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La première problématisation du travail occasionnel concerne ses implications économiques. Certains réformateurs s’inquiètent des conséquences de cette forme d’activité pour le marché de l’emploi, l’industrie et le progrès technologique. Le travail occasionnel est

1 Eric LECERF, « Les Conférences internationales pour la lutte contre le chômage au début du siècle », op. cit.

2 Edmund FISCHER, Frauenarbeit und Familie, Berlin, Springer-Verlag, 1914.

3 Rosa KEMPF, Das Leben der jungen Fabrikmädchen in München, Leipzig, Topos Verlag, 1991.

4 Maurice HALBWACHS, La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, Félix Alcan, Faculté des Lettres de l’Université de Paris, 1913.

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alors critiqué en tant qu’obstacle à la marche vers la modernité économique. Cette critique naît d’abord en Allemagne au milieu du XIXe siècle, en même temps qu’au Royaume-Uni, avant d’être reprise en France lors de l’industrialisation.

Si William Beveridge, le réformateur le plus en vue sur le sujet, plaide pour la prise en charge publique du chômage par le placement, il la justifie en partie par son souhait de

decasualize (régulariser) les formes d’emploi atypiques. Dans sa défense des bureaux de placement, abondamment commentée à l’époque, la disparition de l’emploi occasionnel tient une place essentielle. Pour lui, le placement public supprimera l’activité des travailleurs occasionnels, mais au profit des chômeurs partiels : « là où 1000 individus vivaient mal », avec

des miettes d’emploi, « 500 vivront convenablement et 500 seront totalement privés d’emploi »

1. Son ouvrage est lu et commenté en France comme en Allemagne. Dans sa recension flatteuse,

Max Lazard souligne l’importance, en France aussi, du travail occasionnel, comme « la

gangrène qui ronge plus ou moins toutes les branches de l’industrie »2. Dans une France où le travail rural demeure majoritaire, le problème est circonscrit au secteur industriel. Dans l’espace germanophone, l’économiste Eugen Peter Schwiedland*, alors spécialiste du travail à domicile, l’introduit brièvement. Il explique que « l’idée fondamentale de l’ouvrage est l’insertion de bureaux de placement en Angleterre sur le modèle allemand et une stabilisation des purs travailleurs occasionnel »3. Au cours des conférences internationales de lutte contre le chômage, la question de la régularisation du marché de l’emploi est centrale. Les partisans du placement public saluent ainsi l’évolution vers un « contrat [qui] tend à devenir collectif » et remplace de « contrats de travail individuels faits à domicile, mystérieusement, sous la pression du besoin immédiat »4.

L’industrialisation est plus précoce en Allemagne et en Grande-Bretagne qu’en France. Aussi les préoccupations de rationalisation de la production sont-elles portées plus loin, sur les ports comme à l’usine. La durée d’utilisation des équipements ou le travail posté font leur apparition dans la grande industrie. Ils génèrent des préoccupations normatives chez les employeurs comme chez les réformateurs afin d’éliminer le travail occasionnel, inadaptés aux efforts de prévision désormais requis. À cet égard, l’emploi occasionnel est pointé du doigt

1 William BEVERIDGE, Unemployment : A Problem of Industry, op. cit.

2 Max LAZARD, « La lutte contre le chômage en Angleterre et sa nouvelle orientation. A propos d’un livre récent »,

op. cit.

3 Eugen SCHWIEDLAND, « Beveridge, W. H., Unemployment a problem of industry », Jahrbücher für

Nationalökonomie und Statistik, 1911, vol. 41, no 2, p. 283.

4 François PAGNOT, Max LAZARD et Louis VARLEZ, Les problèmes du chômage, Association nationale française pour la protection légale des travailleurs., Paris, F. Alxan, 1910., p. 132.

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comme inefficient . On le retrouve sous la plume de Max Weber* comme « antithèse de

l’activité stable »2. Forme archaïque, il est associé à l’artisanat indépendant ou au monde rural, encore majoritaires en France à la même époque. Dans un univers où l’emploi demeure peu conventionnel et concentré dans l’agriculture, la seule mention légale du travail occasionnel est la loi du 30 avril 1926, qui étend aux exploitations agricoles la législation sur les accidents du travail. Elle couvre ainsi les travailleurs occasionnels non-rémunérés dans l’agriculture (la famille ou les proches d’exploitants, qui aident sans statut salarié et sans lien de subordination régulier). Le travail occasionnel demeure cadré sous l’angle agricole.

