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L’articulation des temporalités dans l’image photographique

PREMIERE PARTIE Quel référent pour la photographie latino-américaine ?

CHAPITRE 3 L’image comme lieu de révision L’image comme lieu de révision

3.3. L’articulation des temporalités dans l’image photographique

Les images créées en Amérique latine depuis la Conquête puisent dans différentes sources iconographiques et sont des témoins et des supports de l’imbrication                                                                                                                

293 Georges Didi-Huberman, L’image survivante, histoire de l’art et des temps fantômes selon Aby Warburg, Paris, Editions de Minuit, 2002, p. 55.

294 Ibid., p. 65.

  185 des temporalités. Comme le rappelle Jacques Le Goff, « la distinction passé/présent/(futur) est malléable et sujette à de nombreuses manipulations »295. Selon le contexte et les motivations qui les animent, les artistes articulent différemment ces différentes temporalités. Dans cette thèse, les images sur lesquelles notre analyse va porter sont issues de la photographie contemporaine. Les exemples précédemment cités, bien qu’ils ne soient pas toujours issus de la photographie, nous ont permis de montrer comment les images peuvent à la fois être le témoin et le support de relations tissées entre des temporalités différentes. Chacune de ces relations se donne néanmoins à partir d’un médium : « la présence des images s’explique en dernière instance par leur présence dans le médium ou par leur présence comme médium »296. Or, les spécificités du médium, celles qui relèvent de la technique et des supports, mais aussi celles de l’histoire de ses pratiques, sont des déterminants qu’il nous faut prendre en compte pour l’analyse des images. C’est pourquoi, l’articulation des temporalités ne peut être étudiée qu’en fonction des liens que les artistes établissent entre des références qu’ils manipulent avec et depuis un médium. Quels arguments théoriques nous permettent de montrer qu’avec la photographie les artistes sont susceptibles de produire des images manifestant une articulation signifiante des catégories passé/présent ?

Les réponses que nous allons donner à cette question vont nous permettre de préciser la méthodologie à partir de laquelle nous analysons les rapports au passé dans la photographie. Au-delà de la photographie, une distinction, déjà suggérée par les brèves analyses menées précédemment, peut d’ores et déjà être établie dans le champ des images. L’historicité des références et des formes esthétiques employées dans les images est un premier élément grâce auquel une distinction passé/présent peut être effectuée. En dehors du contexte strictement latino-américain, les images qui créent des anachronismes en faisant cohabiter des références et des formes esthétiques issues de temporalités distinctes sont très nombreuses. Toutefois, les réflexions menées dans les points précédents nous ont permis de montrer en quoi cette cohabitation soulève des enjeux particulièrement significatifs en Amérique latine. Le contexte actuel de vague mémoire et la démocratisation des sociétés latino-américaines accentuent d’autant plus la contemporanéité de ces enjeux. Pour les qualifier, les termes mémoire, histoire et passé reviennent sans cesse dans les discours. Jusqu’à présent, nous n’avons pas clarifié                                                                                                                

295 Jacques Le Goff, op.cit., p. 37.

296 Hans Belting, op.cit., p. 15.

  186 l’usage de ces termes. Sans compétence disciplinaire sur le sujet, c’est depuis les discours sur la photographie contemporaine que nous le ferons à présent.

3.3.1. Modalités plurielles des rapports au passé

Considérons un instant d’un point de vue pragmatique l’usage des termes mémoire, histoire et identité en partant des discours sur la photographie. On les retrouve dans les catégories thématiques des dernières grandes expositions de photographie latino-américaine : dans Mapas Abiertos par exemple, avec « histoires alternatives » et

« rituels d’identité ». Mais aussi dans América Latina 1960-2013, où la catégorie

« Mémoire et Identités » témoigne presque d’une implicature entre les deux termes.

Pour l’anthropologue Joël Candau, la distinction entre les deux termes n’a pas lieu d’être « tant ces deux notions sont liées »297. Le pluriel accolé au terme identité est un signe de l’hétérogénéité avec laquelle l’échelle « Amérique latine », indiquée dans le titre de l’exposition, est considérée. Quant au terme mémoire, le singulier renvoie plus à la mémoire comme rapport au passé qu’à la pluralité des histoires possibles de l’Amérique latine. Ainsi, la mémoire serait la condition d’accès au passé et les identités formulées grâce à cet accès seraient plurielles. Dans cet usage, le terme mémoire ne fait en effet pas référence aux mémoires collectives, mais à la mémoire comme activité permettant d’établir un lien avec le passé.

