotte, « Jean Le Moyne, hier et aujourd’hui », Argument, automne 2008-hiver 2009, p.

160.

génération d’intellectuels chrétiens72 », « une pensée chrétienne, religieuse, virile, de la

plus grande pureté73 », « il trace les voies à l’humanisme chrétien74 ». Pour le lecteur de

Le Moyne aujourd’hui, ces références religieuses constituent sans doute les éléments les plus difficiles à déchiffrer et à saisir. Et encore, si l’auteur confinait ses réflexions reli- gieuses aux textes consacrés exclusivement à ce sujet, le lecteur ne s’en tirerait pas trop mal; mais il se trouve que Jean Le Moyne aborde toute réalité sous l’angle spirituel : tant les articles sur la littérature et la femme que ceux sur la musique, le nationalisme ou la locomotive comportent une dimension religieuse qui génère à l’intérieur de tout le corpus un réseau sémantique aussi complexe qu’incontournable.

Gilles Marcotte sert cette mise en garde au sujet de sa spiritualité : « il n’est pas fa- cile de dire quelle sorte de croyant, de chrétien, de catholique était Jean Le Moyne75 ».

Quand l’essayiste affirme au début de Convergences que la « considération théologale » constitue « l’unité du recueil », que veut-il faire comprendre? Ce premier chapitre cher- chera à saisir comment cet écrivain, né en 1913, a pu devenir un intellectuel catholique de premier plan au Canada français au moment même où, ironie du sort, la société se trans- formait radicalement en reléguant la religion au dernier rang. Il y a dans la trajectoire spirituelle de cet « opposant prophétique76 », comme l’a si bien qualifié Laurent

Mailhot, des sources d’influence dans sa formation tantôt très personnelles, comme __________________

72 G. Lesage o.m.i, « Convergences de Jean Le Moyne », Revue de l’Université d’Ottawa, 1962,

p. 345.

73 J. Hamelin, « Un livre capital : Convergences de Jean Le Moyne », Le Devoir, 13 janvier 1962,

p. 10.

74 P.-É. Roy, « Jean Le Moyne : Convergences », Lectures. Revue mensuelle de bibliograhie

critique, mars 1962, p. 202.

75 G. Marcotte, « Ce que je lui dois », PV, p. 96.

76 L. Mailhot, « Convergences, essai de Jean Le Moyne », dans M. Lemire, Dictionnaire des

les enseignements de son père, de saint Paul ou de Teilhard de Chardin, et tantôt tout à fait caractéristiques de son appartenance à un milieu favorisé et à sa génération, comme l’éducation jésuite et l’intérêt pour les réformateurs chrétiens européens des années 1930, en particulier Jacques Maritain. L’examen de chacune de ces sources permettra de faire la lumière sur les principales influences religieuses de Le Moyne et les distances qu’il prendra parfois avec certaines d’entre elles, tout en ciblant les concepts clés et le vocabulaire qui lui permettent de devenir un passeur entre deux mondes, c’est-à-dire un médiateur entre deux champs distincts, celui de la foi et celui de ce qu’il nomme « l’immédiat77 ».

Le père, la Résurrection et l’Incarnation

Dans les textes qui font allusion à son enfance, Jean Le Moyne donne vraiment toute la place à son père, le docteur Médéric Le Moyne, un chirurgien, amateur d’oiseaux de basse-cour qu’il élevait à Montréal « à grands frais et au grand scandale de ses voi- sins78 ». Il est, à bien des égards, un être singulier : grand érudit, passionné par la Bible, il

fait partie des rares Canadiens français ayant suivi des études en France au début du siècle. Il y aurait fréquenté des nihilistes russes qui furent plus tard arrêtés pour com- plot79. Au charme, à la tendresse et à la sévérité de sa mère, décédée alors qu’il n’avait

que douze ans80, Le Moyne oppose « l’intelligence désordonnée, et les faiblesses

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77 Le Moyne désigne, par cette expression, la dimension temporelle, la réalité ambiante. Elle joue

un rôle important dans le métier qu’il exerce : « Le journaliste est l’homme de l’immédiat qui le sollicite et l’assiège et l’envahit de mille manières, sous mille formes. » J. Le Moyne, « Le jour- naliste et l’intérieure occupation », CE, p. 147.

