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L’exégèse aristarquienne d’Homère

Je débuterai ce nouveau chapitre en citant un passage clé pour le sujet de la présente étude : πολλοὶ δὲ καὶ ἄλλοι γεγράφασιν οἱ μὲν ἄντικρυς ἐγκωμιάζοντες τὸν ποιητὴν ἅμα καὶ δηλοῦντες ἔνια τῶν ὑπ' αὐτοῦ λεγομένων, οἱ δὲ αὐτὸ τοῦτο τὴν διάνοιαν ἐξηγούμενοι, οὐ μόνον Ἀρίσταρχος καὶ Κράτης καὶ ἕτεροι πλείους τῶν ὕστερον γραμματικῶν κληθέντων, πρότερον δὲ κριτικῶν. καὶ δὴ καὶ αὐτὸς Ἀριστοτέλης, ἀφ' οὗ φασι τὴν κριτικήν τε καὶ γραμματικὴν ἀρχὴν λαβεῖν, ἐν πολλοῖς διαλόγοις περὶ τοῦ ποιητοῦ διέξεισι, θαυμάζων αὐτὸν ὡς τὸ πολὺ καὶ τιμῶν, ἔτι δὲ Ἡρακλείδης ὁ Ποντικός.

Beaucoup d’autres ont aussi écrit <sur Homère>, les uns en faisant ouvertement l’éloge du poète tout en expliquant certaines de ses paroles, les autres en cherchant de cette même façon à élucider sa pensée ; <et parmi ces derniers se trouvent> non seulement Aristarque et Cratès, mais aussi beaucoup d’autres parmi ceux qu’on appela par la suite « grammairiens », mais d’abord

« critiques ». De fait, Aristote lui-même, grâce à qui, dit-on, la critique et la grammaire ont vu le jour, discute de ce poète dans de nombreux dialogues, en lui témoignant la plupart du temps de l’admiration et du respect, comme le fait aussi Héraclide du Pont. (Dio Chrys. Or. 53.1 ; je traduis)

Dans ce texte, Dion décrit une tradition exégétique sur Homère qui commence avec Aristote et se poursuit avec Aristarque et Cratès, à qui il attribue un désir identique d’interpréter la « pensée » (διάνοια) du poète. Comme on le verra dans ce qui suit, la façon dont Aristarque se propose d’éclairer le texte homérique diffère pourtant fondamentalement de celle de Cratès.

Dans les histoires de la philologie ancienne, la contribution de l’école alexandrine, d’Aristarque en particulier, est régulièrement pointée comme inaugurant l’avènement d’une méthode de critique textuelle rigoureuse, voire « moderne ». En comparaison avec le reste des commentaires contemporains sur Homère – avec ceux des savants de Pergame notamment, avec lesquels on la compare volontiers – la lecture d’Aristarque révèle effectivement une approche exceptionnellement lucide. Ce sera la tâche de ce chapitre que d’en préciser la teneur.

Section (i) Aristarque et les allégoristes

L’allure moderne de la philologie alexandrine est partiellement l’effet d’une absence : celle de toute interprétation allégorique que ce soit au sein des exégèses conservées issues de ce milieu

scientifique308. Ici comme dans le reste de cette étude, je me limiterai généralement à considérer la position d’Aristarque sur cette question.

Comme dans le cas d’Aristote, cette position est souvent décrite par les chercheurs modernes par des affirmations tranchées. De façon généralisée, on a fait d’Aristarque le représentant d’un point de vue ouvertement anti-allégorique309. Ce point de vue s’incarnerait notamment dans les escarmouches fréquentes l’opposant à Cratès de Mallos, le philologue stoïcisant de la bibliothèque de Pergame. Pourtant, la réputation d’anti-allégorisme d’Aristarque repose sur quelques passages ténus, dont la portée mérite certainement d’être réévaluée – d’autant plus que la légitimité de cette réputation a été récemment contestée310.

(a) Schol. D ad Il. 5.385

Le principal témoignage sur lequel repose l’idée d’un Aristarque explicitement opposé à l’allégorèse d’Homère est le suivant :

Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ « τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν, μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ περιεργαζομένους ».