Quand on utilise le terme mémoire, il faut distinguer l’activité (remémoration et réminiscence) de son produit. En première instance, cette activité est individuelle, on parle alors de mémoire mentale, soit celle qui est « fondée sur les seules ressources du cerveau humain »298. Toutefois, lorsqu’un groupe d’individus mène ensemble cette activité, par l’intermédiaire d’un processus communicationnel, elle donne lieu à la production d’une mémoire collective. Dans le cadre de cette thèse, le terme mémoire est utilisé pour penser l’image comme support et/ou médium d’une mémoire qui peut être individuelle ou collective. Dans les usages discursifs de ces termes pour qualifier la photographie latino-américaine, l’expression « histoires alternatives » fait référence aux produits des mémoires collectives plutôt qu’à la mémoire comme activité. Toutefois, concernant les rapports entre mémoire individuelle et mémoire collective, les travaux du                                                                                                                

297 Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 114.

298 Ibid., p. 51.

  187 sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945) et du psychologue Paul Fraisse (1911-1996) ont montré comment ces deux types de mémoires sont interdépendants299. La mémoire individuelle se construit en effet autant à partir de nos propres souvenirs qu’à partir de ceux des autres. C’est pourquoi, pour Paul Rasse (s’inscrivant dans la réflexion menée par Maurice Halbwachs), la mémoire collective :

se nourrit de l’histoire individuelle ou collective, elle perpétue le passé dans le présent, mais en même temps se réorganise, pour chacun à chaque moment de son existence, de même que pour la société toute entière, en fonction des situations, des événements, des grands débats qui, à chaque époque la travaillent.300

Concernant la photographie latino-américaine, certains travaux sont menés à partir de l’énonciation singulière de l’artiste. Cette énonciation se traduit souvent par des autoportraits. Selon les références employées, ces travaux ont une portée qui peut être autobiographique ou collective. Quelle que soit cette portée, nous pouvons considérer que la valeur de ces travaux dépasse l’énonciation singulière qui les caractérise. En effet, l’introspection menée par l’artiste – à partir d’une mémoire individuelle – s’appuie sur une identification à une mémoire collective autant qu’elle prend part à sa construction. La distinction entre mémoire individuelle et collective s’effectue dans les images au regard des références convoquées ainsi que de la position d’énonciation de l’artiste. Par conséquent, l’artiste peut engager une démarche qui passe par un effort de remémoration individuel, mais qui mobilise des références collectives.

Nous avons donc distingué la mémoire comme activité et comme produit et mis en évidence l’interdépendance de notions de mémoire individuelle et de mémoire collective. Avant de nous intéresser plus particulièrement à la notion de mémoire collective, il nous faut étudier la modalité d’accès au passé que la mémoire comme activité suppose. En déclarant que la mémoire collective « se réorganise », Paul Rasse suggère en effet que la mémoire dispose d’une certaine plasticité. Or, qu’est-ce qui, dans la mémoire entendue comme activité, permet cette plasticité ?

                                                                                                               

299 Maurice Halbwachs :

- La mémoire collective [1950], Paris, Albin Michel, 1997.

- Les Cadres sociaux de la mémoire [1925], Paris, Albin Michel, 1994.

Paul Fraisse, Psychologie du temps, Paris, P.U.F., 1967.

300 Paul Rasse, « Traces, patrimoine, mémoires des cultures populaire », in ESSACHESS. Journal for Communication Studies, Communication and/of memory, vol. 5, no. 2(10) / 2012, p. 248.

