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L’expérience du docteur Heidegger

Dans le document Contes étranges Contes étranges (Page 194-200)

I

Le savant docteur Heidegger était un homme d’un aspect et d’un caractère singuliers, dont le costume était en harmonie avec sa personne. Il avait la réputation de se livrer à l’étude des sciences occultes. Parmi les hôtes intimes qu’il admettait quelquefois à l’honneur d’assister à ses expériences, on comptait trois gentlemen à barbe grise, M. Medbourne, le colonel Killigrew et M.

Gascoigne ; plus une vieille dame communément désignée sous le nom de la veuve Wycherley. Ces quatre personnages n’avaient pas eu à se louer de la destinée, mais leur chagrin le plus amer était d’assister au spectacle de leur décrépitude.

M. Medbourne, dans son temps plus heureux, s’était vu à la tête d’une grande maison de commerce ; les tempêtes et des spéculations malheureuses avaient englouti sa fortune et l’avaient réduit à un état voisin de l’indigence. Le

fringant colonel Killigrew, après avoir jeté sa santé, sa jeunesse et son patrimoine à tous les vents, n’avait gardé pour ses vieux jours qu’une trop modeste retraite, la goutte et de glorieuses blessures gagnées, les unes sur le champ de bataille au service de sa patrie, et les autres dans des duels en l’honneur des dames. M. Gascoigne avait joué autrefois un rôle dans la politique, qui lui avait valu le titre de caméléon, et il avait vécu avec une triste réputation, jusqu’au jour ou il assista à la ruine de ses ambitieuses espérances, et où il ensevelit dans le silence et l’obscurité le souvenir de son infamie. Quant à la veuve Wycherly, son histoire était celle de bien des veuves. Elle avait joui d’une grande réputation de beauté dans son temps, et elle vivait fort retirée après avoir soulevé la bourgeoisie de la ville par le bruit de ses aventures. S’il faut s’en rapporter à la chronique scandaleuse, les trois gentlemen que nous venons de mettre en scène avaient brigué ses faveurs et avaient même failli se couper la gorge en l’honneur de ses beaux yeux. Avant d’aller plus loin, je dirai tout de suite que ces personnages, sans en excepter le docteur

Heidegger lui-même, étaient des originaux d’humeur bizarre, comme on le remarque généralement chez les gens âgés, tourmentés par le souvenir d’un passé qui ne doit plus revenir, et la désolante perspective d’un avenir sans espoir.

II

Le cabinet du docteur Heidegger, on le croira sans peine, était un singulier capharnaüm. On n’y voyait pas, à la vérité, de chauve-souris clouée à la porte, ni le classique crocodile au plafond, ni l’inévitable chouette empaillée, ainsi que l’attirail élémentaire de la sorcellerie ; le docteur méprisait ces moyens vulgaires, indignes de la science, et les laissait aux sorciers de profession qui n’ont rien autre chose à montrer. La vaste chambre qui lui servait à la fois de cabinet de travail, de salon, de salle à manger, de laboratoire, était dans un état de délabrement affligeant pour l’œil du visiteur. Autour des murs s’élevaient de massifs casiers de chêne surchargés de livres, de fioles, de cornues et d’instruments aux formes étranges.

Dans la partie inférieure dormaient les in-quarto et les in-folio énormes. Malheur à l’imprudent qui s’avisait de troubler leur sommeil sans les précautions les plus minutieuses, car il était

littéralement aveuglé, étouffé par les nuages épais de la plus vénérable des poussières scientifiques.

Tout le reste était à l’avenant et offrait au regard un désordre pittoresque que l’art n’atteindra jamais. Au fond de la pièce, un immense fourneau ouvrait sa gueule noircie et paraissait attendre sa pâture ardente de charbon de terre. Un colossal soufflet de forge semblait là tout exprès pour lui servir d’appareil digestif, accroupi au milieu des alambics difformes, des cornues hydropiques, des tubes grêles et des serpentins qui disparaissaient à moitié dans le gouffre de la cheminée. C’est là que le savant docteur Heidegger préparait ses expériences qui faisaient l’admiration des académies. Tout en donnant un coup d’œil à son modeste repas qui cuisait paternellement à côté des poisons subtils et des métaux en fusion.

Au milieu de ce chaos, sur le haut d’un casier de chêne, s’élevait le buste d’Hippocrate qui semblait le dieu protecteur de cette étrange demeure, et pour lequel le docteur avait une prédilection particulière. Il ne manquait jamais de

aphorismes l’avaient souvent tiré d’un pas difficile. Dans le coin le plus obscur de la chambre se trouvait une armoire également en chêne, affectant la forme d’une boîte d’horloge et dont la porte entrouverte laissait apercevoir un squelette humain ; entre deux des casiers on voyait un grand miroir terni par la poussière, et dont le cadre paraissait avoir été doré. Les bonnes âmes de l’endroit affirmaient par serment que les ombres de ceux que le docteur avait envoyés dans l’autre monde lui apparaissaient dans ce miroir, quand il lui prenait la fantaisie d’y regarder. Le panneau qui lui faisait face était occupé par le portrait en pied d’une jeune femme dont le visage n’était pas moins flétri que son costume de satin et de brocart par suite de l’humidité qui avait altéré la peinture. La tradition rapporte, au sujet du portrait, qu’il y a un demi-siècle environ, le docteur Heidegger fut sur le point de se marier avec cette jeune dame. Le jour des fiançailles, elle ressentit une indisposition, et le docteur ayant consulté Hippocrate, son oracle ordinaire, lui administra une potion calmante dont elle mourut immédiatement.

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