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Chapitre I : Genese de la pensee cartesienne

I.1.3. L’esprit du doute

L

e doute est un concept qui embrasse un champ conceptuel varié. Etymologiquement, le doute vient du mot latin « dubitare » qui veut dire « balancer » entre deux choses. Douter, dans ce cas, implique l’état d’incertitude de l’esprit, se trouvant dans l’impossibilité d’affirmer ou de

34 René DESCARTES, Méditation IV. Paris Librairie Larousse, 1973, p.66

35 Emile Chartier (ALAIN) Introduction à la philosophie, Platon, Descartes, Hegel, Comte. Québec: Bibliothèque Paul-Emile 1960, p.89

15 nier. Cela veut dire que le sujet qui doute oscille entre deux choses ou deux termes. Il ne peut pas déterminer si telle affirmation est vraie ou fausse. On peut dire d’une manière simple que le doute est l’état de l’esprit qui hésite, ne pouvant saisir la réalité d’un fait, de la vérité des paroles.

Dans la vie courante, le doute s’explique par une hésitation sur l’affirmation ou la négation d’un fait quelconque. D’une personne à une autre, le doute renvoie à une méfiance, un soupçon sur la sincérité, aux paroles de l’autre. Dans ce cas, ce concept est mainte fois réduit; alors même qu’ «Il transforme le cours d'une réflexion en expérience ; dans un discours en première personne comme dans un dialogue, il ordonne une progression, fait repère, historicise la pensée et rompt le dogmatismemenaçant. »36 C’est la raison pour laquelle Emile CHARTIER affirme que

« tout ce qui est naturellement cru est déchu du rang de pensée. Toutes ces fidèles apparences, oui, et tout cet ordre qui nourrit notre corps, mais qui n’à point mandat de gouverner nos pensées. » 37

En cela, le doute correspond à une altérité qui semble essentielle à la pensée. Cependant, l’expérience du doute ne se limite pas à n’être qu’une simple objection. C’est une méthode dont l’aspect critique n’est qu’un effort de la volonté résistant à notre penchant à juger vite. C’est-à-dire que nous refusons notre assentiment à tout ce qui n’est pas clair ni distinct pour éviter l’erreur. En effet, est claire, l’idée qui est immédiatement présente à l’esprit qui se manifeste à lui-même au sein d’une intuition directe. Est distincte, l’idée dont le contenu nous apparaît de façon assez nette pour que nous puissions séparer aisément et facilement ce qui lui appartient et ce qui ne lui appartient pas. « La prévention », c'est-à-dire l’ensemble de nos préjugés et « la précipitation » nous amènent à juger sans avoir d’idée claire et distincte.

C’est ainsi que le doute est une suspension de jugement sur un fait sans l’avoir testé par l’entendement qui est la faculté de comprendre. L’entendement est, chez Descartes, le pouvoir de connaître formant, avec la volonté, les deux modes de la pensée. Chez Kant, cet entendement est une fonction de l’esprit reliant la sensation grâce aux catégories: il est, par conséquent, un pouvoir de juger. Dans ce cas, on peut dire que l’esprit qui doute est le contraire de l’esprit crédule qui dispose d’une confiance aveugle en tout ce qu’il entend ou lit: c’est le naïf. Le naïf est, en effet, une personne qui a une facilité à croire sans d’abord se demander en quoi ceci ou cela mérite confiance ou croyance. Le naïf peut s’expliquer en d’autres termes par sa crédulité.

L’esprit crédule accepte aveuglement comme vérité, comme fiable tout ce qu’on lui propose.

36 Olivier JUILLIARD, in Encyclopaedia universalis. Version numérique, nouvelle édition 2009.

37 Emile Chartier (ALAIN), Histoire de la philosophie, Platon, Descartes, Hegel, Comte. : Québec : Bibliothèque Paul-Emile, 1960, P. 90.

16 A la différence de l’esprit crédule, l’esprit du doute est celui qui se pose de nombreuses questions avant d’affirmer quoi que ce soit. C’est un esprit philosophique qui n’admet quoi que ce soit qui ne soit pas encore passé par le jugement intérieur de la raison. C’est d’ailleurs ce que Descartes nous conseille par le précepte de la méthode lu dans le Discours de la méthode:

« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de la mettre en doute. »38 La démarche du doute tient pour préalablement faux tout ce qui ne nous apparait plus que comme opinion douteuse. Il s’agit donc d’une suspension de jugement avant la connaissance jugée indubitable. Cette connaissance exprime l’existence d’une réalité saisie sans aucun doute possible.

La nécessité de ce doute est de se poser mille questions face aux apparences incertaines. Il est, en ce sens, le point de départ de toute connaissance certaine, pour s’éloigner des opinions et des idées toutes faites. C’est la raison pour laquelle l’auteur a mis en cause l’enseignement qu’il a reçu des traditions scolastiques du Collège de la Flèche afin de s’assurer la certitude des résultats obtenus.

Dans un tel contexte, l’acte dubitatif traduit par un exercice intellectuel visant l’acquisition des fondements de toutes les réalités existantes. Sur cette même ligne d’idée, on peut dire que l’esprit qui doute s’oppose en quelque sorte à « l’esprit chameau » selon le terme de Nietzsche.

En effet, chez Nietzsche, l’esprit chameau désigne une manière docile d’assumer l’existence, car

« l’esprit chameau est affirmatif mais son affirmation est une soumission aux valeurs.

»

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C’est une manière de vivre sans même se poser une fois la question à l’égard de son existence. L’esprit chameau accepte tout ce que les autres lui dictent. C’est un « esprit fort et patient que le respect habite : sa force réclame un poids, et le plus lourd

. »

40 C’est un esprit qui « s’agenouille et demande à être bien chargé ».41C’est parce qu’il n’arrive pas à dire non ou à s’imposer

« Toutes ces choses, qui sont les plus lourdes, l’esprit patient les prend sur lui : tel le chameau qui court au désert avec sa charge, c’est ainsi qu’il se hâte vers son désert. »42 Critiquer, revient ici à chercher à connaître mieux. C’est le sens même de l’ironie socratique faisant table rase des valeurs anciennes pour en instituer de nouvelles valeurs

38 René DESCARTES, Discours de la méthode. Paris : Bordas, 1970, p .72.

39 R.P.RAKOTOMAMONJY Jean Debré. Au chemin de la sagesse [Guide des auteurs philosophiques] 2006, p. 58

40 Friedrich NIETZSCHE Ainsi parlait Zarathoustra, Collection 10/18 Paris : Saint- Amand, 1982, p.25

41 Friedrich NIETZSCHE Ainsi parlait Zarathoustra, Collection 10/18, Paris : Saint- Amand, 1982, p.25

42 Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, Collection 10/18, Paris : Saint - Amand, 1982, p.26

17 reposant sur la force de l’esprit critique. L’esprit critique est justement une conduite intellectuelle pour celui d’une personne qui, volontairement veut se libérer des conceptions incertaines. C’est une prise de conscience de l’esprit qui nous amène à comprendre que si nous acceptons aveuglément toute idée, nous ne serons pas dignes de ce « bon sens ». Par contre l’esprit de critique est constitutif d’un préjugement en proie au plaisir de critiquer pour sombrer dans le scepticisme. Le sceptique doute pour douter. Mais le doute c’est à la recherche de la certitude de la connaissance dans l’ordre épistémologique. Cette certitude logique est fondamentalement liée à la certitude de l’existence dans l’ordre ontologique. C’est dans ce contexte que le doute présente de différentes caractéristiques destinées à valider l’opération de l’esprit dans sa quête des principes logiques de l’être.

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