78 J. Le Moyne, « Éléments et influences », CE, p. 18.

79 Voir Affaire Wallack-Meer et Freora-Fanny Yanpolska, 1908, FJLM, vol. 5, no 14a.

80 Le Moyne a aussi deux frères plus jeunes, Jacques et André, auxquels il ne fait qu’une seule

allusion dans son journal lors de la mort de son père le jeudi 27 février 1941 : «Dans la matinée,

prodigues, et les parcimonies atterrantes, et les égoïsmes passionnés81 » de son père qu’il

associe affectueusement aux Kamarazov82. Le fils parle volontiers d’admiration, mais

surtout d’amitié83 lorsqu’il cherche à définir le lien qui l’unit à cet homme, lecteur fervent

des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, spécialiste des textes sacrés. Les enseigne- ments du docteur Le Moyne passent d’abord par la Parole : « il m’a donné la Bible, habitation permanente, doublure divine du monde; il m’a initié à l’exégèse, à l’histoire ecclésiastique, de laquelle je suis passé à la théologie, laquelle m’a préparé à la philoso- phie84. » Le don d’évocation du père transforme ses lectures en véritables représentations

sacrées : l’Évangile vivant est récité tantôt « les yeux fermés », tantôt « les bras ouverts », avec « un sourire ardent », ou « les poings sur son cœur85 ». Parmi les évangélistes,

chacun exprime sa préférence : pour le père c’est Luc, un confrère médecin, et Marc, pour « sa manière si concrète et sa dépendance de Pierre », tandis que pour le fils, c’est __________________

papa meurt subitement. Entretemps, le samedi précédent, André s’était marié secrètement. […]Ruine. Succession acceptée sous bénéfice d’inventaire. Encan. Je sauve les cadres de biblio- thèque et quelques livres. Mes frères et moi ne pouvant vivre ensemble, nous nous séparons le 1er

mai. » J. Le Moyne, Fragments d’un journal intermittent, FJLM, vol. 4, no 50. Par ailleurs, le fonds conserve des notes, des lettres et le testament de sa mère. Elle souffre d’un « cœur malade » pendant de nombreuses années. Voir Documents familiaux, FJLM, vol. 8, no 23-30.

81 J. Le Moyne, « Itinéraire mécanologique », PV, p. 200-201.

82 « Il avait des Karamozov la double nature, leurs dons spirituels, leur charme envoûtant, leurs

appétits terrifiants. » J. Le Moyne, « Dialogue avec mon père », CE, p. 14. Dans un autre essai, Le Moyne évoque son père au sujet de ses lectures des œuvres des patrologues et des exégètes : « je “travaillais” avec assiduité, avec un entêtement que rien ne rebutait, sous l’influence de mon Kamarasov de père. » J. Le Moyne, « Les Maritain, de loin, de près », PV, p. 129. Andrée-Anne Giguère reprend d’ailleurs la métaphore pour l’accoler cette fois à Jean Le Moyne dans un article paru en 2007 : « Portrait de l’essayiste en Kamarazov. Les Convergences de Jean Le Moyne », dans H. Jacques (et al.), Sens communs. Expérience et transmission dans la littérature québé- coise, p. 283-299.

83 « Le père rencontrait en son fils le premier ami avec qui il pouvait s’entretenir de ces choses »,

J. Le Moyne, « Dialogue avec mon père », CE, p. 12; « nous étions devenus des amis », J. Le Moyne, « Éléments et influences », CE, p. 19.

84 J. Le Moyne, « Éléments et influences », CE, p. 20. 85 J. Le Moyne « Dialogue avec mon père », CE, p. 14.

Jean, « plus réfléchi, plus évolué, plus mystique, surtout plus pascal86 ». Ils s’entendent

toutefois au sujet d’un apôtre : « sur saint Paul, notre accord était entier et nous rivali- sions de ferveur et d’admiration87. » Ce Saul de Tarse, un Juif, un pharisien formé par

Gamaliel, persécuteur de saint Étienne, soudainement converti sur le chemin de Damas, offre une image réellement saisissante de la foi. À l’éblouissement de la jeunesse succé- dera une fréquentation savante des épîtres pauliniennes, si bien qu’au cœur de l’œuvre de Jean Le Moyne, on croise constamment la figure de saint Paul avec lequel il partage plus d’un trait.