La problématisation de l’emploi occasionnel repose donc sur son désajustement aux attentes de l’ère industrielle et au nouveau fonctionnement du marché de l’emploi. D’autant plus que le travail occasionnel est aussi considéré comme un stigmate professionnel, comme un signe d’inaptitude partielle des travailleurs3. Le contrat de travail, adressé aux meilleurs des

travailleurs, est même inventé contre ces « preneurs d’ouvrage »4. Un des avant-projets de Code

du travail, porté par le socialiste Victor Dejeante*, suggère même de distinguer les contrats

« professionnels » des contrats « occasionnels »5. Ces derniers n’auraient été applicables que

pour des ouvrages passagers et expireraient après leur accomplissement.

Certains réformateurs présentent le travail occasionnel comme une des causes du

chômage. Dès 1895, l’économiste Julius Wolf* juge que « ce n’est pas le travail qui manque,

mais son organisation qui fait défaut »6. Membre éminent du Verein für Socialpolitik, il assimile le chômage à l’inorganisation du marché de l’emploi. Des exemples ponctuels sont l’occasion d’exemples répétés. La vague de chômage qui frappe Francfort-sur-le-Main en 1902 est ainsi imputée par l’économiste réformateur Samuel Martin Altmann* à « l’hiver trop doux » qui prive « les travailleurs occasionnels de déblayer la neige ou porter du charbon »7. La fragilité de leur lien avec le marché de l’emploi conduit à une surexposition aux variations d’activité ou aux hasards climatiques. De manière plus théorique, le lien entre sous-emploi et

1 Malcolm MANSFIELD, Robert SALAIS et Noel WHITESIDE, Aux sources du chômage, Belin, 1994.

2 Max WEBER, Économie et société, Presses Pocket, Agora, 1995, no 1.

3 John WELSHMAN, « The Concept of the “Unemployable” », Economic History Review, 2006, vol. 59, no 3, pp. 578‑606.

4 Claude DIDRY, L’Institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016.

5 Discuté dans la loge maçonnique Union socialiste du Grand Orient de France, in George LEMARCHAND, Etude sur les lois du travail, Paris, Grand Orient de France. Loge union socialiste. Association amicale et fraternelle d’études sociales, 1904, p. 20.

6 Julius WOLF, Die Arbeitslosigkeit und ihre Bekämpfung : Vortrag, gehalten in der Gehe-Stiftung zu Dresden am 12. Oktober 1895 von Julius Wolf, Dresden, Zahn & Jaensch, Jahrbuch der Gehe-Stiftung zu Dresden, n˚ 2, 1897.

7 S. P. ALTMANN, « Arbeitsnachweis und Arbeitslosenversicherung auf der Versammlung des Verbandes deutscher Arbeitsnachweise vom 9. bis 11. Oktober 1902 », Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 1903, 25 (80), no 4, pp. 514‑529.

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chômage est argumenté par Louis Varlez*, directeur du fonds de chômage gantois, lors de la conférence internationale de l’Association nationale de lutte contre le chômage en 1910 :

« Le phénomène le plus apparent et le plus dangereux du chômage est moins le chômage complet de l’individu que le sous-employement (under employment). Pour accomplir les mille besognes incertaines et vagues d’une grande ville, il est nécessaire d’avoir un personnel deux fois trop nombreux, parce que la moitié des ouvriers se trouve toujours à un endroit où l’on en a aucun besoin. Toute organisation du marché du travail, réduisant la durée de la recherche du travail, amène immédiatement une diminution proportionnelle des journées de chômage pour ceux qui restent dans le métier »1.

Cette approche déductive, où le chômage est un produit du travail occasionnel, est disputée par l’approche corrélative, qui inverse la causalité. Elle est par exemple défendue par l’industriel britannique Seebohm Rowntree*, qui intervient à la première conférence internationale du service social pour démontrer que « les industries qui emploient une main d’œuvre occasionnelle présentent au total un chômage considérable »2.

Après la Première Guerre mondiale, les documents internationaux élaborés par les représentants gouvernementaux, les réformateurs et les syndicats dans le cadre de la Société des Nations portent l’emploi occasionnel à une échelle supérieure, tout en renouvelant son inscription dans le secteur portuaire. Ils construisent la question en problème international, essentiellement sous l’angle des difficultés économiques qu’il engendre, particulièrement épineuses pour construire une nouvelle organisation mondiale de l’emploi.