Aristarque demande que l’on « accepte ce qui est présenté par le poète de façon plutôt mythique, en vertu de la licence poétique, sans broder inutilement à l’extérieur de ce qui est présenté par le poète ». (schol. D Il. 5.385)

La suite du texte de la scholie présente quelques interprétations, de teneurs très différentes, sur le passage homérique en question dans la scholie (soit le récit fait par Dioné des souffrances subies par Arès, Héra et Hadès par la main de mortels en Il. 5.382-404). Deux de ces interprétations sont allégoriques, une autre consiste en une rationalisation, à la façon de Palaiphatos, du mythe d’Arès ligoté par Otos et Éphialte.

La phrase attribuée à Aristarque constitue une occurrence exceptionnelle dans l’ensemble des sources des Alexandrins, et ce pour deux raisons : 1) il s’agit apparemment d’une citation directe,

308 La seule exception notable étant Agathoclès, un disciple de Zénodote ayant apparemment proposé une identification allégorique de la figure d’Héra avec l’univers (fr. 11 Montanari). Sur la connaissance possible d’Agathoclès par Cratès voir Broggiato 2002 : lxi-lxii.

309 Lehrs 1882 : 162 ; Bachmann 1902 : 34 ; Römer 1924 : 153. 310 Cf. Nünlist 2011.

147 sinon littérale, d’Aristarque ; 2) elle expose un principe exégétique avec un niveau de généralité élevé par rapport aux remarques ponctuelles auxquelles on est habituellement limité lorsqu’on cherche à reconstituer la méthode éditoriale d’Aristarque.

Toutes les traductions de cette scholie qui se trouvent dans les études modernes311 supposent naturellement que l’adverbe μυθικώτερον modifie le verbe qui suit immédiatement (ἐκδέχεσθαι), et s’approchent par conséquent de la traduction qui a été donnée ici. Suivant cette traduction, le mot μυθικώτερον et l’expression κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν sont pratiquement équivalents et s’additionnent l’un à l’autre pour plaider en faveur de la liberté fictionnelle du poète – à cette différence près que μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι se réfère à l’attitude de l’interprète qui est commandée par le fait que le poète opère κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν : la première expression est donc logiquement une sorte de corollaire de la seconde.

Une telle affirmation est toutefois étonnante de la part d’Aristarque, chez qui on trouve ici une position plus libérale que ce à quoi l’on pourrait s’attendre. Il est tout simplement faux de dire qu’Aristarque, ainsi d’ailleurs que ses prédécesseurs Aristophane et Zénodote, recevaient la totalité des poèmes homériques « de façon fictionnelle, en vertu de la licence poétique ». Au contraire, leurs interventions sur le texte homérique prouvent que celui-ci était l’objet d’une critique attentive et que certains éléments du poème – pour des raisons diverses – étaient considérés comme blâmables (et conséquemment taxés d’interpolations). La licence poétique n’était donc certainement pas un argument apologétique universel.

Or, il serait grammaticalement concevable de restreindre la portée du principe d’Aristarque aux seuls passages homériques qui présentent un caractère « mythique ». Ce sens est obtenu si l’on rattache l’adverbe μυθικώτερον au groupe de mots qui le précède, τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ, plutôt qu’au verbe qui suit, ἐκδέχεσθαι. La signification de cette note serait alors la suivante : « Aristarque juge bon de comprendre en fonction de la licence poétique les choses que le poète dit d’une façon mythique (etc.) ».

Toutefois, en plus d’aller à l’encontre du sens naturellement suggéré par l’ordre des mots, la vraisemblance de cette lecture est compromise en raison de la signification mal assurée de

l’adverbe μυθικώτερον (une forme pauvrement attestée de l’adjectif répandu μυθικός)312. Désigne-t-il simplement, comme le croit Nünlist (2011 : 107), la nature fictionnelle du discours poétique (auquel cas l’interprétation habituelle, « recevoir d’une façon plus fictionnelle », serait appropriée) ? Ou s’agit-il plutôt d’un terme plus précis, servant à identifier une catégorie déterminée de passages homériques marqués par leur traits « mythiques » ? La seconde option a un certain attrait puisque le commentaire d’Aristarque est précisément rapporté dans une scholie à un tel passage homérique, où sont résumées, sous une forme quasi mythographique, trois histoires de conflits impliquant des mortels et des dieux, et dans lesquels les premiers ont le dessus sur les seconds. L’usage de la forme comparative dans μυθικώτερον, qui peut à première vue appuyer l’interprétation traditionnelle « recevoir d’une façon plus fictionnelle », ne constitue pas un élément concluant, puisque les comparatifs superflus, c’est-à-dire utilisés comme équivalents à des formes positives, abondent dans la langue des scholiastes et des grammairiens313.

