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L'art comme acte de foi

Dans le document Rupture et création (Page 98-113)

Chapitre 2 – Art et rupture

3. L'art comme acte de foi

Dans Éloge du quotidien, Tzvetan Todorov résumait son propos en disant que ce qui était à l'œuvre dans la peinture hollandaise, c'était ce qui était à l'œuvre dans l'art pictural en général, c'est-à-dire le fait que « le peintre peut élever au rang de beauté des éléments appartenant à la vie quotidienne ou aux sphères les plus basses de l'existence »60 et que par là, dans l'art se montrait « le triomphe de la subjectivité de l'artiste sur l'objectivité du monde »61. Mais ce triomphe n'est pas la proclamation de la toute puissance de l'ego de l'artiste, comme si celui-ci voulait colmater ses blessures en imposant sa volonté au monde de sa peinture. Il y a une négociation ; l'artiste négocie avec la réalité pour opérer une synthèse entre ce qu'il a à représenter et ce qu'il fantasme dans l'univers qu'il projette de représenter. C'est que l'artiste n'est pas un aliéné ni un fou, et il ne se réfugie pas dans un univers totalement virtuel. L'art est virtuel, en tant qu'il ouvre des possibilités qui ne sont pas encore actualisées autrement que dans l'œuvre, mais il est aussi réel, réel parce qu'il existe comme matériaux mais aussi réel parce qu'il a capté quelque chose de la réalité. Une œuvre est, en ce sens, une négociation entre le fantasme de l'artiste et la réalité à laquelle il est confronté.

Mais cette négociation n'est pas un simple entre-deux parce que si l'artiste révèle la beauté de la réalité en s'arrachant aux déterminismes sociaux qui le conduiraient à l'ignorer, sa capacité à imaginer un monde est un principe d'impulsion de la création qui génère le seuil de l'ouverture de l'œuvre et s'arrête dès l'instant où le tableau ou la composition musicale devient réalité. L'imaginaire, dit

Marcuse en prenant un vocabulaire freudien dans Éros et civilisation, est un rêve éveillé, et cet imaginaire « en tant que processus mental séparé naît de l'organisation du moi de plaisir dans le moi de réalité, mais en même temps, il est laissé derrière »62. Marcuse ajoute à ce propos que

l'imagination a une valeur de vérité propre, qui correspond à son expérience propre, celle du dépassement de la réalité humaine antagonique. L'imagination envisage la réconciliation de l'individu avec le tout, du désir avec sa réalisation, du bonheur avec la raison. Alors que cette harmonie a été rejetée dans le domaine de l'utopie par le principe de réalité régnant, l'imagination insiste sur le fait qu'elle doit et peut devenir réelle, que derrière la fiction réside le savoir.63

L'artiste reporte donc le terrain du conflit entre ses aspirations et la réalité antagonique dans un domaine virtuel. Ce n'est pas nécessairement consciemment qu'il est porté vers l'exploration esthétique, car le besoin d'art peut n'être aux yeux de l'artiste qu'un exutoire, une passion, un passe-temps ou une carrière, mais construire une œuvre par le biais des forces de l'imagination n'est pas une possibilité d'existence anodine, au même titre que le fait d'être ouvrier ou architecte, c'est plutôt « la protestation éternelle contre l'organisation de la vie par la logique de la domination » puisque « l'art oppose aux institutions répressives l'image de l'homme en tant que sujet libre ; mais dans les conditions de l'aliénation, l'art ne peut présenter cette image de la liberté que comme négation de l'aliénation »64 relève Marcuse en citant Adorno. Ce qu'affirme ici Marcuse, c'est que l'ordre, l'agencement de l'œuvre, procure du plaisir dans la mesure où la réalité douloureuse est dépassée dans l'acte d'ouverture du monde de l'art. La violence que la réalité exerçait sur l'artiste est dépassée par le geste de création qui ouvre les voies d'une réconciliation avec une réalité qui s'impose au sujet par ses principes de domination.

Dans le cadre de la peinture hollandaise, la domination est celle de l'ordre

62 Marcuse H., Éros et civilisation, Trad. J-G. Nény et B. Fraenkel, Les Éditions de Minuit, Arguments, 1963, p. 129. 63 Ibid., p. 130.

