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L’enfance à perte de vue

Créations, de l’infinité à l’unicité

A. Entre deux mondes

2. L’enfance à perte de vue

Nous avons vu que l'enfance dans les œuvres de NDiaye ainsi que Leduc ressortit à l'atemporel. En effet, d'une part nulle frontière tangible ne cloisonne les statuts suivant l'âge. Et d'autre part l'enfant tangue entre les époques, il ne s'inscrit exclusivement dans aucune tranche temporelle. C'est un être prophétique qui se situe à l'orée du futur puisqu'il l'anticipe et le prédit ; un être antithétique qui, bien qu'adulte, est pétri par et dans le passé et que les réminiscences (qu'il en soit l'auteur ou l'objet, par exemple Ralph dans les souvenirs de sa mère Nadia) placent et replacent dans l'enfance où le présent et le passé s'affrontent ; un être synchronique ou historique que le présent définit comme enfant ou dont l'enfance est reproduite (les narrations mises en abyme d'autres enfances se greffant à la trame principale). Il est ainsi soit plongé dans l'espace temporel, soit en émerge pour y être immergé, soit s'en émancipe et voit se profiler un monde jusque-là inexploré. L'enfant est ainsi au confluent des temps. Cela, tout en l’empêchant de s’amarrer à une terre, lui permet de se déployer, de se désamarrer au gré des vents, emporté par ses inclinations.

Cette envergure de la présence enfantine se déploie sur tout le champ textuel de nos deux auteures ; elle est foisonnement de formes, notamment nominative. Chez NDiaye, cette amplitude est palpable à travers l’éventail des désignations. L'enfant n'est pas unique, il est multiple, en attestent ses différentes appellations dans Papa doit manger : « mon oiseau »,

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« enfant », « enfant perfide », « petite méchante », « ma petite », « petit oiseau », « ma fille », « chères petites mortes », « mon enfant », « ma fille, ma toute petite », « mes chères belles petites cailles », « ma propre chair », « ma petite fille »1, etc. L’appellation est tout aussi primordiale chez Leduc car elle a rapport à la représentation des personnages d’une part et d'autre part à la langue. On souligne ainsi les traits du personnage ou on les efface.

« J'étais enceinte, ce soir-là, dans une loge du Théâtre de l'Athénée. Les zibelines, les visons, les parfums, les robes pailletées me renvoyaient à mon état. J'étais, près de chaque spectateur, un fruit réchauffé. On frappa les trois coups. Oui mon petit, oui, nous sommes au chaud l'un et l'autre ; toi au-dedans, moi au-dehors. Accord troublant, moment de la découverte : pas un geste, pas un mouvement. Modestie de mon cœur, de mon esprit, de toute ma personne, détente fructueuse ; ne pas lever les yeux, surtout ne pas lever les yeux, être prête, recevoir, garder, un faux mouvement, vous perdez votre enfant. Je mûris, je suis béate, je m'enrichis, mon cœur nourrit un fruit, mon esprit aussi. J'attends pour quand ? Pour maintenant. Je mets au monde un absent.2 »

Chez Leduc comme chez NDiaye, l'omniprésence de l’enfant s’exprime en ses différents états et manifestations. Il est universalité. Il est l’homme et la femme aimés. Dans cet extrait, en assistant à une pièce de Genet « Les Bonnes à l'Athénée3 », Violette donne naissance au tant espéré, l'"absent" étant Jacques, mais il aurait pu tout aussi bien désigner Hermine (« Denise Hertgès (« Cécile » dans Ravages, « Hermine » dans La Bâtarde), une institutrice qui avait partagé la vie de V. Leduc dans les années trente4. »). Cette dernière appelle, en effet, Violette par des qualificatifs enfantins, et réciproquement, notamment dans l’extrait suivant qui relève du passage relatant la scène du pont où il s’agit d’un long développement décrivant la réaction suscitée par l’invective qu’une femme a éructée au visage de la narratrice : « moi, si j’avais cette tête-là, je me suiciderais5. » (Il sera d’ailleurs question de cette scène du pont de la Concorde dans un chapitre ultérieur.)

« Elle léchait ma morve, je léchais la morve d’Hermine. - Mon petit…

- Ma petite… - Mon petit… - Ma petite…

Nous tournions, nous pleurions, elle m’appelait, je l’appelais mon petit, ma petite à l’infini. « Elle est venue dans mes bras. Elle sanglotait.