  188 Partant des réflexions de Platon et Aristote, dans l’ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, (2000), Paul Ricœur montre bien comment, dans la philosophie occidentale, la mémoire est comprise comme condition d’accès au passé. La mémoire donne accès au temps en ce qu’elle permet d’identifier deux instants, l’un comme antérieur, l’autre comme postérieur. Dans la philosophie aristotélicienne, la mémoire est conçue comme affection (pathos) présente dans l’individu, mais sa référence se situe dans le passé, dans une absence, que Ricœur qualifie d’altérité. L’affection est empreinte tandis que le souvenir ou la mémoire en est l’image (tupos/eikon). Entre l’affection présente et l’altérité absente ou passé se développe une dialectique d’accommodation ou d’ajustement : « Ce qui est en jeu, c’est le statut du moment de la remémoration traitée comme une reconnaissance d’empreinte. La possibilité de la fausseté est inscrite dans ce paradoxe »301. Ces considérations empruntées aux premiers développements de la philosophie occidentale nous éloignent d’une conception positiviste de l’histoire – de cause à effet – et célèbrent la mémoire comme agent dynamique essentiel de l’histoire. Elles soulignent le fait que la mémoire est susceptible de produire différentes interprétations du passé.

Le sociologue et anthropologue Roger Bastide (1898-1974) s’inscrit dans cette conception lorsqu’il déclare : « tout souvenir, [est] à la fois du passé et du présent » et qu’il ajoute que « toutes les images de la tradition ne se ravivent pas, mais seulement celles qui sont en accord avec le présent »302. Une telle conception de la mémoire met en évidence la plasticité des rapports au passé qui peuvent être établis depuis le présent.

Loin de nous le projet de refaire l’exégèse des théories platonicienne et aristotélicienne, ces considérations nous permettent toutefois de relever l’intimité des liens entre les notions de mémoire et d’histoire. Or, si l’historien positiviste restreint la mémoire au champ des documents écrits, avec l’évolution de l’historiographie, la mémoire collective étaye ses présupposés historiques avec une bien plus grande diversité d’objets et de pratiques.

Les confusions relatives aux usages des termes mémoire et histoire résultent sans doute de l’enjeu éthique que manifestent aujourd’hui les usages du terme                                                                                                                

301 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 12.

302 Roger Bastide, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », in L’Année sociologique, vol. 21, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, pp. 65-108. Article disponible sur le site internet : http://classiques.uqac.ca/contemporains/bastide_roger/memoire_collective_socio_bricolage/memoire_coll ective_socio_bricolage.pdf, consulté le 20 novembre 2013, p. 32.

  189 mémoire et les expressions qui y sont associées : conflit de mémoire, effort mémoriel, demande/revendication mémorielle. Dans un contexte scientifique de remise en question des récits de l’Histoire, et dans celui, post dictatorial, de l’Amérique latine, le terme mémoire a été investi par de nombreux enjeux éthiques303. Ces enjeux éthiques relèvent, d’une part, d’une situation contemporaine qui permet aux mémoires collectives d’apparaître dans l’espace public : « Mais qui ne voit que l’usure de grands récits, nationaux ou plus généralement idéologiques, encourage la multiplication d’histoires particulières qui n’éprouvent plus le besoin d’être compatibles entre elles ? »304. Et d’autre part, ils relèvent également d’une fonction essentielle de la mémoire elle-même, à savoir sa capacité à réorganiser le passé en fonction du présent.

Cette capacité montre la ductilité de la notion de mémoire collective qui « loin d’être le partage spontané d’une expérience vécue et transmise, […] est une stratégie favorisant la solidarité et la mobilisation d’un groupe à travers un processus permanent d’élimination et de choix »305.

Les spécificités historico-culturelles qui, en Amérique latine, identifient une conflictualité du passé (frustration d’un passé ancien, métissages et surdétermination des événements récents) motivent les enjeux éthiques contemporains dont le terme mémoire est investi. Pour l’anthropologue Joël Candau, ces enjeux éthiques constituent un point de vue particulièrement intéressant pour l’étude d’une société : « les distorsions de la mémoire provoquées par les différents conflits du passé apprennent probablement plus sur une société donnée qu’une mémoire fidèle »306. Face à la conflictualité du passé en Amérique latine, il n’est ainsi pas étonnant que les artistes aient fait de la mémoire –                                                                                                                

303 Pour l’Amérique latine voir notamment, en français :

Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine, sous la direction de Luc Capdevila et Frédérique Langue, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

América, N° 30 : Mémoire et culture en Amérique latine : 8e colloque international du CRICCAL, sous la direction de Christian Giudicelli, Université de la Sorbonne Nouvelle -Paris III, 2003.