S’il y a effectivement lieu de limiter le champ d’application du principe d’Aristarque, cela veut dire que la reconnaissance de la légitimité de la licence poétique doit s’exercer tout particulièrement là où le poète introduit des éléments narratifs qui relèvent de la légende ou de la tradition – ou, plus particulièrement encore, là où il fait allusion à des récits qui concernent les dieux, comme le suggère la nature du passage homérique qui commande l’exposition du principe exégétique. Le principe fait donc la promotion d’une indulgence critique, vraisemblablement en réponse à des dénonciations du caractère irréaliste, voire immoral, de tels récits. Ceci n’est pas sans rappeler un point de vue aristotélicien dont l’exposition est aussi célèbre que laconique :

Si on objecte qu’une chose n’est pas vraie, il se peut que par ailleurs elle soit comme elle doit être – c’est ainsi que Sophocle disait qu’il faisait quant à lui les hommes tels qu’ils doivent être, et Euripide tels qu’ils sont –, c’est de là qu’il faut tirer la solution. Si ce n’est ni l’un ni l’autre, on peut arguer que « c’est ce qu’on dit » (οὕτω φασίν) – c’est le cas par exemple de ce qui concerne

312 L’adverbe μυθικῶς apparaît en seize occasions dans le groupe de textes suivants : les Allégories d’Homère d’Héraclite, les Questions homériques de Porphyre et les scholies homériques (tous types confondus). Sur ce total, une seule occurrence (schol. T Od. 10.3) présente un lien entre cet adverbe et l’acte d’interpréter : οἱ μὲν μυθικῶς ἀπέδοσαν (…). Dans tous les autres cas, soit (le plus souvent) l’adverbe s’applique à la façon dont le poète s’exprime (e.g. : μυθικῶς λέγει), soit il est utilisé de façon isolée, sans qu’il soit possible de dire s’il faut sous-entendre l’action de dire ou bien d’interpréter.

149 les dieux. Il est bien possible que d’en parler comme on fait ne soit ni mieux ni vrai, mais, si cela se trouve, comme ce qu’en pensait Xénophane – en tout cas c’est ce qu’on dit. (25.1460b32-61a1) Ce passage de la Poétique est le seul où il est fait allusion aux critiques de la représentation poétique des dieux, comme celles de Xénophane et (vraisemblablement) de Platon. Cette allusion se limite pourtant à quelques mots pour le moins vagues : τὰ περὶ θεῶν, « ce qui concerne les dieux ». La réponse que suggère Aristote à de telles critiques est d’ailleurs tout aussi vague : « c’est ce qu’on dit ». La tolérance aristotélicienne face au traitement poétique des personnages divins ne pourrait être mieux illustrée que par le ton placide de ce court passage, qui représentait l’occasion ou jamais de révéler, si seulement elles avaient existé, ses velléités allégoriques.

Bien que plus affirmative dans son mode d’expression, la recommandation d’Aristarque de recevoir les éléments « mythiques » en fonction de la licence poétique n’en révèle pas moins une attitude semblable. Dans le cas d’Aristarque toutefois, c’est à la licence poétique (ποιητικὴν ἐξουσίαν), c’est-à-dire au mode d’expression, plutôt qu’à la « tradition » (οὕτω φασιν), qu’est attribué le caractère arbitraire de certains éléments poétiques. La ressemblance est d’autant plus significative qu’Aristote et Aristarque font la promotion de ce laisser-aller relatif en réponse à un type de critique particulièrement virulent, celui qui concerne la représentation divine. La nature du passage homérique où l’on trouve le commentaire d’Aristarque est importante à cet égard : non seulement ce passage relate des exemples de souffrances divines, mais ces souffrances leur sont, qui plus est, infligées par des mortels. Or, une telle confusion des règnes humain et divin, où des êtres « inférieurs » ont le dessus sur leurs maîtres, est inacceptable aux yeux des allégoristes, qui cultivent soigneusement la distinction entre hommes et dieux dans leur lecture des textes poétiques, tandis qu’Aristote – suivi par Aristarque – attribue tout bonnement une telle confusion à la liberté particulière dont jouit le discours poétique.

