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L’enfant d’argile

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Raketaka, du village d’Ambalatsiraka, était femme de chef. Fille d’un oumbiasy jadis réputé, venu du pays Antaimourou, elle hérita d’une partie des secrets de son père, et les femmes stériles venaient la consulter pour avoir des enfants. Elle leur vendait très cher les oudy efficaces, elle leur disait les rites à observer avant de se livrer à l’homme qui devait les rendre mères, elle leur faisait les massages mystérieux qui préparent la chair, afin que le germe pénètre jusque dans l’Œuf-de-la-Vie. Car un Zanahary habitait en son corps, agissait par ses mains, parlait par sa bouche.

Les affaires du ménage prospéraient, grâce à la situation du mari et au savoir de la femme, lorsqu’une vieille, par jalousie, répandit de mauvais bruits sur eux. La science léguée par l’oumbiasy à sa fille était mise en doute. Que pouvaient valoir contre la stérilité les remèdes et les massages d’une femme qui, mariée depuis sept années, n’avait pas d’enfants. Si un Zanahary habitait en elle, c’était un être sans puissance : on n’avait que faire de le consulter.

Bientôt la clientèle diminua ; certaines femmes d’Ambalatsiraka ne craignirent point d’aller chez la vieille femme envieuse, qui, elle aussi, vendait des oudy pour la fécondité. Raketaka essayait en vain de rétablir son influence ; à tout ce qu’elle pouvait dire on répondait : « Comment se fait-il que toi-même tu n’aies pas d’enfants ? »

Elle tenta de devenir enceinte, elle demanda la maternité à son mari, à d’autres hommes qui étaient déjà pères. Elle se rendit secrètement à la pierre Ambatoubévouka, l’énorme roche en forme d’enclume, ointe de graisse et de miel, qui repose sur une autre pierre ronde au sommet de la montagne d’Antanetibé. Après avoir sacrifié une poule blanche, elle frotta son ventre nu sur le fétiche vénérable, poli par les attouchements ; avec le sang de la poule, répandu sur Ambatoubévouka et mêlé de graisse, elle oignit les organes mystérieux par où les femmes deviennent mères. Mais elle attendit en vain les signes de la maternité. Les gens du village

commençaient à se moquer d’elle ouvertement, et personne ne venait plus lui acheter des oudy.

Elle comprit qu’il fallait frapper un grand coup. Un jour elle annonça qu’elle était enceinte, et, après avoir eu tous les signes extérieurs de la grossesse, elle accoucha de deux enfants jumeaux. Aucune sage-femme, aucune personne de la famille ne l’avait assistée. L’accouchement avait eu lieu quelques jours avant le moment attendu, une après-midi, pendant que son mari était aux rizières.

L’un des enfants, disait-elle, était fils du Zanahary qui habitait en son corps et lui donnait le pouvoir de rendre fécondes les femmes, tandis que l’autre avait été engendré par son mari. Personne du reste ne pouvait les voir, pas même l’époux de Raketaka ; elle proclamait que c’était fady ; en violant la défense du Zanahary, on s’exposerait à faire mourir les jumeaux. Personne non plus ne les entendait pleurer : elle avait tapissé d’une double épaisseur de nattes la pièce où elle s’était enfermée.

Le vingt-huitième jour, on se prépara, selon la coutume du pays, transmise par les aïeux, à faire sortir la mère avec ses deux enfants ; le village entier était en fête, car la bénédiction des ancêtres s’était manifestée par la naissance miraculeuse de deux jumeaux. Pour la cérémonie, le mari fit attacher deux bœufs noirs tachés de blanc au poteau du Sikafara. Mais, quand on ouvrit la porte de la case pour appeler Raketaka et la conduire en pompe à la grande Fourche-des-Offrandes, où devaient être sacrifiées les victimes, la femme annonça que son Zanahary venait d’enlever l’un des deux jumeaux. On lâcha aussitôt l’un des bœufs et on tua l’autre pour en distribuer la chair, selon le rite, aux gens du village, d’après leur degré de parenté et leur caste. Puis on alla chercher l’enfant, et tout le monde s’empressait afin de contempler le fils merveilleux que le dieu de Raketaka lui avait donné. Mais Raketaka, entrée seule dans la chambre, sortit portant sur son dos, à la mode malgache, un petit être complètement enveloppé dans les plis du lamba. Personne, affirmait-elle de nouveau, n’avait le droit de le regarder : c’était défendu par le Zanahary, et, si on enfreignait le fady, l’enfant mourrait.