1. Marie NDiaye, Papa doit manger, p. 9,10,11, 12, 16, 19, 21 et 29. 2. Violette Leduc, La Folie en tête, p. 155.

3. Ibid., p. 154.

4. Violette Leduc, Correspondance 1945-1972, note de Carlo Jansiti p. 177. 5. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 221.

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- Partons mon bébé, partons. Tu auras ce que tu voudras. » 1

Les désignations ressortissant au monde de l’enfance sont également pléthoriques dans la bouche de Marc (ou Gabriel) puisqu’il use, pour s’adresser à Violette, de termes aussi foisonnants que dissonants tels que « bonhomme », « pauvre bonhomme », « mon petit don Quichotte », « mon petit bonhomme », mais encore « mon pauvre petit », « mon pauvre petiot », « enfant », « petit », « p'tit », « mon petit vieux », « mon vieux », « mon petit », « mon pauvre bonhomme », « ma fille », « mon vieux », « mon petit », « mon petit vieux »2. Ici les appellations sont marquées par une gradation qui signifie le passage d’un état d'enfance à celui de vieillesse. Marc reconnaît Thérèse sous des traits antagonistes, ces traits s'affaissant. L'enfance ainsi n'est plus vérité, mais image, elle est visions. Ainsi, les perceptions se superposent, à l’instar des surnoms, et les enfants se font au nombre des amants. Outre Jacques, Hermine et Marc, Isabelle est assimilée à l’enfant, d’autant plus chéri qu’il instaure un changement de statut, et partant un accomplissement : « J’ai eu un enfant, j’ai eu Isabelle qui m’a faite femme. Mon enfant, c’était elle3. » La passion se mue en gestation et enfantement, l'homme se conçoit, afin que l'absence se transforme en présence et que l’être aimé acquière consistance. Leduc et NDiaye ont la même représentation de la relation à l’amant, confondu avec l’enfant et intégré physiquement.

« Que voulait d’elle cet homme au regard clair et doux, accroché à son dos avec le poids supplémentaire de son enfant adorable, que voulait d’elle cet homme qui avait planté dans son flanc ses petites griffes indolores et dont elle ne pouvait plus, malgré ses ruades, se débarrasser 4? ».

Comme Violette porte Jacques, Norah porte Jakob, cet homme-enfant récalcitrant dont elle ne peut se délivrer, cet homme-fœtus dont la naissance provoque des spasmes dans le sein maternel, le ventre : « Et elle songeait à Jakob et aux deux filles survoltées et son ventre se contractait5. » Cet aspect est récurrent chez NDiaye étant donné que, non seulement Jakob sera représenté sous une image enfantine, mais aussi l’homme devenu l’amant de Malinka après son divorce avec Richard Rivière.

1. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 221 et p. 229.

2. Violette Leduc, relevés aux pages 55, 56, 62, 100, 197, 199, 269, 274, 275, 276, 200, 201, 272, 356, 361, 368, 426, 273, 274 de Ravages, page 297 de La Bâtarde.

3. Violette Leduc, Ravages, p. 61.

4. Marie NDiaye, Trois femmes puissantes, p. 35. 5. Ibid., p. 37.

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« Freddy Moliger était là, assis sur une chaise de la cuisine, devant une tasse de café au lait qu’elle lui avait préparée. Elle se tenait debout, appuyée à l’évier et le voyait se régaler, ajoutant du sucre, encore du lait, à la fois appliqué et morose, faussement dédaigneux comme s’il craignait, en montrant que c’était bon, qu’on lui enlevât sa tasse pour le punir de se pourlécher alors qu’il ne le méritait pas1. »

Ce personnage ambivalent accumule d’une part les dualités adulte/enfant, diabolique/angélique, et d’autre part il est à la fois l’immolateur et le rédempteur de Malinka qui trouve la mort par les mains de cet homme, et retrouve grâce à lui son identité en n’éprouvant plus le besoin de se cacher derrière le nom et la vie de Clarisse Rivière. Freddy Moliger, dont le prénom est par ailleurs porteur d’une connotation enfantine vu que c’est un diminutif, représente l’enfant abandonné – dont l’innocence lave les péchés de celle qui l’adopte, en l’occurrence Malinka – voire un messager dont le dessein expiatoire atteint une ferveur et un aveuglement tels qu’il finit par anéantir celle qui fut indigne à l’égard de la figure séraphine de sa mère. Nous voyons ainsi que la qualification enfantine participe d’une édification (diégétique), qui n’est guère arbitraire. Quant à la description, si anodine qu’elle paraisse, d’un homme buvant un café au lait gloutonnement car il appréhende, naïvement, qu’on le prive de son délicieux breuvage, elle sert en réalité le projet narratif que NDiaye élabore en amont de l’écriture du roman.