Il y a également lieu de se demander si la première moitié de la citation d’Aristarque qui se trouve dans la scholie D, sur laquelle ont porté mes dernières remarques, doit être comprise de façon indépendante ou non de la seconde moitié, où l’on trouve l’essentiel de la position anti-allégorique traditionnellement attribuée à Aristarque : « … sans broder inutilement à l’extérieur de ce qui est présenté par le poète ». La plupart des savants considèrent les deux parties de la phrase comme étroitement liées et complémentaires : Aristarque demanderait ainsi que l’on reconnaisse au poète son droit à la fiction au lieu de chercher à expliquer par des interprétations allégoriques, basées sur des éléments extérieurs, des passages pouvant provoquer

la perplexité ou l’indignation. Prendre les deux membres de la phrase comme parties d’une recommandation unique vient donc appuyer l’interprétation traditionnelle (anti-allégorique) de la scholie. Or, il semble précisément plus naturel de lire ce texte comme un tout plutôt que comme une juxtaposition de deux directives indépendantes, comme le fait R. Nünlist (voir infra).

L’orientation anti-allégorique de la scholie semble aussi être confirmée par un texte quasi parallèle qui se trouve chez Eustathe, dans son commentaire à ce même passage de l’Iliade :

ἡ δὲ ἀλληγορία, εἰ καὶ ὁ Ἀρίσταρχος ἠξίου, ὡς προεγράφη, μηδέν τι τῶν παρὰ τῇ ποιήσει μυθικῶν περιεργάζεσθαι ἀλληγορικῶς ἔξω τῶν φραζομένων […].

Même si Aristarque demande, comme il a été écrit plus haut, de ne broder de façon allégorique, et à l’extérieur de ce qui est présenté, aucun des éléments fictionnels du poème, il s’agit <bel et bien> d’une allégorie […]. (Eust. Il. 2.101.13-15 Van der Valk)

Il apparaît incontestable que le texte d’Eustathe fait référence à la même prescription aristarquienne que celle dont il est question à la scholie D, comme le suggèrent les étroites ressemblances terminologiques entre les deux passages : les verbes ἀξιοῦν et περιεργάζεσθαι, et surtout l’expression ἔξω τῶν φραζομένων. L’adverbe μυθικώτερον de la scholie D est toutefois absent ici, où l’on trouve à la place le substantif τὰ μυθικά – « les éléments fictionnels/mythiques du récit » –, ce qui tend à confirmer l’interprétation non traditionnelle de μυθικώτερον (proposée supra) dans la scholie en question. De plus, le travail du « poète » (ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ) est remplacé par « le poème » (παρὰ τῇ ποιήσει). Enfin, dans le témoignage d’Eustathe figure surtout le terme crucial ἀλληγορικῶς. Il n’y a donc pas de doute qu’Eustathe croyait qu’Aristarque avait exprimé ouvertement une opinion contre l’interprétation allégorique. Pourtant, il faut encore se demander s’il s’agit là, de la part d’Eustathe, d’une inférence autorisée par le contenu de la scholie D, où il n’est pas fait mention directement de l’interprétation allégorique.

Selon Nünlist, la réponse est non314 : Eustathe aurait interpolé ἀλληγορικῶς dans sa paraphrase du contenu de la scholie D. La raison de cette interpolation serait la suivante : « For Eustathius and his contemporaries, the terms μυθικῶς and ἀλληγορικῶς are technical expressions that are diametrically opposed. In his parlance μυθικῶς essentially means ‛non-allegorically’ » (Nünlist 2011 : 110). Si l’on suppose que la source de la scholie D et celle

151 d’Eustathe sont identiques, ce qui est vraisemblable, Eustathe aurait donc naturellement vu dans le μυθικώτερον de la scholie D une prescription anti-allégorique. Toutefois, le contraste μυθικῶς/ἀλληγορικῶς n’existant pas encore à l’époque d’Aristarque, on ne pourrait attribuer à ce dernier une telle prescription sur la base de son usage de l’adverbe μυθικώτερον.

De plus, toujours d’après Nünlist, les mots μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ περιεργαζομένους n’ont pas nécessairement à être compris comme une référence à la pratique des allégoristes. Ils sont plutôt à rapprocher de la formule célèbre qui se trouve chez Porphyre (QH I sect. 56 Sodano), Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν, « expliquer Homère par Homère », un principe exégétique dont l’esprit, sinon la lettre, semble bien remonter à Aristarque lui-même315. Or, ce principe n’entretiendrait aucun lien particulier avec l’interprétation allégorique. Il exprimerait plutôt la seule nécessité pour l’homériste de tenir compte de la totalité des pratiques poétiques d’Homère, tout aussi bien en terme de forme (usage lexical, style, etc.) que de contenu (cohérence du récit, cadre mythologique, etc.). La citation d’Aristarque dans le contexte du passage homérique présentant les trois exemples de blessure divine pourrait donc faire référence à de potentiels développements mythographiques réalisés par des lecteurs d’Homère à partir de ce passage. Dans ce cas, le commentaire d’Aristarque viserait à décourager de tels développements en réaffirmant par une voie négative (« sans introduire des éléments externes ») un principe autrement exprimable de façon positive (« éclairer Homère par Homère »).