« Certaines occupations présentent un caractère discontinu (travail dans les docks, etc.). Le personnel qu’elles exigent varie d’un jour à l’autre, et l’on constate une tendance à la constitution d’une réserve de main-d’œuvre permettant de faire face à la demande la plus élevée qui puisse se produire. D’autre part, en marge de toute grande industrie, il y a, aux époques de presse, du travail pour diverses catégories de salariés : charretiers, portefaix et manœuvres de tout ordre. Ce surplus de main-d’œuvre demeure souvent sans emploi aux époques d’activité réduite : bien que se déplaçant plus facilement que la main-d’œuvre qualifiée, la main-d’œuvre non qualifiée a tendance à demeurer sur les lieux où elle a déjà pu s’employer, dans l’espoir d’un embauchage possible. »3

Ce rapport signale des pistes d’action publique propices à éliminer le travail occasionnel. Il s’agit de « l’organisation d’emplois successifs », ainsi que « la possession de petits biens

1 François PAGNOT, Max LAZARD et Louis VARLEZ, Les problèmes du chômage, Association nationale française pour la protection légale des travailleurs., Paris, F. Alxan, 1910.

2 Seebohm ROWNTREE, « La prévention du chômage », inPremière conférence internationale du service social. 8-13 juillet 1928, Paris, pp. 295‑309.

3Rapport sur le chômage. Préparé par le comité d’organisation de la conférence internationale du travail de Washington, op.cit., p. 19.

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ruraux ou le travail dans de petits métiers (…) ainsi qu’un système de recrutement mieux organisé ». Ainsi, à côté de la fixation rurale et de l’encadrement par une corporation, les bureaux de placement sont en première ligne de l’intervention publique pour fixer la main d’œuvre et l’adapter aux nouvelles exigences de l’ère industrielle. Il souligne également dans la partie spécifique au Royaume-Uni qu’avec la mise en place d’une assurance-chômage publique pionnière, « on ne s’est pas préoccupé uniquement d’assurer la subsistance du chômeur. Le système de cotisations appliqué dans le Royaume-Uni rend l’emploi d’une main-d’œuvre occasionnelle plus onéreux pour l’employeur que l’emploi d’une main-main-d’œuvre continue » 1. Ainsi, la naissance d’une assurance-chômage s’inscrit dans le projet politique plus vaste d’une normalisation de la main d’œuvre.

Face à l’exemple anglais, le rapport sénatorial français rédigé par Paul Strauss* en 1916 afin d’étudier la proposition d’un système public de placement expose les avantages de ce

dernier pour régulariser l’emploi. Il l’imagine capable « d’amener vers des industries encore

peu encombrées de nouvelles générations de travailleurs, d’atténuer les inconvénients du travail occasionnel et de faciliter la combinaison d’industries saisonnières les unes avec les autres »2. Ce n’est certes pas une éradication qui est à l’ordre du jour – l’enjeu semble moins virulent dans la France agricole – mais une réforme du travail occasionnel qui est souhaitée par une importation du placement.

Ils sont en revanche sous le feu des critiques dans L’Humanité lorsqu’ils contribuent à la

déqualification des postes, traités de « ramassis de travailleurs d’occasion, embauchés par les

patrons pour remplacer les ouvriers expérimentés », dénués de toute compétence technique et

sujets aux accidents3. De même, la presse sociale-démocrate allemande alerte sur les embauches

de travailleurs irréguliers, généralement étrangers ou militaires en stationnement, moins rémunérés que les travailleurs réguliers qu’ils remplacent4. La question du dumping salarial est au cœur des polémiques. En revanche, la critique sociale-démocrate allemande porte aussi sur la dépendance des travailleurs occasionnels vis-à-vis du travail complémentaire féminin. Les

1Rapport sur le chômage. Préparé par le comité d’organisation de la conférence internationale du travail de Washington, op.cit., p. 31.

2Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner la proposition de loi de M. Henry Chéron et plusieurs de ses collègues, relative au placement des travailleurs..., Paris, Annexe au procès-verbal de la séance du 5 décembre 1916, Imprimerie du Sénat, Impressions du Sénat, n˚ 454, 1916.

3 « Les chats-fourrés vont sévir », L’Humanité, 19 juin 1908, p. 1.

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travailleurs occasionnels sont à ce titre jugés responsables de la montée sur le marché de l’emploi d’une main d’œuvre féminine prête à travailler pour des salaires inférieurs1.