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L’Autre musique, « au soir de l’écriture »

1. Percevoir le sonore

5. L’Autre musique, « au soir de l’écriture »

Lorsque Pierre Schaeffer appelait le plasticien à le rejoindre dans le studio de la musique concrète, il imaginait que les notions de matières, de formes, de textures pourraient lui faire renoncer, non sans difficultés, à la note, à l’accord, à l’harmonie, au contrepoint et à la cadence. Sa mauvaise compréhension de la plasticité, contenue dans une sémiotique visuelle (pourtant M. Duchamp nous avait bien nettoyé les rétines) conduisait sa musique concrète vers des pratiques très figées, saisies dans des supports. Daniel Charles, me faisait remarquer, à la lecture de ma thèse, que la plasticité que je décrivais, bien qu’inscrite dans l’archéologie de la notion de ma discipline, s’accordait davantage avec les récentes découvertes scientifiques de la plasticité, en particulier celles de la plasticité du cerveau et de la manière dont les synapses s’adaptent, se reconfigurent, établissent de nouvelles connexions. Catherine Malabou propose

dans son livre La plasticité au soir de l’écriture (2005) une définition de la plasticité :

«Rappelons que selon son étymologie — du grec plassein, modeler — le mot “plasticité” a deux sens

fondamentaux. Il désigne à la fois la capacité à recevoir la forme [...] et la capacité à donner la forme. » (MALABOU 2005 : 25).

Somme toute les conséquences processuelles impliquées par le plastikos (l’argile) sont liées intimement au couple donner-recevoir. Mais Catherine Malabou rappelle à la suite de cette définition : « [...]mais il se caractérise aussi par sa puissance d’anéantissement de la forme. N’oublions

pas que le “plastic”, d’où viennent “plastiquage”, “plastiquer” est une substance explosive à base de nitroglycérine et de nitrocellulose capable de susciter de violentes détonations » (Ibid.).

Dès lors, la plasticité ne pouvait se résumer seulement à un «donner - recevoir», mais bien à un    trinôme noté [donner - recevoir – détruire] qu’une mise entre crochets permet de borner comme des moments intriqués d’un même mouvement. Cette formule fait de la plasticité un mouvement de transformation, de métamorphose, de labilité et de mutabilité en acte.

Les récentes recherches sur le cerveau ont fait apparaître une « plasticité » du cerveau, notamment la capacité qu’ont les synapses à modifier leur capacité de transmission. C’est ce qu’on a qualifié d’épigénétique, qui est, selon Malabou, à la lumière de Kant (MALABOU 2014), le point de contact entre nos concepts (et probablement nos affects) et l’expérience. Les synapses forment et reforment, sous l’effet de l’expérience et à partir de la mémoire des formes, des associations neuronales cérébrales appelées synodies par Henry Van Lier (2010). Ces synodies qui sont au bout de la chaîne biochimique, notre mémoire, nos représentations et nos raisonnements, sont soumises aux multiples réagencements que leur proposent les pratiques

signifiantes. La plasticité du cerveau, c’est « […] le travail incessant par lequel le cerveau élabore et

réélabore certaines de ses synodies, les accentue ou désaccentue, les interconnecte ou déconnecte, les clive ou fluidifie, les rend explicites ou implicites, en une véritable digestion ou comptabilisation bioélectrochimique, qui d’ordinaire procède par contagions et par sauts. [...] La plasticité configure les traces, les efface pour les former sans les rigidifier pour autant. » (MALABOU 2005 : 114). Cette

capacité « plastique » des synapses, engendrant-détruisant les synodies, correspond à une part d’indétermination de l’ADN : « La plasticité prend forme là où l’ADN n’écrit plus » (MALABOU 2005 : 112), c’est-à-dire que ce sont le milieu et l’action, la circonstance et la pratique qui écrivent dans l’homme ce que l’ADN ne peut écrire en amont. C’est l’épigenèse

qui est le moment plastique.

La plasticité prend forme là où l’ADN n’écrit plus : d’un point de vue esthétique et poétique

cette phrase me permettait de conforter une intuition. Le moment plastique, la plasticité, est un après de l’écriture, qu’elle soit en acte, en amont ou en aval du «discursif» ou du «    figural ». Elle se place à ce point de contact de l’expérientiel et du figural, permettant de réajuster, de reconfigurer, de chaque côté l’acquis et l’inné (j’utilise ce terme avec la plus grande vigilance, lui accordant la possibilité de décrire ce qui a été profondément inscrit dans un cerveau, se construisant du déploiement d’un code génétique, mais dont l’activation dépendra de l’expérience de son milieu). Pour le dire plus simplement, déplacée à notre champ de l’écriture du sonore et du musical, la plasticité vient au secours de l’écriture du musical et du sonore là où Danhauser n’écrit plus.