En espagnol, voir notamment :

Beatriz Sarlo, Tiempo pasado. Cultura de la memoria y giro subjetivo, Buenos Aires, Siglo XXI, 2005 et et concernant l’impact des enjeux éthiques de la mémoire sur l’art, les ouvrages de Nelly Richard : Política y estética de la memoria, Santiago de Chile, Editorial Cuarto Propio, 2004 & Utopía(s):revisar el pasado, criticar el presente, imaginar el futuro, Santiago de Chile, Edition Arcis, 2004 & Fracturas de la memoria. Arte y pensamiento crítico, Buenos Aires, Siglo XXI, 2007, mais aussi ceux d’Ivonne Pini parmi lesquels: Fragmentos de la memoria. Los artistas latinoamericanos piensan el pasado, Bogota, Edition Uniandes, 2001. Concernant la littérature, Fernando Ainsa : La reescritura de la historia en la nueva narrativa latinoamericana, San José, Facultad de Letras, 1995.

304 François Hartog, Jacques Revel, « Note de conjoncture historiographique », in Les usages politiques du passé, Paris, EHESS, 2001, pp. 16-17.

305 Joël Candau, op.cit., p. 110.

306 Ibid., p. 111.

  190 en tant que condition d’accès à ce passé – une stratégie (activité) et un objectif (produit) pour redécrire un contexte. Cependant, si la conflictualité du passé est un indice des distorsions de la mémoire, la notion de mémoire collective suggère déjà en elle-même ces distorsions, comme en témoigne les travaux de Maurice Halbwachs et de Roger Bastide.

En 1925, dans Les Cadres sociaux de la mémoire, Maurice Halbwachs met en évidence le caractère plastique de la notion de mémoire : « les divers groupes en lesquels se décompose la société sont capables à chaque instant de reconstruire leur passé. Mais […] le plus souvent, en même temps qu’ils le reconstruisent, ils le déforment »307. Remarquons que, si nous considérons généralement une société comme le corps collectif qui constitue une nation, Halbwachs ne décrit pas la société comme un corps homogène. Ainsi, dans la mesure où l’histoire prend usuellement la nation comme échelle de référence, il nous invite déjà à ne pas faire l’amalgame entre les termes histoire et mémoire, tout en soulignant que les rapports au passé ne sont pas le monopole de l’Histoire. Avec la mémoire, les différents groupes qui constituent une société sont eux-mêmes capables d’établir des rapports au passé. Quand Jacques Revel et François Hartog utilisent, l’expression « histoires particulières », on peut penser qu’ils renvoient aux histoires que les différentes mémoires collectives permettent de créer. Si la multiplication de ces histoires est le signe d’une décrédibilisation progressive de l’Histoire, elle est donc aussi le signe de la place prépondérante que les mémoires collectives ont pu obtenir dans l’espace public.

Roger Bastide analyse différemment la notion de mémoire collective et ses modalités de fonctionnement en précisant notamment sa relation avec la mémoire individuelle. Il a mené cette réflexion à partir d’une étude des rituels du candomblé au Brésil. Pour lui, la mémoire collective ne doit pas être conçue « comme conscience collective, mais comme système d’interrelations de mémoires individuelles »308. La notion de mémoire collective n’est donc pas la conscience d’un passé commun mais l’expression « d’une articulation, d’un système de rapports entre individus »309. Bastide souligne ici la dimension communicationnelle de la notion de mémoire collective en

                                                                                                               

307 Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, op.cit., p. 206.

308 Roger Bastide, op.cit., p. 32.

309 Ibid., p. 31.

  191 critiquant la définition d’Halbwachs, pour qui la mémoire collective serait l’indice d’une « perméabilité des consciences » :

Mais cette perméabilité ne peut expliquer que les phénomènes de fusion, dans lesquels les individualités se dissolvent. Or ce n'est pas impunément que les psychanalystes, après Freud et son instinct de mort, voient dans la fusion des consciences la mort des systèmes sociaux. Car un système ne fonctionne que par la communication entre ses membres, non par leur communion310.