moral, celle de l'agencement social et économique qui force la constitution d'une réalité antagonique entre, d'un côté, l'espace commercial et, de l'autre, l'espace vertueux de la demeure où les actes les plus triviaux sont potentiellement condamnés par une morale valorisant l'élévation spirituelle vers des idéaux transcendant le monde matériel. Dans le cas de Fitzgerald, la domination est celle d'un monde plus contemporain, celui que critique justement Marcuse, un monde gouverné par le principe de rendement, et la fêlure de Fitzgerald est justement celle d'un homme jeté dans une tension douloureuse causée par l'opposition entre ses aspirations, son besoin de jouissance, et la nécessité de l'efficacité économique. Fitzgerald est de ceux qui ont cru (ou se sont convaincus de croire) à l'idéal imposé par sa société, principes moraux fustigeant toute tentative pour laisser exprimer le moi soumis à un principe de plaisir, et il a réalisé que cet idéal était caduque dès lors qu'il s'est rendu compte que « le plat qu'il avait devant lui n'était pas celui qu'il avait commandé pour la quarantaine », puisque ce qu'il avait pu obtenir en suivant l'ordre établi n'était pas conforme à ses aspirations. Le besoin d'exprimer les sentiments du moi, marque d'indignité pour les moralistes, relève l'écrivain, n'était point acceptable dans le cadre qui fut le sien, voire rendu impossible par les modalités de son existence qui ancraient son moi dans un modèle qu'il ne voulait pas et que le corps social l'avait conduit à désirer, pareil à ces « médecins surmenés [qui] meurent à la tâche, consacrant leur unique semaine de vacances par an à mettre de l'ordre dans les affaires de famille »65.

Que fait dès lors Fitzgerald pour dépasser sa situation ? Il représente, par l'écriture de ce texte, l'aliénation qui fut sienne, vérifiant en ce sens l'idée que Marcuse formulera : « pour être niée, l'aliénation doit être représentée dans l'œuvre d'art avec l'apparence (Schein) de la réalité comme réalité dépassée et maîtrisée »66. Nier l'aliénation, ce n'est pas l'ignorer, c'est se confronter réellement à elle en puisant

dans la réalité qu'elle impose la matière de la création, parce que la violence qu'inflige cette réalité ne découle pas de la réalité même mais de la manière dont nous vivons la confrontation entre la liberté du désir et ce qui est dogmatiquement prescrit par l'extériorité. Et même l'art s'intègre à cette réalité qui jette le moi dans le dilemme entre l'abandon de soi pour l'obéissance aux instances aliénantes et la nécessité de l'affirmation d'un moi de plaisir, car un courant artistique peut aussi s'intégrer au dispositif global de la domination dès lors que l'art est érigé en modèle de comportement et d'idéal d'action, dès lors que Manet ou Wagner ne sont plus des iconoclastes mais des symboles de la tradition. Wagner est devenu un classique de la musique, expression d'un bon goût, et les instances éducatives s'inquiètent de ne pas voir la jeunesse s'intéresser de plus près à une telle richesse, à un tel patrimoine culturel. Dès lors, l'art a perdu sa puissance révolutionnaire, il n'est plus l'expression d'un moi fêlé ou d'une révolte, il est tradition, c'est à ce titre que Marcuse dit que l'art n'existe que parce qu'il se nie et périt, puisque l'art qui reste est celui qui a été récupéré, sauf si cet art a encore quelque chose à opposer dans une société dans laquelle il subsiste. Wagner aurait-il été heureux de devenir un monument de la culture occidentale, un élément de proclamation des richesses d'une culture affirmée comme étant du « bon goût », c'est-à-dire du goût qu'il faudrait avoir ?

Assurément pas, si on se rappelle les mots de Richard Wagner dans son tract publié à Dresde en 1848 et intitulé La Révolution :

Je veux le détruire, cet ordre établi qui divise l'humanité, faite pour être unie, en peuples ennemis, en puissants et en faibles, en riches et en pauvres, qui donne aux uns tous les droits et n'en concède aucun aux autres, car cet état de choses fait qu'il n'y a au monde que des malheureux. Je veux le détruire, cet ordre établi qui transforme des millions d'êtres en esclaves d'une minorité et fait de cette minorité l'esclave de sa propre puissance, de sa propre richesse. Je veux le détruire, cet ordre établi qui dresse une frontière entre la jouissance et le travail. C'est par sa faute que le travail est devenu un fardeau écrasant, et la jouissance, une source de vice. Par sa faute, tandis que l'un sombre dans la détresse en raison

des privations, l'autre en connaît une semblable, mais en raison de l'opulence.67