L’écriture musicale, comme surface sensible qui accueille les glissements et les heurts, les plis et les trous des sons, des images et des textes qui se confrontent, se mêlent et se

contaminent, s’augure à ce point de contact : celui d’un « percept-affect-concept » et de l’expérience, qui, à n’en pas douter érige encore un seuil et le point de penser une autre musique.

Comme je l’avais annoncé en avant-propos de cette synthèse, il s’agit bien de toute une cosmogonie qui est contenue dans la plasticité même. Cosmogonie comme modèle d’une cosmopolitique41 possible. La plasticité pense son milieu, la plasticité accueille tous les étants, la plasticité, indocile, remet sur le chantier les modalités d’habitabilité du monde. Elle n’écrit rien dans le marbre, elle « parfile » toutes les sphères fermées, auto-immunes d’une globalisation généralisée et régulée par les finances, conditionnant un monde sensible formaté, une esthétique colonisante, entêtante, possédante, régulant notre rapport au cosmos, au socius et à l’intime : parce que séjourner sur le seuil c’est casser des murs, c’est nomadiser l’oikos et penser le monde, y compris sensible (mais y en a-t-il un autre?) non pas en termes de partition (de partages, de  découpes et de frontières), mais de distribution42. Notre atelier est un modèle des cosmopolitiques sensibles possibles. Il conduit la recherche en art et avec l’art à une écopraxie : la fabrique renouvelable de l’ensemble de conditions favorables à la vie du groupe, le plus large possible, sans frontières et sans murs.

Nul doute que je n’étais pas concerné par l’étiquette cloisonante « art sonore ». Une approche plastique du sonore et du musical, qui prenait à bras le corps la plasticité et ces enjeux 41 Nous employons ce terme uniquement à la manière d’Isabelle Stengers, sans référence à Kant.

42 Je renvoie ici à la thèse d’Emmanuel Laroche, Histoire de la racine NEM_en grec ancien (1949), portant sur l’évolution de la racine NEM_ que l’on retrouvera dans nomade autant que dans nomos. Daniel Charles utilisera ce texte comme référence dans son ouvrage Musique nomade (Op.Cit.) et soufflera sa pertinence à Deleuze et Guattari pour Mille plateaux, notamment le chapitre 12 déjà cité dans cette synthèse : « traité de nomadologie : La machine de guerre ».

contemporains, élargissait les régimes d’historicités des arts plastiques, de la musique expérimentale, de la musique contemporaine et des pratiques d’une soi-disant culture « populaire ». Tout concordait à penser une autre musique possible. Une musique ouverte à toutes les altérités et à toutes les altérations (ces au-delà de l’écriture formatée d’une musique ethnocentrée). C’est cette autre musique que je me proposais de partager, après ma thèse, avec d’autres plasticiens, d’autres compositeurs et d’autres chercheurs en sciences sociales en créant le laboratoire « L’Autre musique » et la revue en ligne du même nom que j’allais diriger avec Célio Paillard.

L’Autre musique n’est pas une bannière sous laquelle pourraient se reconnaître certains artistes sonores. Au contraire, les artistes-chercheurs de L’Autre musique (tous ceux qui d’une manière ou d’une autre ont soutenu et partagé notre engagement) veulent questionner toutes les mises en forme micropolitiques dominantes et les «traits de visagéïté» prêt-à-porter qui    musèlent la recherche en art. Le double dièse, l’étendard de l’Autre musique, est le symbole du nomadisme scientifique et artistique qui porte les projets de L’Autre musique. À l’image des « intercesseurs» deleuzien, ce double dièse nous rappelle la nécessité d’un engagement dans une  pensée en mouvement. L’Autre musique c’est l’autre, l’altérité autant que l’altération : condition

sine qua non pour être sur le seuil et éprouver les mouvements, les passages, les confrontations.

Ce sont les pratiques d’artistes-chercheurs nomades et expérimentaux qui font le projet de L’Autre musique. D’une part, les problématiques abordées par chaque numéro43 ne sont pas 43 La revue « L’Autre musique » a été soutenue par la faculté d’arts plastiques de Paris I-Panthéon Sorbonne, d’abord par l’UMR8218 IDEAT, puis par l’institut ACTE, UMR aujourd’hui EA 7539. La revue a publié 5 numéros (à raison d’un numéro tous les deux ans) à partir des axes de recherche suivants (dans l’ordre de publication) : « Charnel », « Circonstances », « Engagement, résistance et usage social », « Bruits » (incluant les actes du colloque « Bruits » organisés par l’école Nationale Supérieure Louis Lumière et l’Institut Acte) et

