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Si l’emprunt, plus ou moins codifié, à diverses langues et plus particulièrement à la langue française, tient une grande place dans les langues maternelles des algériens (arabe dit dialectal et berbère), sa fréquence semble être bien plus élevée dans les pratiques langagières de la jeunesse urbaine et plus particulièrement chez nous rappeurs. Ainsi, on peut remarquer une présence massive d’emprunts au français dans le discours de tous les rappeurs algériens, y compris chez les membres du groupe Double Kanon . Les membres de ce groupe revendiquent pourtant avec force leur qualité d’arabophones, allant jusqu’à reprocher à certains de leurs homologues l’usage de la langue française, ainsi qu’il apparaît dans une de leur chanson intitulée «

62 -Extrait de la chanson « L’arbiya » :

Paroles en AD Traduction en Fr

Ana ya shaybi Moi mon ami,

mich mel a’bed hadhiya je ne suis pas comme ces gens là Haja wahda bin ’iniya J’ai un seul objectif Nheb nchikh bel ’arbiya M’éclater en langue arabe

Kul lila yeah chaque nuit yeah

nchikh Anaya bel’arbiya je m’éclate, moi, en langue arabe

Il semble utile de rappeler que l’arabe dont il est question ici est l’arabe dit dialectal, la langue maternelle de la majorité des Algériens, une langue non écrite donc plus ouverte aux influences qu’exercent les unes sur les autres toutes les langues en présence sur le terrain. En effet, « il serait illusoire de croire que ce contact quasi- permanent n’ait aucune incidence sur les langues endogènes comme sur la «langue étrangère» dont l’école est chargée de transmettre la norme » (Benzakour, 2001 : 31).

C’est pourquoi, en dépit de leur prise de position explicite en faveur de l’usage de la langue arabe, on peut relever, dans le texte de Double Kanon, de nombreux contact de langue et positionnement identitaire : la langue métissée du rap algérien emprunts au français (en majorité des noms). En voici quelques exemples :

Mots en AD Traduction en Fr

Lcamiounat (les camions)

Mitrate (mètres)

malioun (million)

Branchi (brancher)

la priz (la prise)

63 cinima (cinéma) jurnen (journal) Mayu (maillot) makyaj (maquillage) turis (touristes) Ńomobilet (automobiles) bulvar (boulevard) blasa (place) talun (talon)

la gref (la grève)

La fac, la pub, etc. Comme on peut le voir, le degré d’intégration de ces

emprunts au système de la langue cible (ici l’arabe dialectal) est plus ou moins élevé.

Si certains termes semblent s’être totalement intégrés au système linguistique qui les a accueillis (par exemple «Ńomobilet», et «blasa» pour les noms, «branchi» pour les verbes), d’autres, malgré les modifications tendant à leur assimilation, gardent les marques de leur extranéité, notamment des phonèmes étrangers à la langue cible comme le «p» de priz, le «v» de bulvar ou le «u» de pub. Certains (la priz, la tili, la

fac, la pub, la gref) vont même conserver le déterminant (défini, dans la quasi-totalité

des cas) de la langue source. Toutefois, même si le degré d’intégration de certains d’entre eux est assez faible et que d’autres portent une assez forte charge culturelle exogène comme « mayu » (maillot), « makyaj » (maquillage) ou « la pub », tous ces emprunts semblent être perçus par les rappeurs de Double Kanon comme partie intégrante de leur langue maternelle à l’usage de laquelle ils exhortent leur public dans la chanson citée. Il faut savoir que Double Kanon est l’un des rares groupes à se

64 revendiquer comme exclusivement arabophone comme en témoigne l’extrait qui suit (Interlude, titre n° 9 de l’album Kondamné, Editions Soli Music, 1999) :

-Extrait de la chanson « Interlude » :

Paroles en AD Traduction en Fr

Ma nghenich en français Je ne chante pas en français

W ngulek khater Je vais t’expliquer pourquoi Double Kanon nta’ ccha’b Double Kanon appartient au peuple

Jami ken nta’ la tchatche Il n’a jamais pratiqué la tchatche Ma’mul lli ’aychin fi Algeria Il s’adresse à ceux qui vivent en Algérie

Lli karhu men had lehyet Et qui ne supportent plus cette vie Lli sufraw f had ddenia Qui ont tellement souffert ici-bas

W ana nchargi rap Moi, je charge le rap Kima neuf millimètres Comme un neuf millimètres

Balle après balle Balle après balle

Double Kanon iwelli maître Double Kanon devient maître (des mots)

Si l’on en croit les jeunes rappeurs qui disent s’adresser à « lli ‘aychin fi

Algéria» (ceux qui vivent en Algérie) et affirment « Ma n-ghenich en français » (je ne

chante pas en français), l’extrait qui précède serait donc exempt de cette langue et ce, malgré les nombreux emprunts à la langue française qui l’émaillent (« jami » : jamais, «sufr-aw» : ils ont souffert, «n-chargi» : je charge), et surtout, en dépit de l’alternance codique entre la langue maternelle et la langue française qui se manifeste dans la quasi-totalité des vers de l’extrait cité (comme d’ailleurs dans la quasi-totalité des textes du groupe).

Cette position tranchée des membres de Double Kanon, qui semblent considérer le métissage caractérisant leurs textes comme partie intégrante de leur langue

65 maternelle, révèle le degré d’appropriation de la langue française, investie dans toutes ses composantes et plus particulièrement dans son lexique. Ainsi, les unités lexicales empruntées à cette langue par l’arabe dialectal, voire même des segments entiers, déconstruits et reconstruits, intégrés au discours en langue maternelle, ne sont plus perçus par les locuteurs comme des éléments exogènes.

En précisant leur choix de, langue, l’arabe dialectal, et en désignant ceux à qui leur discours s’adresse, « lli ‘aychin fi Algeria » (ceux qui vivent en Algérie), lesr appeurs de Double Kanon témoignent du fait que « la langue que parle, que revendique l’individu comme étant la sienne, la vision qu’il peut en avoir en rapport avec les autres langues utilisées dans le même contexte, n’est pas seulement un instrument de communication, elle est surtout le lieu où se cristallise son appartenance sociale à une communauté avec laquelle il partage un certain nombre de conduites linguistiques » (Taleb-Ibrahimi, 1997 : 73).

C’est pourquoi l’inflation des emprunts dans ces mêmes « conduites linguistiques » peut être considérée comme « le reflet d’une appropriation socioculturelle de la part du locuteur qui se joue de la mixité pour marquer son identité entre «deux langues»» (Benzakour, 2001 : 39).

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