Le royaume des dieux doit être incendié, cette violence doit être faite par l'art pour éradiquer toute violence exercée sur les individus par le biais des instances de domination. Rendre aux hommes le pouvoir de transformer le monde de manière individuelle, avec les autres, et non pour une minorité parmi les autres. La violence de Wagner n'est pas la fêlure de Fitzgerald, puisque là où ce dernier éprouve un malaise qu'il résout dans le choix d'assumer un égoïsme nécessaire, Wagner a une volonté politique dans son écriture musicale. Chez Fitzgerald, il s'agit de vivre pour lui et non pour des idéaux qui épuisent vainement l'individu, mais il partage avec les autres artistes le même malaise issu d'une confrontation malheureuse avec l'éthique de leurs contemporains, d'un renoncement aux idéaux qui ne sont plus les siens : « que les soldats soient tués et entrent tout de suite au Walhalla de leur profession. Car tel est leur contrat avec les dieux. »68 Fitzgerald ne croit plus aux faux-dieux qui gouvernaient le monde, des dieux aussi faillibles que le serait Wotan et que terrasse Wagner comme il aimerait terrasser le bourgeois. La rupture, c'est ici le fait d'avoir pris conscience de l'impossibilité d'une vie normalisée, du fait qu'elle n'est pas désirable puisqu'elle prescrit de la norme et non de la créativité ; la rupture est aussi le choc soudain découlant certes de la décomposition progressive de l'identité parce que la vie nous ronge mais venant surtout d'une rencontre avec tel écrivain, avec tel malheur ou avec telle réalité ambivalente qui nous fait réaliser que le cadre dans lequel nous étions inscrits ne suffit plus à contenir et à exprimer nos désirs. L'imagination s'anime et réclame le droit à l'expression libre, violence lui est faite et le scandale provoqué par l'imposition de cette réalité la force à la violence, à la violence par l'art !

67 Wagner R., La Révolution, Cité à partir d'un texte de Danielle Buschinger dans La chanson des Nibelungen, Trad. D. Buschinger et J-M. Pastré, L'aube des peuples, Gallimard, 2001, p. 94.

Et l'art peut tout autant prétendre au sublime de la Tétralogie qu’à l’expression du quotidien dans la peinture, il n'en demeure pas moins qu'il est l'expression d'un combat, d'un bouillonnement intérieur qui déborde du moi autrefois circonscrit par les paramètres du cadre social, par des idéaux auxquels il ne croit plus :

Un écrivain n'a pas besoin d'avoir de tels idéaux à moins de se les fabriquer, et celui qui vous parle a cessé de le faire. Le vieux rêve d'être un homme complet dans la tradition de Goethe-Byron-Shaw, doté d'une opulente touche américaine, une sorte de combinaison de J.P. Morgan, Topham Beauclerk et saint François d'Assise, a été relégué dans le tas de vieilleries à jeter – épaulettes portées un jour sur le terrain de football à Princeton et casquettes de régiment jamais portées en Europe.69

La société ne nous violente que le jour où nous sommes fêlés et où nous manifestons un comportement déviant ; et l’ordre moral exige que l’individu reste dans la droite ligne de ses prescriptions. Crier sa colère au monde peut conduire à l'enfermement, voire à un regain de force du processus d'aliénation, mais par l'art, l'individu peut, sous couvert de son imaginaire, ouvrir un autre monde possible en opérant une échappée dans un monde qui aidera l’écrivain à supporter la pression qui s’exerce dorénavant sur lui :

C'est dans son refus d'accepter comme définitives les limitations imposées à la liberté et au bonheur par le principe de réalité, dans son refus d'oublier ce qui « peut » être que réside la fonction critique de l'imagination. [...] Ce Grand Refus est la protestation contre la répression non-nécessaire, la lutte pour la forme ultime de la liberté : « vivre sans angoisse ». Mais cette idée ne pouvait être formulée sans sanction que dans le langage de l'art.70

« Sans sanction », l'expression est sans doute téméraire lorsqu'on voit le processus de censure à l'œuvre à chaque époque et dans différentes sociétés, censure par des instances politiques ou sanction du public, qui ne tolère pas qu'on s'écarte

des règles établies d'un art normé selon un modèle économiquement viable : l'art de la distraction ou l'art d'une dénonciation consensuelle. Mais l'art qui s'évertue à exprimer les forces de la vie encourt le risque d'une incompréhension ou d'un rejet qui souligne justement l'opposition que l'artiste inscrit dans l'espace social en déguisant la tension qui le traverse sous le phrasé de la poésie. Tarkovski ne cesse de le souligner dans son journal, Le temps scellé :

au cours de mon travail sur L'enfance d'Ivan, nous nous sommes heurtés aux autorités responsables du cinéma toutes les fois que nous avons tenté de transformer des liaisons de dramaturgie traditionnelle en liaisons poétiques [...] dès qu'une bribe de nouveauté était décelée dans la structure dramatique de mon film, ou un rien de liberté par rapport à la logique courante, j'avais droit à des remontrances affirmant que le spectateur avait besoin d'un récit au déroulement régulier, parce qu'il ne pourrait comprendre un film dont le sujet n'était pas clair.71