L’éducation religieuse paternelle qu’a reçue Jean Le Moyne n’a rien de traditionnel, elle dépasse largement les habitudes de transmission du culte aux jeunes Canadiens fran- çais, fussent-ils issus des classes sociales les plus favorisées, dans les années 1920. Cathe- rine Pomeyrols l’a d’ailleurs souligné dans son étude sur les intellectuels québécois :

Le cas de Le Moyne est hors du commun : outre une culture littéraire, son père possède une solide culture religieuse qu’il lui transmet dès l’enfance […]. Le père de Le Moyne peut être considéré comme atypique. En effet, dans les fa- milles de la plupart des autres intellectuels de notre groupe, la piété catholique est traditionnelle, ou pratiquée comme une habitude sociale88.

Cet héritage spirituel le distingue de ses camarades et lui confère une compétence supérieure en la matière dès sa jeunesse. Cette expertise se développera au cours des ans __________________

86 Ibid., p. 13. Les fondements de ces préférences seront éclaircis par l’interprétation de la fête de

Pâques qui sera analysée quelques pages plus loin.

87 Ibid. Bien qu’il ne fasse pas partie des douze disciples de Jésus, saint Paul est considéré comme

un apôtre (voir l’Acte des Apôtres), car il est témoin de la Résurrection du Christ sur le chemin de Damas et il est envoyé pour annoncer cet événement. Il se désigne lui-même comme apôtre dans ses lettres.

88 C. Pomeyrols, Les intellectuels québécois : formation et engagements, 1919-1939, p. 179.

Pomeyrols fait allusion dans cette citation au groupe de La Relève, auquel elle associe Robert Charbonneau, Paul Beaulieu, Claude Hurtubise, Robert Élie, Hector de Saint-Denys Garneau et Jean Le Moyne.

de manière autodidacte à travers de nombreuses lectures et rencontres, si bien qu’à la parution de Convergences, plusieurs critiques, comme Roger Duhamel, feront l’éloge des connaissances scripturaires de Le Moyne : « Il parle un langage théologique dans lequel s’égareraient de nombreux clercs, moins profondément nourris de la Bible et qui ont sans doute moins passionnément médité les mystères de la Vérité89 ». Dans les écrits de

Le Moyne, les références aux textes sacrés peuvent sembler déroutantes tant par leur nombre que par l’absence de présentation ou de contextualisation. Le Moyne les impose à ses lecteurs comme des évidences.

Ce mode d’insertion de la Parole dans le texte reflète en réalité l’importance qu’il accorde à son authenticité. Le Moyne favorise « un contact plus direct avec les sources vives de la spiritualité chrétienne90 » parce qu’il considère que « le seul moyen d’exposer

les hautes vérités est de les proposer dans leur intégrité, comme Jésus a fait, sans s’embarrasser de considérants91. » Par conséquent, tout intermédiaire entre le croyant et

les textes sacrés lui semble suspect, voire nocif, car ses commentaires et ses choix éloi- gnent de la présence du Christ. C’est précisément ce que Le Moyne reproche au clergé canadien-français qui, à travers la prédication mais surtout l’éducation, a creusé une distance entre les croyants et les textes sacrés.

