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L’ARBRE NOCIF

Dans le document L'imaginaire de l'arbre dans le Zhuangzi (Page 196-200)

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4.1. Introduction

Ce chapitre porte sur l’étude d’un arbre dont le type, contrairement à la cédrèle, à l’ailante et au chêne, n’est pas spécifié. Nous tâcherons, au cours de notre analyse, d’émettre des hypothèses sur son espèce. Cet arbre se voit plus précisément désigné par le caractère mu ᵘ, qui signifie « bois » ou « arbre ». Il se singularise par trois éléments distincts et complémentaires : son aspect extraordinaire, les difformités de son bois ‒ cause de son absence de qualité ‒, et sa nocivité à l’égard de l’homme. Outre sa caractéristique d’être nocif, il présente des analogies avec deux arbres qui apparaissent dans les extraits B et C et qui ont respectivement été examinés dans les chapitres deux et trois, à savoir l’ailante et le chêne. Cet arbre fait tout d’abord résonance à l’ailante, dont le bois se voit pourvu de difformités qui le font considérer par les charpentiers comme dénué de toute qualité et dont Zhuangzi révèle le potentiel hors norme en suggérant à son ami de le planter dans le pays du « rien » pour flâner sans agir à ses côtés, s’ébattre librement et se reposer à son ombrage1. Il rappelle également le chêne, dont l’envergure s’avère tout aussi extraordinaire2 et le bois d’aussi mauvaise qualité3, ce qui lui vaut d’être dédaigné par le maître charpentier Shi4.

L’arbre nocif apparaît dans un extrait du chapitre quatre, « Dans le monde des hommes » (Ren jian shi Ӫ䯃ц), qui sera désigné par la lettre « D ». L’extrait D réitère

1 « օн⁩ѻᯬ❑օᴹѻ䜹ˈᔓ㧛ѻ䟾ˈᖧᗘѾ❑⛪ަڤˈ䘽䚉Ѿሒ㠕ަл ? » (Zhuangzi zhuzi suoyin 㦺ᆀ䙀ᆇ㍒ᕅ, Xianggang 俉⑟, Shangwu yinshuguan ୶उঠᴨ佘, 2000, 1/3/9).

2 « ަབྷ㭭ᮨॳ⢋ˈ㎌ѻⲮഽˈަ儈㠘ኡॱԎ㘼ᖼᴹ᷍ » (4/11/21-22). 3 « ᮓᵘҏ » (4/11/24).

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l’extrait C dans les grandes lignes et de façon plus condensée. De manière analogue, l’extrait D se distingue des trois premiers dialogues du chapitre quatre qui mettent en scène des hommes discourant sur la meilleure façon d’obtenir un bon gouvernement, soit par voie de conséquence de réaliser la meilleure société possible. L’extrait D, a contrario, évoque l’image d’un arbre qui à la fois se dresse en dehors de toute norme sociétale et constitue une nocivité pour les hommes. Ce contraste entre, d’un côté, le désir de réaliser la société parfaite, et de l’autre, un arbre transgressif et même nocif, singularisé en outre par des caractéristiques hors norme telles qu’un aspect merveilleux, se voit renforcé par le second segment narratif de l’extrait D. Tandis que le premier est marqué par l’arbre nocif, qui s’illustre par la pleine floraison de ses dispositions innées, le second dresse le portrait succinct du malheur d’arbres dont le bois s’avère utile aux hommes. L’extrait D fait ainsi ressortir une opposition entre, d’une part, un arbre qui s’épanouit grâce à son inutilité, et même, bien plus, à sa nocivité, et d’autre part, des arbres qui meurent prématurément en raison de leur utilité.

Nous commencerons par décrypter l’extrait D en mettant l’emphase sur trois caractéristiques de l’arbre nocif : sa difformité, sa nocivité, et le fait qu’il se dresse en dehors de toute norme sociétale. Puisque c’est sa difformité qui assure sa longévité, et donc sa croissance hors du commun, la deuxième partie de ce chapitre se focalisera sur le

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champ sémantique du monstrueux en puisant dans les chapitres intérieurs du Zhuangzi des passages qui mettent en exergue la valeur cachée de la difformité.