« Dans tous vos livres, on sent planer une menace. Écrivez-vous vos romans à partir de leur catastrophe finale ?

Oui, sans que cela soit bien précis au départ. Je sais que la construction du livre doit s'établir autour d'un noyau qui en sera la fin pour le lecteur mais qui, dans mon esprit, est au début de l'histoire. J'ai l'impression de tracer des cercles tout autour de ce secret, celui de la catastrophe, jusqu'à m'en approcher au plus près2. »

Tandis que NDiaye cultive autour de l’enfance de ses personnages un mystère dont quelques (et certainement pas tous) éléments de résolution ne sont apportés qu’à la fin du livre, Leduc envisage le motif enfantin avec une spontanéité et une bonhomie reflétée par la légèreté textuelle. Cet aspect aérien laisse apparaître sous des traits enfantins l’amour que l’on éprouve pour l’autre, ou l’amour-propre.

« Je titubais, je m'embrouillais dans mes pieds. Le village dormait sous sa coiffe de ténèbres. Satisfaite de ma journée, de ma soirée, de Fernand, je m'appelais mon petit coco, mon petit

1. Marie NDiaye, Ladivine, p. 114.

2. Camille Thomine, « Marie NDiaye : un beau roman peut être divers, confus, flamboyant. », entretien avec l’auteure, Le nouveau magazine littéraire, mensuel 572, octobre 2016.

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poussin, ma petite poulette. Je me regardai dans la glace, je vis la tête d'une femme qui commençait à réussir1.»

Leduc connaît enfin l’abondance dont elle fut privée en se livrant au commerce illicite pendant la guerre, en procurant notamment aux amis de Maurice Sachs du ravitaillement, victuailles obtenues avec l'aide de Fernand. « Il s’agit de Fernand Longlet, garçon boucher (…) qui avait fait du marché noir avec V. Leduc2 », « un joyeux garçon (…) devenu le chef d’une petite bande de trafiquants », à laquelle « Violette aime se joindre »3. La réussite de son trafic lui procure alors une fierté qu’elle exprime par des « appellations hypocoristiques (…) propre[s] à rendre une intention caressante4 » et affectueuse ; d’où l’autocomplaisance de la narratrice. La désignation permet ainsi de renouer avec soi-même, mais également avec les autres, notamment un chauffeur de taxi. L’enfance est donc porteuse d’expansivité, d’une extraversion compensatrice qui n’est pas toujours caractéristique d’une auteure ressentant souvent le rejet des autres.

"- Bonsoir monsieur.

- Bonne nuit ma petite dame

J'ouvrais la porte de l'immeuble, j'étais la petite dame d'un inoffensif. Je ne le reverrais pas5. "

Le qualificatif "petite" implique l'appartenance à, il instaure immédiatement un lien, établit une jonction. Le lien naît ex nihilo. La performativité du discours est d'autant plus accentuée dans le recours au qualificatif "petite", que le rapport surgit du néant. La plupart des personnages usent de termes infantilisants, quelque relation qu'ils entretiennent. L'humain chez Leduc est traduit par ces appellations devenant usage, toute autre désignation serait inauthentique, surfaite. En effet, chez cette auteure la perception du petit déteint sur tout le tissu vivant (incluant personnes, nature, objets). Tissu puisque entrelacé, enchevêtré (interdépendance des éléments), tissu puisque chaque fibre, chaque point y est discerné. L’écriture leducienne également va commencer à se tisser à sa première rencontre avec Sachs lorsqu'elle était secrétaire aux éditions Gallimard.

1. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 423.

2. Violette Leduc, Correspondance 1945-1972, note de Carlo Jansiti p. 300. 3. Carlo Jansiti, op. cit., p. 127.

4. Bernard Dupriez, op. cit., p. 301. 5. Violette Leduc, La Folie en tête, p. 71.

190 « Il reprit avec sa voix chantante :

- Vous m'avez écrit. Vous devriez écrire. J'en parlais à l'instant. Je poussai une sorte de cri d'effroi.

Il épongea son visage.

- Calmez-vous, mon enfant, dit-il. A plus tard, Paris m'attend et j'attends tout de Paris1.»