des problématiques pour lesquelles l’analyse a été faite, une fois pour toutes, mais des lignes de recherche. De ce fait, chaque numéro est réactualisé et peut se trouver enrichi de nouveautés. D’autre part, les artistes-chercheurs de l’autre musique mettent un point d’honneur à éprouver, sur le terrain, les problématiques qui leur ont paru importantes à soulever pour les pratiques des arts sonores contemporains. L’idée porteuse du projet L’Autre musique peut se condenser dans la proposition d’une écopraxie dont la conceptualisation doit beaucoup à l’écosophie de F. Guattari et de G. Bateson. La racine «éco» est entendue ici dans son acception grecque     oïkos :

maison, habitat, milieu naturel, environnement. Les artistes-chercheurs de L’Autre musique émettent l’hypothèse que la pratique artistique, dans la mesure où elle n’est pas soliloque, permet de lutter contre les standardisations des comportements, les fossilisations des subjectivités et les hermétismes sociaux. En effet, les artistes-chercheurs de L’Autre musique, conscients de la plasticité inhérente à toute construction humaine, veulent réinsuffler cette plasticité à tous les niveaux de la vie. C’est une alternative aux tentatives de domestication de toutes sortes pour contribuer à l’écriture, sans cesse renouvelée, de cartographies existentielles, à la fois mentales et sociales. Les artistes chercheurs de L’Autre musique proposent détendre leurs axes de recherches dans les domaines suivants :

la création artistique

Les artistes-chercheurs de L’Autre musique sont ouverts à toutes les altérités. Leurs créations sont nécessairement transdisciplinaires et polyartistiques. Prennant toute la mesure du milieu qui voit naître leurs œuvres, ils restent disponibles à l’ensemble du processus de création : les esquisses, les ratures, les échanges, les rencontres. Enfin, les artistes-chercheurs de L’Autre « Partitions ». Tous les numéros sont disponibles sur lautremusique.net. Le laboratoire, plus souple quant à son écriture, est disponible à l’adresse web : http://www.lautremusique.net/wordpress-2.9.1-fr_FR/wordpress/

musique cherchent des alternatives économiques à la production et à la diffusion de la création artistique. Ils sont conscients que le milieu de l’art contemporain est dépendant d’un certain système d’énonciation.

la recherche

Les artistes chercheurs de L’Autre musique, animés par la plasticité et nourris par l’esprit de décloisonnement, veulent proposer une recherche transdisciplinaire et polyartistique. Celle-ci reconnaîtra enfin les œuvres et tout le processus qu’elles engagent comme contenu scientifique recevable, au même titre qu’un essai ou qu’un article. Les artistes-chercheurs de L’Autre musique cherchent aussi des alternatives aux formes scientifiques imposées et souvent incompatibles avec la pratique de l’art lui-même.

la transmission

Les artistes-chercheurs de L’Autre musique veulent remettre à tous les niveaux de l’enseignement artistique la pratique interdisciplinaire, comme l’un des enjeux fondamentaux de l’apprentissage et de la constitution des savoirs. Les écoles doivent rester des lieux ouverts, rendant possible l’écriture dynamique de cartographies existentielles, proposant de nouvelles façons d’habiter le monde.

Ainsi, le projet L’Autre musique s’est déployé dans des expositions et des concerts pour lesquels j’ai fait un travail de curation en accord avec nos lignes de recherche : une Carte Blanche au Théâtre Berthelot (Montreuil) en 2012, un LAMREMIX à l’Abracadabar (Paris) en 2013, une forme proposant exposition, débat et performance lors de L’Autre musique#3 RMX :

programmation internationale aux Petits Bains (Paris) pour Shades of Noises en 2017, deux soirées « Extended Score », proposant aussi des créations internationales, organisées au Cube, Centre de création numérique (Issy-les-Moulineaux) en 2018, l’exposition Matière Noire :

Partitions étendues à la galerie Planète Rouge (Paris) à laquelle fera suite l’exposition L’horizon des évènements en 2019 à la galerie Aponia (Villier-sur-Marne).

Ce travail de curation et d’autres modalités moins académiques sont pour moi aussi importantes dans la manière de mener mes recherches. Ainsi depuis 2016, je m’occupe aussi de l’antenne radiophonique L’Autre musique sur R22 radio Tout-monde pour laquelle j’anime

L’autre émission qui propose à des chercheurs en sciences sociales et à des artistes de confronter

leurs problématiques et leurs méthodologies de recherche (voir ici par exemple). Parce que la plasticité, si elle permettait d’envisager d’autres modalités de rencontres transdisciplinaires défendues dans ce projet, permet aussi de questionner la figure de l’artiste-chercheur et de la recherche création : ma proposition pédagogique d’accompagnement de la recherche.

II. LA RECHERCHE-CRÉATION AU RISQUE D’UNE SÉMIOTIQUE