Le vocabulaire employé dans cette citation évoque l’évolution des modes de compréhension de la notion de métissage. Cette évolution montre que les métissages et syncrétismes en Amérique latine, d’abord pensés en termes de fusion des différents apports culturels, sont aujourd’hui envisagés en termes de cohabitation parfois conflictuelle et contradictoire. Pour Roger Bastide, le syncrétisme religieux des rituels du candomblé au Brésil n’est pas le signe d’une fusion des apports culturels africains avec les apports portugais et américains. Il est le fruit de l’évolution historique d’un système de communication qui a su s’adapter à l’incomplétude d’un

« scénario cérémoniel »311original. La traite négrière et l’esclavage seraient les principaux responsables de cette incomplétude parce qu’ils auraient désuni certains des éléments de ce système de communication. Ainsi, les conclusions de Roger Bastide s’appuient sur des considérations historiques qui relèvent des spécificités historico-culturelles de la constitution des sociétés en Amérique latine.

Dans l’ouvrage, La pensée métisse, Serge Gruzinski étudie les métissages en Amérique latine et produit une analyse historique qui corrobore les réflexions de Roger Bastide. Décrivant les échanges qui suivirent la Conquête, il souligne les difficultés communicationnelles auxquelles sont soumises les relations sociales des différents acteurs en présence :

En multipliant les phénomènes de désorientation et de distorsion, la Conquête imprima à la communication entre les êtres une tonalité, une dynamique et des contraintes assez

                                                                                                               

310 Ibid., p. 29.

311 Ibid., p. 31.

  192 singulières. Elle est foncièrement « chaotique », au sens où tous les échanges qui s’y déroulent possèdent un caractère fragmenté, irrégulier et intermittent312.

Nous pouvons dégager de son analyse et des exemples sur lesquels elle s’appuie deux facteurs majeurs de ces difficultés : d’une part, la dimension coercitive de la colonisation, et d’autre part, l’incomplétude des traditions engagées dans ces relations,

« ce ne sont pas des “cultures“ qui se rencontraient, mais des fragments d’Europe, d’Amérique et d’Afrique »313. Les sociétés coloniales en formation se sont donc construites sur des systèmes de communication qui étaient déjà eux-mêmes altérés.

Enfin, les modes de compréhension et de représentation du monde de chacune de ces cultures ne pouvaient tout à fait correspondre. L’imposition de la culture ibérique (Espagne et Portugal) se heurtait à tous les problèmes qui relèvent de la traduction :

« Les aléas de la communication découlent de la barrière des langues et de l’impossibilité de faire coïncider terme à terme des univers conceptuels et des mémoires que tout séparait »314.

Le vocabulaire employé pour décrire les premiers temps de la colonisation se retrouve sous la plume de nombreux auteurs latino-américains dont nous avons commenté les théories (baroque, décolonial, hétérogénéité et hybridité). Pour décrire la complexité des cultures formées en l’Amérique latine, l’analyse historique recourt à ce vocabulaire : « Les individus et les groupes doivent tisser des analogies […] entre les bribes, les fragments et les éclats » ou « une aptitude à combiner les fragments les plus épars »315. L’incomplétude dont ces fragments sont le signe n’est-elle pas un indice de la carence épistémique que Severo Sarduy convoque pour argumenter en faveur d’une impossibilité de définir les cultures en Amérique latine ?

D’un point de vue historique, Roger Bastide montre que les rituels du candomblés se sont constitués avec et malgré une carence : « l’impossibilité de retrouver au Brésil, dans un même lieu, tous les acteurs complémentaires »316. Toutefois, l’analyse anthropologique qu’il mène part du présent. Si les rituels qu’il observe ont su s’accommoder de cette carence, il subsiste pour Roger Bastide une                                                                                                                

312 Serge Gruzinski, La pensée métisse, op.cit., pp. 81-82.

313 Ibid.

314 Ibid., p. 83.

315 Ibid., pp. 85-86.

316 Roger Bastide, Les religions africaines au Brésil, P.U.F., 1960, p. 342.

  193 conscience qui s’exprime par un « effort mnémonique », c’est ce qu’il nomme « la conscience des trous de la mémoire collective ». L’effort de mémoire ne consisterait pas tant à se réapproprier un contenu qu’à conserver et entretenir le système d’interrelations

  193 conscience qui s’exprime par un « effort mnémonique », c’est ce qu’il nomme « la conscience des trous de la mémoire collective ». L’effort de mémoire ne consisterait pas tant à se réapproprier un contenu qu’à conserver et entretenir le système d’interrelations