La désignation « mon enfant » n'est pas affectation verbale, parole mielleuse, elle est performative dans la mesure où « les effets suscités par les perlocutions sont de vraies conséquences, dénuées de tout élément conventionnel2 ». La verbalisation crée le lien à l'enfance et l'actualise. Un pont s'établit entre les personnages dont les dispositions se transfusent. L'autre se mue en prolongement de l'énonciateur dont l'inclination (l'« indulgence »), ou l'aspiration (l'écriture) se transmettent. Celui que l'on rappelle à l'enfance porte alors l'état, le projet de l'autre, et en devient le projet (puisqu'il en est alors la création), comme Leduc sera celui de Sachs, son incitateur à l'écriture.

« - Vous avez changé votre coiffure, me dit-il avec enjouement. Ça vous vieillit, ça vous va bien. Il rit et je ris plus fort que lui.

Sa bouche quand il riait ne voulait pas de la gaieté.

La pince tomba dans mon dos, mes cheveux tombèrent dans mon cou.

- Votre coiffure au bureau ! dit-il avec sa voix chantante. Nous avons déjà des habitudes ma chère enfant...

Il me mettait trop à l'aise3. »

L'appellation « chère enfant », semblablement affective devient effective. La désignation par le caractère enfantin ne relève pas d'un jeu, elle est vision, voire intériorisation de l'image de l'autre, en l'occurrence, du reflet de la narratrice qui est alors d’autant plus sûrement enfantin que le changement de coiffure confirme, en l'altérant, cet état de jeunesse. Ainsi, lorsque Leduc voit en un écrivain (nous verrons que cette perception par le prisme enfantin concerne Simone de Beauvoir, mais également Jean Genet ou Nathalie Sarraute) un enfant, la dénomination, la caractérisation n'est nullement fioriture, mais essence.

1. Violette Leduc, La Folie en tête, p. 285-286.

2. John Langshaw Austin, Quand dire, c'est faire, How to do things with words, introduction, traduction et commentaire par Gilles Lane, Editions du Seuil, 1970, p. 115.

191 « - Avec plaisir, ma chère enfant, me répondit-il.

Je n'avais plus l'âge d'une ‘‘chère enfant’’, mais c'était dit avec tant d'indulgence que j'en éprouvais aussi1.»

En effet, les maintes occurrences de « ma chère enfant 2 » établissent, comme étant évident et indéniable, l’état d’enfant ; les désignations concentrent le lien entre d’un côté le père et l’amant rêvé et de l’autre côté la fille transie d’un amour qu’elle veut intense, passionnel. D’où,

« Le coup de tonnerre : - Ma chère si vous voulez...

- Ne dites pas ‘‘ma chère’’. Je vous en prie, ne dites pas ‘‘ma chère’’3 ! »

« Ma chère. Pourquoi n'écrivez-vous pas, ma chère ? Quand on écrit les lettres que vous m'écrivez, ma chère... Ses formules mondaines, ses béquilles ; il faut que je le comprenne. Il a souvent l'âme infirme, Maurice Sachs. Pauvre jongleur qui a soif du potage des familles. Ma chère, ma chère. Il jongle avec sa tristesse4. »

L'appellation « ma chère » omettant le rapport à l’enfant est taxée d'affectation et d'afféterie, contrairement à celle qui invente, voire instaure un lien filial. L'enfance, bien que greffée, est adoptée, intégrée.

« - Pourquoi serais-je triste ma chère ? Dit-il.

J'avais abusé. Il me glaçait avec un ‘‘ma chère’’ affecté. Je voulais qu'il me dît : ‘‘Je suis triste parce qu'il est parti’’, je voulais violer l'intimité d'un homosexuel. Il me rejetait. (…)

- Vous regardez ma chère enfant. Qu'est-ce que vous regardez ainsi ? Dit-il sans lever la tête. - Vos initiales, dis-je tout bas.5 »

L'absence du terme « enfant » est rupture textuelle et actancielle. La désignation « enfant » est en effet assimilée à un pacte de fidélité narrative. En l'absence du lien établi par cette appellation, la transmission est rompue. Cela renforce ainsi le pouvoir de la dénomination qui outrepasse l'aspect représentatif et porte la sincérité textuelle. A l'inverse, l'emploi de « ma chère enfant » assure la continuité discursive et installe une connivence entre les deux instances actoriales. Cette complicité se traduit par un échange, y compris sensoriel (l'intensité du regard semblablement perçu intuitivement) entre les deux actants. On poursuit ainsi le sujet entamé.

1. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 249. 2. Ibid., p. 261.

