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L’atypisme en sciences humaines : une étude de la différence

Dans le document Les oubliés de la recommandation sociale (Page 38-43)

L’atypisme (ou phénomène de la différenciation) a été largement étudié dans les sciences

humaines et sociales. C’est en sociologie que l’on trouve le plus de références à ce phénomène, ainsi

que de multiples études sur la catégorisation des différentes formes d’atypisme [Merton, 1968,

Cusson, 1992, Ogien, 1995]. En philosophie, la question de la marginalisation de l’individu et des

conséquences sur sa place dans la société sont également en lien direct avec le phénomène que

nous étudions [Wittgenstein and Ogden, 1921].

2.1.3.1 Un même phénomène, plusieurs points de vue...

Les personnes atypiques sont considérées de différentes manières en fonction du domaine dans

lequel elles sont traitées. Déviants, marginaux, anormaux, atypiques, etc., autant de termes pour

faire référence à ces personnes différentes des autres et que l’on ne parvient pas correctement à

caractériser. Mais quelles sont les nuances cachées derrière chacune de ces formulations ?

Partons de la définition officielle du terme atypisme du dictionnaire Larousse

20

pour éclairer

ce point.

Atypisme

nom masculin

Absence de conformisme relativement à un modèle que l’on prend comme référence.

Tout ce qui n’est pas conforme à un modèle servant de référence est alors

consi-déré atypique. Dans cette thèse, nous avons pour principal objectif d’identifier et de mieux

servir les utilisateurs possédant des préférences spécifiques ou atypiques en vue d’un système de

recommandation sociale. L’aspect social de l’atypisme est donc prédominant pour le problème

des GSU. Il existe un terme issu des domaines de la psychologie et de la sociologie qui s’adapte

mieux à notre problème : la déviance

21

.

Déviance

nom féminin

Position d’un individu ou d’un groupe qui conteste, transgresse et qui se met à l’écart de règles

et de normes en vigueur dans un système social donné.

Trois conditions sont nécessaires pour qu’une personne soit considérée déviante [Mucchielli, 1999a] :

1. l’existence d’une norme sociale

2. l’existence d’une observation qui transgresse cette norme

3. l’existence d’une stigmatisation de cette transgression

20. http ://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/atypie/6335 21. http ://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/déviance/24988

Ces trois points représentent chacun des champs de recherche pour les sciences humaines telles

que l’histoire [Massin, 1998, Duby, 1995] ou le droit [Robert et al., 1997, Mucchielli, 1999b] pour

la définition des normes, ainsi que la philosophie [Wittgenstein and Ogden, 1921, Bergson, 2012],

la psychologie [Amblard et al., 2011, Gosling and Ric, 1996] ou enfin la sociologie [Maunier, 1929,

Becker, 1985] pour la définition des différents types de déviance et l’analyse de leurs

stigmati-sations. La transdisciplinarité de ce sujet implique un grand nombre de manières de le définir.

Nous essayons dans cette partie de rassembler un maximum de points de vue sur le sujet et d’en

synthétiser les idées.

Norme sociale, entre pluralité et relativisme

La norme correspond à une standardisation arbitraire des comportements propres à chaque

société s’appuyant sur des codes sociaux, culturels, ethniques, législatifs, ou encore moraux. Il

existe donc plusieurs normes et un même individu peut être déviant par rapport à une norme et

non déviant par rapport à une ou plusieurs autres normes.

Les mentalités évoluent et cela impacte les normes. L’évolution des normes due aux progrès

techniques ou à l’évolution des croyances religieuses et politiques en sont un très bon exemple.

Dans nos sociétés occidentales, il y a encore seulement une centaine d’années, l’avortement était

un crime jugé particulièrement cruel et sévèrement puni [Duby, 1995], la mendicité était un

dé-lit qui pouvait conduire un sans abris à une peine de prison accompagnée de travaux forcés

[Damon, 1998], etc. Le temps et l’évolution des mœurs sont donc à l’origine d’un changement

des normes qui sont alors relatives au temps.

Aujourd’hui encore, la norme sociale, par exemple en matière d’avortement, est très différente

en fonction du pays dans lequel on se trouve. Il existe donc également un relativisme géographique

qui s’applique à la norme sociale.

Enfin, les normes sociales sont également relatives au contexte précis de la situation dans

laquelle un individu est jugé. Un individu vêtu intégralement de couleur verte est déviant toute

l’année, sauf le soir de la Saint Patrick, où il est de coutume de porter du vert (dans certaines

cultures).

Pascal écrivait : « le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place

entre les actions vertueuses » [Pascal and Faugère, 1897]. La déviance d’un individu peut donc

s’appliquer à de nombreuses normes qui varient en fonction de l’époque et du lieu dans lequel on

se trouve.

En considérant la diversité de ces normes sociales, chaque personne est déviante vis-à-vis d’au

moins une norme. Il est donc nécessaire de préciser la norme selon laquelle un individu est jugé

déviant.