Évidemment, la question de la portée exacte de la scholie, et sa pertinence dans un éventuel débat sur l’allégorie, dépendent avant tout de l’incertitude qui s’attache aux mots mêmes du texte : si ἐκδέχεσθαι dans la première partie de la phrase fait clairement allusion à l’acte de comprendre, que dire de περιεργάζεσθαι, qui désigne ici l’activité explicitement rejetée par Aristarque ? Le terme a-t-il des connotations relatives à l’interprétation d’Homère, ou désigne-t-il uniquement le fait d’élaborer, d’offrir des développements nouveaux ?

Un texte tiré des scholies semble plaider en faveur de cette dernière option. L’ordre qu’Agamemnon adresse au songe messager en Il. 2.10 : πάντα μάλ’ ἀτρεκέως ἀγορευέμεν ὡς ἐπιτέλλω (« dis tout exactement comme je te l’ordonne »), est ainsi commenté par un scholiaste,

dans une note qui illustre remarquablement la tendance moralisatrice et pédagogique typique du corpus des scholies exégétiques :

διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ περισσὸν τῶν ἀκουομένων περιεργάζεσθαι.

[Le poète] apprend aux messagers à ne pas ajouter de détails additionnels à ce qu’ils ont entendu. (schol. bT Il. 2.10 ex.)

La scholie genevoise au même vers est encore plus explicite :

διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ πλείονα λέγειν καὶ περιεργάζεσθαι τῶν ἀκουομένων.

[Le poète] apprend aux messagers à ne rien dire de plus que ce qu’ils ont entendu et à ne pas faire de développements additionnels. (schol. G Il. 2.10)

L’usage du verbe περιεργάζεσθαι dans ces deux dernières occurrences semble confirmer l’hypothèse de Nünlist : la recommandation d’Aristarque serait bel et bien de s’abstenir de développer le contenu (mythographique, en l’occurrence) de certains passages homériques ; or, rien ne suggère qu’une telle recommandation aurait dû être spécifiquement adressée aux allégoristes.

Toutefois, le même verbe est utilisé ailleurs par Eustathe dans un passage qui oppose directement περιεργάζεσθαι à l’allégorie, et qui constitue d’ailleurs un témoignage supplémentaire sur la position d’Aristarque. Le passage en question porte sur l’épisode homérique célèbre (Il. 1.43-52) de la descente sur terre d’Apollon, venu punir les Achéens du mauvais traitement réservé à son prêtre Chrysès par l’envoi d’une peste, représentée par Homère comme des flèches qu’Apollon décoche sur l’armée avec son arc (le texte qui suit est précédé chez Eustathe par la remarque que les arts comme les éléments sont attribués à des divinités précises dans la mythologie) :

ὁ τοίνυν μῦθος οὕτω τὰ πάντα διανέμων προϊστᾷ καὶ τῆς τοξευτικῆς τέχνης τὸν Ἀπόλλωνα κοινωνὸν αὐτῷ διδοὺς καὶ τὴν Ἄρτεμιν. καὶ ἡ μὲν ἀλληγορία ταῦτα νοεῖ λέγεσθαι ἢ διὰ τὸ ἐν ἀκτινοβολίαις ἑκηβόλον τῶν τοιούτων ἀστέρων ἤγουν Ἀπόλλωνος ἡλίου καὶ Ἀρτέμιδος σελήνης ἢ καὶ ὅτι δοκοῦσιν οὗτοι συνεπαρήγειν τι τοῖς τοξεύουσιν. ὁ δὲ μῦθος οὐδὲν τοιοῦτον περιεργαζόμενος λέγει σωματικώτερον, ὅτι τε φαρέτραν ὁ Ἀπόλλων ἐνάπτεται καὶ τόξον χειρίζεται καὶ ὀϊστὸν ἀφίησι καὶ βάλλει καὶ οἱ βαλλόμενοι πίπτουσι καὶ πυκναὶ πυραὶ αὐτῶν καίονται. ἃ δὴ καὶ ἀποδέχεται Ἀρίσταρχος, ὥς φασιν οἱ παλαιοί. ἐκεῖνος γάρ, ὡς καὶ προείρηται, οὐδέν τι τῶν παρ' Ὁμήρῳ ἀλληγορεῖν ἤθελεν, οἷον τὸν Δία εἰς οὐρανὸν ἀνάγειν ἢ ἥλιον ἢ ἀέρα ἢ νοῦν, Ἀθηνᾶν δὲ εἰς φρόνησιν ἢ γῆν ἢ αἰθέρα, Ἥραν δὲ εἰς ἀέρα ἢ βασιλείαν, Ἄρην δὲ εἰς θυμὸν ἢ πόλεμον καὶ Ἥφαιστον εἰς πῦρ καὶ ἄλλους εἰς ἄλλα· ἀλλὰ πάντα κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον τοῦ μύθου ἐνόει. εἰ