Pour revenir à la relation père-fils, Le Moyne s’attarde, dans l’essai « Dialogue avec mon père », à une divergence entre eux relative à la fête de Pâques : « La Résurrection me mettait en joie. Pas lui92. » À première vue, cette remarque pourrait sembler anodine,

Le Moyne insiste pourtant en précisant que son père « avait dressé sa tente sur le Tha- __________________

89 R. Duhamel, « Les Convergences de Jean Le Moyne », La Patrie, 4 février 1962, p. 17. 90 J. Le Moyne, « Les œuvres de saint Augustin », La Relève, novembre-décembre 1937, p. 261. 91 J. Le Moyne, « Un apostolat pour la foule », La Nouvelle Relève, janvier 1943, p. 176. 92 J. Le Moyne, « Dialogue avec mon père », CE, p. 13.

bor93 », lieu de la Transfiguration du Christ où il révèle sa nature divine à Pierre, Jacques

et Jean. On comprend, à travers cette inclination, que Médéric Le Moyne éprouve un « besoin de présence incarnée94 » en s’attachant à chaque occasion où le Fils de Dieu se

trouve parmi ses disciples et en souffrant conséquemment de sa disparition définitive le dimanche de Pâques. Jean Le Moyne, au contraire, puise tout le sens de sa foi dans la Résurrection. Pour bien saisir les motivations de ce choix déterminant, il faut relire la méditation pascale intitulée « Le jour unanime95 », parue dans Le Devoir en mars 1964.

Vingt-cinq ans après la publication de cet article, Le Moyne invite son correspondant Serge Proulx à le consulter parce qu’il révèle encore à ses yeux « la substance de la foi dont [il vit]96 », c’est donc dire toute l’importance qu’il accorde à ce texte et à cette fête

liturgique97. En quoi consiste cette profession de foi? Pour Jean Le Moyne, la Résurrec-

tion est ce bouleversement de l’ordre ancien où l’Homme et Dieu, séparés depuis la Création, deviennent intimement associés, charnellement et spirituellement, dans la gloire et pour l’éternité.

Le Christ ressuscité, c’est ça : la perfection de l’œuvre de Dieu, la perfection même de Dieu […]. Tels sont les biens de Pâques : le Christ rentre dans sa gloire de Verbe et, ressemblants abîmés que nous étions, nous sommes non seu- __________________

93 Ibid., p. 15. Par la métaphore de la « tente », Le Moyne fait allusion aux paroles de Pierre sur le

Mont Thabor qui réagit à la scène dont il est témoin en proposant à Jésus : « Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie » (Matt 17.4). Toutes les références bibliques de cette thèse renvoient à La Bible expliquée. Ancien et Nouveau Testament, Montréal, Société biblique canadienne, 2004.

94 J. Le Moyne, « Dialogue avec mon père », CE, p. 14.

95 J. Le Moyne, « Le jour unanime », Le Devoir, 28 mars 1964, p. 11.

96 J. Le Moyne, Lettre à Serge Proulx, 18 octobre 1989, FJLM, vol. 1, no 67a.

97 L’importance de cet article est aussi attestée par le nombre de ses publications : en plus de celle

du Devoir, il y a la version anglaise de Convergences en 1966, une autre publication dans les Écrits du Canada français en 1983 et, finalement, une dernière dans le recueil Une parole véhé- mente en 1998. Les références à ce texte dans la thèse seront tirées de cette dernière parution.

lement restaurés mais nous devenons fils de Dieu par congénitalité gracieuse et spécifique. Le Christ glorifié est faveur de Dieu et fruit de la terre, fils de Dieu et fils de l’homme, et nous subissons par lui une mutation véritable qui fait de nous des dieux […]. Et parce que le Christ est le Résumé, l’univers lui-même accède également à la perfection98.

Contrairement aux apparences, le départ du Christ n’appauvrit pas la terre, il la ré- nove en lui transmettant un caractère divin. Pour décrire l’ampleur du mystère pascal, Le Moyne insiste, dans cet essai, sur sa globalité : l’« unanimité du ciel et de la terre », la « totalité cosmique », et la « somme de la matière99 ». Pour Jean Le Moyne, le mystère de

la Résurrection du Christ, auquel il fait allusion à la toute première page de son journal personnel par la locution latine mirabilius reformasti100, est rien de moins que « le secret

capital101 ».

