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2.2 Analyses filmiques

2.2.3 L’Esquive, Abdelatif Kechiche, 2004

Les œuvres cinématographiques d’Abdelatif Kechiche illustrent selon moi une étape importante dans ma réflexion sur la figure du transclasse car elles reflètent l’état de la société française à un moment donné à travers les trajectoires d’individus racisés. Ces derniers ne sont pas des transclasses à proprement dit mais l’intérêt des films de Kechiche réside justement en ce point : la figure du transclasse au sein des groupes racisés en France n’existant pas encore,

cette figure n’apparaît pas dans ses films ou du moins n’est qu’au début de son chemin. Ses films peuvent être ainsi qualifiés de miroir de la société française et certains d’entre eux donnent à voir les expériences du cinéaste lui-même.

Abdelatif Kechiche est né en 1960 en Tunisie et arrive en France, à Nice, à l’âge de six ans. Fils d’ouvrier, il découvre en France le racisme ainsi que le mépris de classe. Étant passionné de théâtre, il intègre le conservatoire d’art dramatique d’Antibes133. Il joue, donc met

son corps en scène pour incarner des rôles, rompant ainsi avec le rôle du corps dans son milieu d’origine, celui de la classe ouvrière qui est utilisé comme outils de travail. Cette intégration dans le domaine des Arts est donc partie intégrante de sa mobilité sociale. Il poursuit sa carrière d’abord en tant qu’acteur pour enfin passer derrière la caméra et mettre en scène des corps. Il réalise son premier film La faute à Voltaire avec le soutien du producteur François Lepetit, qui lui donne sa chance, alors qu’il s’est vu refuser plusieurs scénarios auparavant. Notons que pour lui et Mehdi Charef, la mobilité sociale par la carrière cinématographique, débute grâce à l’aide d’une personne tiers.

A travers ses films, Kechiche rend hommage à sa passion, le théâtre, d’abord dans son premier film L’esquive où les acteurs principaux jouent une pièce de théâtre, mais on peut le voir également dans sa manière de filmer les scènes du quotidien dans La Graine et le Mulet, nous y reviendrons.

Abdelatif Kechiche donne à voir une mise en abyme particulièrement intéressante, non plus maintenant sur la figure du transclasse-racisé, mais sur celle de l’amoureux de Lydia, Krimo interprété par Osman Elkharraz. Son seul salut – pour conquérir le cœur de Lydia - mais aussi avoir une bonne note et plus largement obtenir une forme de reconnaissance sociale – serait qu’il soit apte à jouer la comédie, ce dont il est incapable. Cela renvoie à la trajectoire de Kechiche, qui sait ce qu’il doit au théâtre et qui imagine ici un personnage qui ne pourrait pas prendre cette porte de sortie.

L’Esquive nous introduit dans l’univers et le quotidien de jeunes adolescents vivant en

banlieue et plus particulièrement d’un groupe d’amis qui partagent sans aucune pudeur leurs peines et leurs rires. Le film suit la progression d’une petite troupe de théâtre, composé de camarades de classe mais également voisins au sein de la cité, qui doit faire une représentation à la fin de l’année scolaire.

Le corps : marqueur de la condition sociale de l’individu ?

La pièce de théâtre – dont certaines scènes sont jouées par les élèves – est une comédie de Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard, représentée pour la première fois en 1730. La scène qui nous intéresse ici est la répétition que fait alors le groupe de trois élèves en classe, sous l’œil et l’oreille attentive de leur professeure de français. Ne supportant pas la gestuelle élégante et marquée de sa camarade Frida – jouant le rôle de la femme de chambre – Lydia interrompt la scène et interpelle leur professeure sur l’interprétation du rôle de sa camarade en ces termes : « Eh madame, je voulais vous demander, moi je suis la pauvre dans l’histoire mais je dois faire ma riche c’est ça ? Et elle c’est la riche et elle doit faire la pauvre ? Mais je ne comprends pas, à peine elle arrive elle fait des gestes de riche ». La professeure saisit l’occasion et interroge la classe sur ce qu’elle juge être une très bonne question. Elle souligne le fait que, les riches ne sachant se comporter qu’en riches jouent « mal » les pauvres, et les pauvres ne sachant se comporter qu’en pauvres, jouent mal les riches. Cela signifie que les personnages – et plus largement les individus – restent prisonniers de leur condition sociale. Prisonniers finalement de leurs corps et des manières ainsi que de la mémoire de ce dernier. Malgré leur ascension ou leur déclassement social, les individus ne se débarrassent pas de leur langage, de leurs façons de se tenir et de s’exprimer. Ainsi cette scène, dont le cœur est la morale de Marivaux, fait directement référence au concept d’habitus de Pierre Bourdieu repris par Chantal Jaquet.

Il est intéressant de se pencher sur les rapports entre Lydia et Frida au cours des scènes de répétitions. Une rivalité très claire apparaît entre ces deux personnages qui dépasse selon moi le simple jeu théâtral du personnage « riche ». En effet le personnage de Lydia ne cesse de reprendre avec véhémence Frida et semble ainsi suggérer que Frida n’est pas digne d’incarner un tel rôle. Ces deux jeunes filles sont toutes deux pauvres dans la vie mais l’une doit jouer la riche (Lydia) et l’autre la pauvre (Frida). La première est aussi bien pauvre dans la vie que dans la pièce mais se sent plus légitime que Frida d’incarner le rôle de la riche. Le fait d’être blanche semble lui conférer cette légitimité sur Frida, qui elle est racisée.

Dans ce film, Kechiche, entreprend une mise en abime double où les acteurs incarnent leur rôle premier dans le film et sont amenés à mettre en scène un second rôle, qui est celui de la pièce de théâtre. Le corps des acteurs de Kechiche est ainsi doublement mis en scène et à travers la morale subtile de la pièce de Marivaux, il semblerait que Kechiche tente, à travers l’écran, de tricher sur le rôle de chacun des corps, mais en vain. Chacun demeure prisonnier de sa condition sociale. Cela peut ainsi nous faire penser aux débuts du réalisateur, qui passe par le théâtre, notamment le jeu, en mettant son propre corps en scène. Jouer, c’est aussi tricher et

jouer à ce que l’on n’est pas. Dénoncer ce point montre bien qu’il est difficile de se détacher totalement de son milieu d’origine lorsque le jeu du corps nous trahit. Les exemples qui soutiennent cette idée sont bien entendu les trois scènes en présence de Krimo, qui essaye tant bien que mal de jouer le rôle d’Arlequin. Il lui est impossible de jouer avec son corps. La non- présence de son corps montre bien qu’il reste enfermé dans un schéma dont il ne peut s’échapper. Malgré les conseils, qui se transformeront en ordre par la suite de sa professeure, Krimo ne sait adopter l’éloquence, les postures et les attitudes de « maître » qu’incarne le personnage d’Arlequin. Il est impossible de « sortir de lui, pour aller vers un autre langage, une autre manière de parler, de bouger et de s’amuser », comme lui dicte sa professeure.