153 δὲ καὶ τρόπος ποιητικὸς ἡ ἀλληγορία, ἀλλ' ἐκεῖνος ἀλληγορίαν ῥητορικὴν ἐνόει, τουτέστι σχῆμά τι ῥητορικὸν ἀλληγορίαν οὕτω καλούμενον, περὶ οὗ ἐν τοῖς μετὰ ταῦτα ῥηθήσεται. Le récit, en distribuant ainsi toutes choses, fait aussi d’Apollon le représentant de l’art de l’archer, lui donnant Artémis comme associée. Et l’allégorie [i.e. les allégoristes], pour sa part, comprend que ces choses sont racontées soit à cause de la distance de rayonnement de tels astres, c’est-à-dire Apollon le soleil et Artémis la lune316 ; soit parce que ces derniers ont la réputation de venir en aide à ceux qui tirent à l’arc.

Mais le récit ne développe rien de tel et dit plus littéralement qu’Apollon saisit son carquois, manipule son arc, tire une flèche et atteint son but, et que les hommes atteints tombent et que de nombreux bûchers funèbres brûlent. C’est d’ailleurs aussi ce que comprend Aristarque, comme le disent les Anciens. Celui-ci en effet, comme il a été dit auparavant, ne veut rien interpréter

allégoriquement de ce qui se trouve chez Homère, comme par exemple reconduire Zeus au ciel, au soleil, à l’air ou à l’intellect, Athéna à la sagesse, à la terre ou à l’éther, Héra à l’air ou à la

royauté, Arès au courage ou à la guerre, Héphaïstos au feu, et les autres dieux à autre chose. Plutôt, il croyait que tout devait être compris en conformité avec ce qui est présenté et ce qui se manifeste dans le récit. Et même si l’allégorie est un trope poétique, lui entendait toutefois une allégorie au sens rhétorique, c’est-à-dire une sorte de figure rhétorique ainsi appelée allégorie, dont il sera question par la suite. (Eust. Il. 1.65.15-29 Van der Valk)

Le commentaire d’Eustathe, bien qu’il reprenne à certains égards le contenu de la scholie D à Il. 5.385 – en particulier le verbe περιεργάζεσθαι, ici clairement associé à l’approche allégorique –, n’en est pas non plus une répétition exacte et fournit des éléments nouveaux au sujet de l’attitude d’Aristarque. Sa posture anti-allégoriste s’additionne, ou a pour corollaire, une volonté de comprendre le contenu du récit « en conformité avec ce qui est présenté et ce qui se manifeste » (κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον). Les termes choisis par Eustathe semblent avoir pour objectif de souligner la superficialité volontaire de la lecture aristarquienne, son refus de chercher des significations sous-jacentes (telles qu’elles sont exprimées par le terme ὑπόνοια). Ce commentaire donne l’impression d’être une conclusion générale qu’Eustathe tire de ses observations de la méthode d’Aristarque, plutôt qu’une réélaboration du contenu de la scholie D (ou de sa source). Or, le constat d’Eustathe est bel et bien qu’Aristarque « refusait » systématiquement (οὐδὲν… ἤθελεν) la lecture allégorique d’Homère.

À l’allégorèse à proprement parler, Eustathe oppose la figure rhétorique de l’allégorie, une notion dont Aristarque a apparemment fait usage. La dernière phrase du passage d’Eustathe n’est en vérité pas très claire, mais elle semble supposer une distinction entre un usage « poétique » et

316 Les deux exemples d’interprétation allégorique que donne Eustathe reflètent le fait que la nature et les arts sont

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