La déviance sous toutes ses formes

Au travers de la définition sociologique de la déviance (section 2.1.3.1), nous avons pu voir

qu’elle représente un comportement ou une attitude qui transgresse ou conteste les normes en

vigueur. La déviance peut être individuelle, lorsqu’un seul individu dévie de la norme, ou

col-lective, lorsqu’ils sont plusieurs à le faire conjointement. Les individus qui respectent les normes

sociales peuvent quant à eux considérer les déviants comme une menace à l’intégrité de la société

et vont les stigmatiser. Il existe trois grandes formes de déviance [Ogien, 1995] :

1. La délinquance. Cette forme de déviance caractérise les transgressions des normes sociales

définies par la loi. Cette définition est la plus couramment utilisée dans les domaines du

droit et de la criminologie. Le contexte de cette thèse ne permet pas d’aborder la déviance

sous cette forme. Nous n’explorerons pas d’avantage ce pan de la recherche sur la déviance.

2. La marginalité. Plus souvent abordée en philosophie et en psychologie, cette forme de

déviance s’applique si la norme est purement sociale ou religieuse et n’entraîne pas de

sanction juridique. Elle peut néanmoins mener à une stigmatisation du comportement

déviant et à l’exclusion sociale.

3. La variance. Il s’agit d’un simple écart du comportement qui n’est pas socialement

répré-hensible. Il peut être qualifié "d’excentricité" ou "d’originalité".

L’ensemble du travail réalisé dans cette thèse s’inspire des deux dernières formes de déviance

présentées ci-dessus : lamarginalitéet lavariance. Nous allons donc présenter plus en détails

ces deux formes.

Dans le domaine de la psychologie, la marginalitédes individus est considérée comme une

maladie, qu’il est possible de traiter, voire de soigner. Au travers de leur étude portant sur la

schizophrénie [Amblard et al., 2011], les auteurs ont montré que, bien que le comportement des

personnes atteintes de schizophrénie ne soit pas normal, il n’en est pas moins logique. Le

pro-blème lié à ce trouble du comportement porte alors sur la valeur associée aux idées des patients

et non pas sur la manière dont ils raisonnent. Cela implique qu’il est possible de comprendre

et de traiter les marginaux grâce à des méthodes plus subtiles que les méthodes cliniques. La

marginalité correspond donc parfaitement au type de déviance que l’on souhaite identifier dans

les données de recommandation sociale. Nous voulons identifier des utilisateurs qu’il est possible

de traiter, de manière à améliorer leur taux de satisfaction.

L’aspect logique du comportement humain a quant à lui été longuement abordé dans le

domaine de la philosophie, notamment dans les travaux sur l’identité de l’individu. Dans le

qua-trième chapitre de son ouvrage [Wittgenstein and Ogden, 1921], Ludwig Wittgenstein considère

que la pensée humaine est nécessairement logique, qu’elle a forcément du sens. Cela signifie que

même les pensées d’un individu marginal sont issues d’un raisonnement logique, et qu’il est

donc possible de les comprendre. En philosophie [Cabiria, 2011], être marginal signifie ne

pas être accepté par les principaux groupes sociaux. Le simple fait d’appartenir à un de ces

groupes permet à une personne de pouvoir se comparer aux autres membres du groupe, et ainsi

de profiter de leur influence. Ce support ainsi apporté par les autres permet à l’individu de

développer sa personnalité dans de bonnes conditions, et donc d’ajuster son comportement. La

philosophie considère alors qu’une personne marginale qui choisit de se conformer aux règles d’un

groupe social pour en devenir un membre change alors de statut et perd sa marginalité.

Cette définition semble indiquer qu’il n’est pas possible de regrouper des marginaux qui se

ressemblent, car si c’était possible, ils ne seraient pas marginaux. Il faut donc identifier les

utili-sateurs qui sont éloignés de tous les groupes d’utiliutili-sateurs.

Il existe donc plusieurs catégories de marginaux, tous très différents entre eux. Mais si un

individu n’est pas marginal au sens des définitions introduites par la psychologie et la

philoso-phie, il peut tout de même être déviant au sens de la sociologie sous la forme de lavariance. La

variance correspond à des modifications de certains comportements spécifiques qui n’entraînent

pas une dégradation de l’image de l’individu dans la société. On qualifiera alors l’individu

dé-viant d’excentrique ou d’original. A la différence des autres formes de déviance, l’originalité

est un point positif dans notre société occidentale actuelle [Weyers, 2012]. Cela implique la

vo-lonté de chacun de se démarquer des autres individus de la société, pour être considéré comme

original. Certains individus déviants au sens de la variance peuvent alors être des précurseurs

[Aleksandrova et al., 2016], qui influencent l’évolution des normes sociales.

Pourquoi certains individus font preuve de variance ?