Or, de quoi dépend cette prétendue clarté, si ce n'est de la reproductivité, de l'habitude, de la production adaptée au discours dominant que le spectateur connaît puisqu'il y souscrit au quotidien ? Le créateur va nécessairement à l'encontre d'une norme esthétique ou morale en proposant de la nouveauté sur le plan de la forme comme du contenu de son œuvre, et il le fait parce que l'œuvre est l'expression d'une singularité de l'artiste dans la mesure où le besoin de créer provient de cette même singularité. Le désaccord entre le producteur et le créateur provient de là : le producteur attend que l'artiste produise pour les autres alors que l'artiste crée par rapport à son besoin propre, et si l'œuvre exprime un malaise vis-à-vis des structurations psycho-sociales dans lesquelles l'artiste est jeté, comment ne serait-elle pas instance de dérangement, voire de discorde ? L'artiste crée et exprime ce qu'il a vécu et le fait pour les autres, non pas pour les distraire ou les servir mais pour retrouver, dans la manière dont l'œuvre sera reçue, la possibilité d'une réconciliation.

C'est aussi en ce sens que l'art est parfois désigné comme dépourvu d'utilité, parce qu'il ne sert pas à quelque chose, il ne répond pas à un besoin de la société au moment où il est produit, il propose quelque chose d'inattendu, et l'utilité de l'œuvre est indirecte : elle peut engendrer un progrès dans la société, favoriser des prises de conscience, révéler les brouillards de Londres ou affirmer une morale progressiste qui sera intégrée au corps social, mais cette utilité n'est pas interne à l'œuvre, car elle découle de l'appropriation de celle-ci par le public.

Pour Tarkovski, l'art est espérance en tant qu'il ouvre des possibilités d'existence, reconduit les forces de la vie en montrant ce qui peut être au lieu de ce qui doit être. Le réalisateur perçoit le geste de création comme la possibilité de supporter la souffrance engendrée dans l'espace social. En ce sens, l'art est utile, est un moyen de retrouver l'autre parce qu'il est l'occasion pour l'artiste de partager un ressenti douloureux. La vie est souffrance, répète Tarkovski, et cette souffrance n'est pas seulement celle du corps malade ou de la mort, c'est aussi celle de la perte de conviction, la perte de foi, le risque d'être conditionné par un espace matériel normé et fermé qui ne permet plus de fécondation en jetant l'individu dans la reproduction et la répétition. Tarkovski souligne que « le temps est la condition d'existence de notre “moi”. Il est son atmosphère vitale. Il s'évanouit pour raison d'inutilité quand se rompent les liens entre la personne et les conditions de son existence. »72 L'art permet de retrouver le temps parce qu'il est l'occasion d'exprimer une tension vitale qui parcourt le corps maladif, souffrant de l'artiste ; la souffrance est ici la croix que porte tout créateur parce qu'elle nourrit sa créativité, et l'art qu'il engendre est à la fois l'expression de la violence qu'il subit au contact d'un corps social qu'il craint et de celle qu'il engendre dans ce même espace social en contestant les habitudes et ses acquis. Créer est un acte de libération par rapport à un passé qui pèse sur l'individu souffrant d'une attitude schizophrénique, perdu entre les positions qui pourraient

être les siennes et celles qu'on voudrait lui imposer, et c'est pourquoi Tarkovski affirme : « Il est impossible d'arriver à quelque chose en art sans se libérer totalement des préjugés »73.

La construction de l'œuvre est en ce sens une construction de soi, une découverte de la vérité, « sa » propre vérité en travaillant à résoudre les tensions inscrites dans la mémoire. Tarkovski reprend cette idée chère à Proust, et lorsqu'il affirme que la vérité cherchée est l'idéal, il ne prétend pas qu'il existe une vérité qui pourrait réconcilier tous les individus avec le monde, vérité dont l'artiste serait le prophète. Vouloir l'idéal, c'est ici simplement exprimer ce que l'individu créatif a vu comme possibilités d'existence, c'est affirmer la possibilité d'un autre système d'expression du moi, d'une autre manière d'exprimer ses idées, d'affirmer son identité, de se singulariser. Ce processus d'individuation n'est donc pas la proclamation de la découverte de l'universel mais plutôt un cri individuel tourné vers les autres, l'appel indiquant que l'œuvre d'art, expression d'une singularité, est la preuve matérielle qu'un autre monde est toujours possible. L'artiste est, pour Tarkovski, porteur d'espoir, pour lui-même et pour les autres. Il n'y a pas d'œuvre pour la société ni d'œuvre pour soi, l'œuvre n'a de sens que si elle est un don de soi aux autres dans la mesure où ces derniers y réagissent et renvoient à l'artiste la possible réalisation de son fantasme. Car dès l'instant où le spectateur a consenti et accepté le contenu de l'œuvre, il s'est laissé pénétrer par une singularité artistique qui pointe hors de l'espace inerte du monde quotidien ; il faudrait dire que le spectateur

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