Donc ce jour et ceux qui suivirent, elle portait seule son petit, en le dissimulant à tous les yeux. Les gens du village

croyaient fermement que c’était bien le fils du Zanahary, le mari et les frères de la femme comme les autres. La clientèle revint à Raketaka, plus nombreuse que jamais, et la vieille rafoutsibé, ennemie de la prospérité du ménage, se consumait de jalousie. Les choses allèrent ainsi pendant sept mois. Quand Raketaka sortait seule, elle fermait avec soin la porte de la case ; lorsqu’elle portait son enfant, elle le cachait tout entier dans les plis du lamba. Pas une fois quelqu’un n’entendit crier ou pleurer le bébé. Alors des bruits malveillants recommencèrent à circuler. Certains prétendirent que Raketaka n’avait jamais été enceinte, qu’elle avait feint d’accoucher, qu’elle faisait semblant depuis sept mois de nourrir et de porter un enfant. Les gens d’Amboudivouhitra, village situé à l’ouest d’Ambalatsiraka, firent même un pari avec l’un des frères de la femme. Celui-ci s’engagea à tuer un bœuf pour eux, si le fils de sa sœur n’existait pas. Il était difficile de s’en assurer, puisque la mère ne consentait sous aucun prétexte à le laisser voir. Le pari avait donc chance de n’être pas réglé de longtemps, mais ceux d’Amboudivouhitra, qui voulaient leur bœuf, s’adressèrent au Fandzakana. On dénonça les agissements de Raketaka, on supplia l’administrateur de procéder à une enquête, pour savoir si l’enfant existait ou non, et faire cesser le scandale. Comme homme, l’administrateur sourit de l’histoire ; comme chef de district, il enregistra la plainte ; comme juge à compétence étendue, il ouvrit une enquête contre la femme X… pour pratique de sorcellerie. Et d’abord il ordonna que comparaîtrait en sa présence la nommée Raketaka avec son enfant. On envoya, pour la chercher, deux miliciens. Le lendemain soir Raketaka faisait son entrée dans le chef-lieu du district, portant sur son dos l’enfant du mystère. Il était tard, et M. l’Administrateur recevait ce soir-là. On remit à vingt-quatre heures la comparution. La femme, avec son fils, fut hospitalisée chez le gouverneur indigène. Elle eut soin de pisser dans le lit, pour marquer la présence d’un bébé en bas âge. Le matin, vers huit heures, on vint la prendre et on la mena aux bureaux du district. Le vazaha lui dit :

— Montre ton enfant ?

— Il est fady, même pour un vazaha, de voir mon enfant, répondit la femme, car c’est défendu par le Zanahary.

— Il faut pourtant que je le voie, insista-t-il, faisant signe à un milicien. Celui-ci enleva brutalement le lamba qui couvrait l’enfant, sans que Raketaka osât faire le moindre geste de protestation ; et le poupon supposé – une poupée informe – alla s’écraser par terre. La tête et le cou étaient en argile, le front se hérissait de poils roussâtres empruntés à la queue de quelque vache ; le corps et les pieds étaient en son cousu dans de la toile, les bras et les mains en terre rouge mêlée de suie. À la vue du monstre, tout le monde éclata de rire.

L’administrateur ordonna que le prétendu enfant fût exposé sur une table au milieu de la place, puis jeté dans les fossés du village. Raketaka pleurait à chaudes larmes, comme si son enfant était mort ; les gens d’Ambalatsiraka, rabattant leurs lambas par-dessus leurs oreilles, s’en allaient tête basse, cependant que leurs rivaux d’Amboudivouhitra ouvraient partout de turbulents kabary, en rejetant fièrement par-dessus l’épaule droite le coin de leur toge blanche. Ils racontaient à qui voulait les entendre la conception miraculeuse de Raketaka, son accouchement clandestin, les ruses qu’elle avait mises en œuvre pour faire croire à l’existence de ce bébé toujours muet. De la maison du gouverneur indigène, où la mère et le faux enfant avaient couché, un bourjane apporta triomphalement dans une soubika les déjections du petit.

Raketaka avait fabriqué des ordures d’enfant avec de la patate cuite colorée par du pollen de citrouille. Sauf l’odeur, c’était à s’y méprendre.

Pour éviter de perpétuer le scandale, l’administrateur décida que Raketaka ne retournerait pas d’un certain temps à Ambalatsiraka, et irait habiter dans le village de ses parents.

Pendant toute une semaine, on ne parla dans le district que du fils du Zanahary, ou de l’enfant d’argile, comme on l’appela désormais.

Or, voici que le huitième jour Raketaka, malgré la défense du Fandzakana, reparut à Ambalatsiraka : cette fois elle portait sur le dos un véritable enfant. Elle se mit à raconter que le Zanahary avait changé son fils en une poupée d’argile et de son pour empêcher qu’il ne fût vu par un vazaha, qu’aussitôt après il lui avait rendu sa forme première. Mais personne ne la croyait plus ; seuls les petits enfants écoutaient ses interminables kabary. L’administration, prévenue, envoya un milicien pour l’arrêter ; elle était déjà repartie, et demeura

sagement dans son pays natal, jusqu’à ce qu’on lui permit de retourner auprès de son mari.

Elle était devenue d’humeur chagrine et de caractère bizarre ; elle passait presque toutes ses journées enfermée dans sa case, à tisser des rabanes. Elle mourut jeune, ses frères et son époux affirmaient qu’elle était devenue folle, dans son chagrin de ne pas être mère ; mais les femmes du village, lorsqu’on parlait d’elle, pinçaient dédaigneusement les lèvres et détournaient la conversation. En leur for intérieur, elles gardaient une admiration profonde pour Raketaka qui les avait dupées, et elles regrettaient amèrement les piastres données jadis, pour obtenir la fécondité, à la mère de l’enfant d’argile.

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