3. Ibid., p. 401 4. Ibid., p. 304. 5. Ibid., p. 262-263.

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« - Charvet est le plus grand chemisier de Paris, ma chère. Nous irons choisir des cravates ensemble place Vendôme si bon vous semble.

C'était trop. Je me fâchai. Je me méfiais de sa proposition1.»

Puis la distance se réinstalle entre les deux personnages par le simple fait d'omettre le mot « enfant ». Le terme est investi de pouvoir, une puissance qui modifie non seulement l’orientation dialogique mais également la relation de Leduc avec Sachs qui semble avoir vogué au gré des désirs capricieux de ce dernier.

Les appellations réunissent non seulement les personnages, mais également le texte, ils relèvent de la charpente discursive. La référence enfantine émaille l’œuvre et finit par englober la plupart des personnages, principaux ou figurants, dont ce concierge.

« Je vois sa moustache en brosse de diplomate anglais. Elle est en bonne santé. Sa culotte grise est fourbue : c'est un fœtus2. »

Chez Leduc l'intertextualité est endogène et exogène. En effet, ses textes se lisent sous l'éclairage d'autres écrits, et à la lumière de passages entrecoupés et néanmoins inter- référentiels. Les sujets sont disloqués pour être mieux réunis au sein d'un ensemble en treillis. Leduc jette un pont solide dans et entre ses textes, comme ici son bras constitue un prolongement intergénérationnel et passionnel : « Je finis de lire le dernier cahier de Maurice assise sur la chaise de Gérard, ma main libre posée sur la paille de la chaise de Maurice3. » Ainsi, Leduc se met en lieu et place de Gérard4afin de se substituer, voire d'évincer cet enfant adoptif car « Gérard devient l’enfant de Maurice5 ». Elle désire donc être aimée comme une enfant pourrait l'être de son père : « Je demeurais une enfant dont il fallait s'occuper6. » Ce désir d'un état enfantin éternel, éternisé ferait écho au refus de l'appellation « ma chère » qui, dans la bouche de Sachs, rebute l’auteure par son maniérisme et sa fausseté, et ce contrairement à « ma

1. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 263. 2. Violette Leduc, L’Affamée, p. 28. 3. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 395.

4. Il s’agit de « Gérard Oppenheimer, le petit garçon juif d’Anceins » (Carlo Jansiti, op. cit., p. 122) dont la relation avec Maurice Sachs était pour le moins ambiguë. Protectrice ou désireuse, l’affection que ce dernier vouait à l’enfant était renforcée par l’amour de Gérard pour la littérature, et en particulier la poésie. Ce garçon qui a été « arrêté à Paris » (Ibid.), était un enfant « amaigri, boutonneux, disgracieux dans un long pantalon qui le vieillissait » (La Bâtarde, p. 439), un solitaire qui subissait l’absence de son père qui « a été emmené en Silésie », et la maltraitance de sa mère à cause de laquelle il « ‘‘ne mange pas à [s]a faim’’ » car « elle ne payait pas sa pension » (Ibid., p. 390) : « Je n'osai pas lui demander si Gérard était intelligent. Il l'était puisque ses possibilités de souffrance, à l'âge de douze ans, étaient illimitées. » (Ibid., p. 401.)

5. Violette Leduc, La Bâtarde, p. 396. 6. Ibid., p. 393.

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chère enfant » que ce dernier terme transfigure, la désignation devenant ainsi appropriée, naturelle, intime. Tandis que la première dénomination est affectée, la deuxième affectueuse. Cette empreinte de tendresse marque ces propos de Gérard Magestry, lors d'un dîner chez Leduc :« Votre tam-tam, mes enfants, devient fatiguant1. »

Le caractère hypocoristique associé à l’« emploi d’un ou de plusieurs lexèmes mélioratifs qui, au moyen d’une apostrophe, constituent le prédicat d’une assertion implicite dont le thème est l’interlocuteur2 » accompagne la plupart des personnages, tout en édifiant systématiquement leurs univers. Ainsi que nous l’avons vu, les mots doux sont générateurs de liens, entre autres temporels. En effet, par le truchement de ces désignations se crée un monde immuablement enfantin où tous les statuts se confondent, se rejoignent dans l'enfance, mais également à travers les âges ; cette dernière étant inséparable de la sénescence.

« ‘‘- Ah ! mes enfants’’...soupirait Cocteau.

Je le sentais épuisé. Cocteau n'était pas riche, il me posait des problèmes avec son hospitalité. (...)

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