La Résurrection renvoie à la notion d’Incarnation qui est l’un des concepts clés de la pensée religieuse de Jean Le Moyne. Elle domine le dialogue engagé avec Médéric Le Moyne : « Mon père possédait le Christ des jours et me l’enseignait dans la réalité quotidienne de l’Incarnation, type, garantie et salut de la nôtre, loi déterminante de tout art et de toute pensée102 ». Le Moyne considère l’Incarnation comme une « loi », il répète

cette expression dans un essai consacré à la littérature : « Il n’y a pas de loi plus belle ni __________________

98 J. Le Moyne, « Le jour unanime », PV, p. 225. 99 Ibid., p. 22.

100 Cette formule fait référence à la prière de l’Offertoire du missel romain. Dans l'ancienne

liturgie au moment où le prêtre bénissait l'eau destinée au mélange du vin dans le calice, le prêtre prononçait ces paroles: « Dieu d'une manière admirable, vous avez créé la nature humaine dans sa noblesse, l'avez restaurée d'une manière plus admirable encore ». Le Moyne a raison de parler de secret capital puisque ces paroles révèlent l'essentiel de mystère du salut. Les textes liturgiques ayant changé ces dernières années, on ne retrouve plus cette formulation dans le texte actuel de l'Offertoire.

101 J. Le Moyne, Fragments d’un journal intermittent, FJLM, vol. 4, no 50. 102 J. Le Moyne, « Dialogue avec mon père », CE, p. 15.

plus exigeante. Analogiquement, elle vaut et en vie et en art, elle vaut et en métaphysique et en mystique103. » La portée de cette loi est considérable, elle déborde largement les

limites du sacré. Ces deux citations illustrent bien l’effet de glissement du discours reli- gieux dans la sphère esthétique. Cécile Facal précise que ce type de transfert sémantique est caractéristique de l’équipe éditoriale de La Relève pour qui « la révélation divine, tout en demeurant immuable et éternelle, peut néanmoins prendre au fil du temps une infinité de formulations différentes104 ».

Le dogme chrétien de l’Incarnation (avec une majuscule), selon lequel Dieu s’est fait homme dans la chair, est central chez Le Moyne. L’Incarnation est ce point de ren- contre déterminant, inspirant, entre Dieu et l’homme. L’Évangile est l’histoire de cette rencontre voulue par Dieu, il est l’aboutissement de la pensée de Dieu tournée vers l’homme. « L’Incarnation n’est pas un vêtement extérieur, une apparence ou un masque. C’est une inscription en la condition humaine, entièrement partagée105 », précise le théo-

logien Pierre Gisel. Le Moyne, lui, parle de « souveraine et originelle implication106 ».

Bien qu’il n’exclue pas l’idée sous cet angle de la matérialisation du Verbe, c’est le mouvement inverse qui l’inspire davantage, celui qui part de l’homme et qui va vers Dieu, car l’incarnation (avec une minuscule) est aussi l’aboutissement de la pensée de l’homme tournée vers Dieu, rendue possible grâce à la Résurrection. Le Moyne exprime le mouvement de cette pensée, qui puise sa force de la vie et de la mort, dans un essai intitulé « Rencontre de Schubert » : « L’esprit créateur de l’homme n’arrive à sa parfaite expression qu’en occupant le corps jusqu’au tréfonds pour connaître par lui le comble de __________________

103 J. Le Moyne, « La littérature canadienne-française et la femme », CE, p. 102.

104 C. Facal, La vie la nuit. Robert Élie et l’esthétique catholique de La Relève, entre modernité et

antimodernité (1934-1950), p. 7.

105 P. Gisel, Corps et esprit. Les mystères chrétiens de l’incarnation et de la résurrection, p. 18. 106 J. Le Moyne, « Le jour unanime », PV, p. 225.

la vie et admettre par lui la mort et, avec la mort la dépendance créaturelle pour enfin reconnaître la solidité providente de l’être107. » Jusqu’à la fin de sa vie, l’intérêt que porte

Jean Le Moyne à la question « extrêmement concrète et vitale » de l’incarnation (avec la minuscule) animera ses propos, comme en témoigne son compagnon des derniers jours, ancien collègue de la colline parlementaire à Ottawa, Patrick McDonald : « le Verbe qui veut se faire chair tant qu’il y aura des hommes sur la terre, – et non, selon une vision

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