Ce n’est plus un secret pour personne, la société occidentale est une société de

consomma-tion [Benson, 1994]. Dans son ouvrage sur l’appariconsomma-tion de la société de consommaconsomma-tion

britan-nique, l’historien John Benson décrit une société dans laquelle il y a un désir, au dessus de

tout, pour tout ce qui est moderne, nouveau, excitant et original. Les sociologues se sont alors

intéressés à la question de la distinction entre les individus et de l’ordre social ainsi généré

[Slater, 1997]. Slater appelle ici à une analyse sociale de la consommation. Par un résumé de

Dur-kheim [DurDur-kheim, 1895], Douglas [Douglas J. D., 1982] ou encore Bourdieu [Bourdieu, 1984a], il

montre le rôle des relations sociales et de l’ordre social. Notre utilisation, et pas seulement notre

achat, de biens matériels nous intègre dans un ordre social que nous rencontrons constamment

dans nos vies quotidiennes. Il va même plus loin en affirmant que les individus se démarquent des

autres individus du même niveau social en imitant les individus des niveaux supérieurs. C’est

principalement pour cette raison qu’il existe une très importante diversité de comportements

chez l’être humain socialisé. La sociologie défend donc l’idée que nous sommes définis par ce que

nous consommons. Nous verrons plus tard l’importance de cette vision dans la modélisation des

utilisateurs et de leurs usages.

2.1.3.2 Les motivations des travaux sur les déviants et le marginaux

A l’origine, l’objectif des études menées sur les délinquants et les marginaux était la

pro-tection de la population. Pour cela, les chercheurs étudiaient les conditions qui conduisent un

individu à la délinquance et à la marginalité, faisant preuve de compassion à l’égard des déviants.

Ce n’est que bien plus tard que les études sur les causes de la déviance de type variance se sont

greffées à ce domaine [Slater, 1997, Bourdieu, 1984a]. L’identification des causes de la déviance

permet alors d’une part, de prévenir l’apparition de nouveaux cas de déviance, et d’autre part,

de proposer des solutions pour améliorer les conditions de vie des individus déjà en situation de

déviance, que ce soit de la délinquance, de la marginalité ou de la variance.

2.1.3.3 L’atypisme en recommandation sociale

L’étude de la déviance, ou plus généralement de l’atypisme, dans les systèmes informatiques

s’inscrit dans cette même démarche. L’objectif est d’améliorer le service apporté par le système

informatique aux utilisateurs qui ont des besoins différents des autres utilisateurs pour respecter

leur droit à la même qualité de service que celui fourni aux autres utilisateurs. Le service apporté

à ces utilisateurs peut par exemple prendre la forme de recommandations. La prise en compte

du caractère atypique de certains utilisateurs d’un système de recommandation va permettre

d’améliorer la qualité des recommandations fournies par ce système.

Reprenons les trois éléments à l’origine d’une déviance, et appliquons les au FC :

— La norme sociale: La norme sociale est définie par les autres individus. Dans un système

à base de FC, la norme sociale est donc définie par les préférences des autres utilisateurs.

Cette norme peut être modélisée de très nombreuses manières, allant de l’utilisation de la

moyenne à la mise au point de modèle probabilistes décrivant la probabilité d’apparition

d’une préférence.

— La transgression: Il existe trois grands types de transgression : la délinquance, la

mar-ginalité et la variance. En recommandation sociale, la délinquance correspond aux

utilisa-teurs malveillants. Ces utilisautilisa-teurs ne sont pas le centre d’intérêt de nos travaux donc nous

ne détaillerons pas ce type de transgression. La marginalité correspond à la définition des

GSU, telle qu’elle est présentée dans [Claypool et al., 1999], c’est-à-dire qu’un utilisateur

marginal lorsqu’il n’appartient à aucune communauté d’utilisateurs. La variance concerne

les utilisateurs dont seulement certaines préférences bien ciblées l’éloignent de la norme

sociale. Sur des données de préférences, la marginalité et la variance sont très difficile à

distinguer. Les utilisateurs faisant preuve de variance n’appartiennent en général pas non

plus à une communauté d’utilisateurs, en raison de la variance de leurs préférences. Nous

avons vu que tout individu transgresse au moins une norme. En recommandation sociale,

cela signifie que nous avons tous au moins une préférence spécifique, même si elle n’est pas

connue du système. Nous devons donc mesurer le niveau de transgression des utilisateurs,

et les GSU correspondent aux utilisateurs qui transgressent le plus la norme définie par

les préférences des autres.

— La stigmatisation : Nous avons peu développé ce troisième et dernier point car la

stig-matisation des transgressions n’est pas directement le sujet de cette thèse. En

recomman-dation sociale, la stigmatisation des GSU correspond aux recommanrecomman-dations de mauvaise

qualité fournies aux GSU. La stigmatisation est donc une conséquence de l’atypisme et,

dans ce travail, nous avons choisi de nous intéresser aux causes de l’atypisme en

recom-mandation sociale pour empêcher cette stigmatisation des GSU.

Dans cette section, nous avons défini les notions en lien avec l’atypisme pour mieux

com-prendre notre problématique. Nous nous sommes inspirés de la définition originale d’un GSU

[Claypool et al., 1999] pour proposer la définition suivante d’un GSU qui sera utilisée dans la

suite de ce manuscrit :

Grey Sheep Users

Un GSU est un utilisateur qui n’est pas en accord ou en désaccord systématique avec

aucune communauté d’utilisateurs, en raison du nombre (relatif ou absolu) de préférences

spécifiques qu’il a exprimées.

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