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4.2. Il aperçut un grand arbre qui avait quelque chose d’extraordinaire

ই՟ᆀ㏖䙺Ѿ୶ѻшˈ㾻བྷᵘ✹ᴹ⮠ˈ㎀倏ॳ҈ˈ䳡ሷㅃަᡰ㊏DŽᆀ㏖ᴠ : « ↔օᵘҏૹ ? ↔ᗵᴹ⮠ᶀཛ ! » Ԡ㘼㿆ަ㍠᷍ˈࡷᤣᴢ㘼нਟԕ⛪Ἇằ ; ؟㘼 㿆ަབྷṩˈࡷ䔨䀓㘼нਟԕ⛪Ἢ‘ ; ⑞ަ㩹ˈࡷਓ⡋㘼⛪ۧ ; ௵ѻˈࡷ֯Ӫ⣲ 䞢ˈйᰕ㘼нᐢDŽᆀ㏖ᴠ : « ↔᷌нᶀѻᵘҏˈԕ㠣ᯬ↔ަབྷҏDŽఏѾ⾎Ӫˈ ԕ↔нᶀ ! » ᆻᴹ㥶∿㘵ˈᇌᾨ᷿ẁDŽަ⨉ᢺ㘼к㘵ˈ≲⤉⥤ѻᶉ㘵ᯜѻ ; й ഽഋഽˈ≲儈਽ѻ哇㘵ᯜѻ ; гഽޛഽˈ䋤Ӫᇼ୶ѻᇦ≲ڽ㘵ᯜѻDŽ᭵ᵚ㍲ ަཙᒤˈ㘼ѝ䚃ѻཝᯬᯗᯔˈ↔ᶀѻᛓҏ5DŽ

Nanbo Ziqi6 flânait sur la colline de Shang. Là, il aperçut un grand arbre qui avait quelque chose d’extraordinaire. Des milliers de quadriges auraient pu s’abriter à son ombre. Ziqi se demanda : « Quel est cet arbre ? Il doit avoir des qualités extraordinaires ! » Levant la tête et examinant ses petites branches, il vit alors qu’elles étaient tordues, sinueuses, et qu’on n’aurait pas pu en faire des poutres faîtières ou horizontales. Abaissant le regard et considérant son grand tronc, il découvrit qu’il était courbe, noueux, et qu’on n’aurait pas pu en faire7 des cercueils intérieurs ou extérieurs. Léchant une de ses feuilles, il en eut la langue brûlée au point d’en être blessé. La humant, il plongea dans la folie et l’ivresse pendant au moins trois jours. Ziqi dit : « Ses fruits sont ceux d’un arbre sans qualité, ce qui lui a permis d’atteindre une telle grandeur. Hélas ! Sous cet angle, le mystique8 non plus n’a pas de qualité ». À Song, il y a une ville du nom de Jingshi, propice [à la croissance] des catalpas, des cyprès et des mûriers. Ceux que deux mains parviennent à enserrer sont abattus pour faire des piquets auxquels on attache les singes. Ceux de trois à quatre

wei9 de tour sont abattus pour faire des poutres faîtières destinées aux [maisons] des nobles. Ceux de sept à huit wei de tour sont abattus pour faire des cercueils extérieurs ou intérieurs destinés aux familles des riches marchands de haut rang. C’est pourquoi ces arbres n’ont pas encore atteint leur durée naturelle et meurent prématurément sous la cognée. C’est le malheur inhérent à la qualité.

L’extrait D comporte, comme nous l’avons mentionné en introduction, deux segments narratifs distincts et complémentaires : le premier met en scène un arbre qui se singularise

5 4/12/8-16.

6 Nanbo Ziqi paraît, outre le chapitre quatre, dans deux autres chapitres. Au chapitre 24, il rend son corps semblable à du bois mort (gao mu ῱ᵘ) et son cœur à des braises éteintes (si hui ↫⚠). Dans le chapitre 28, il est présenté comme le ministre de la guerre du roi Zhao ᱝ de la principauté Chu ᾊ.

7 Chen Guying note que l’expression binomiale zhou jie 䔨䀓, que nous avons rendu par le terme « faire », désigne en particulier le découpage (fen lie ࠶㻲) du cœur du bois (mu xin ᵘᗳ) ou des veines du bois (mu

wen ᵘ㓩), ce qui signifie que les outils des charpentiers, du fait de l’aspect courbe et noueux du bois, ne

parviennent pas à segmenter et à extraire son cœur (Chen Guying 䱸啃ᓄ, Zhuangzi jin zhu jin yi ᒴᆀӺ⌘ Ӻ䈁, Beijing ेӜ, Shangwu yinshuguan ୶࣑ঠᴨ佘, 2012, p. 161, note 4).

8 Si nous avons choisi de traduire shen ren ⾎Ӫ par « mystique » plutôt que par « homme divin » ou « saint », c’est tout d’abord du fait que ces termes sont connotés religieusement. C’est également du fait que le sage du Zhuangzi, comme nous l’avons en particulier démontré dans le chapitre deux, a pénétré le champ de la mystique.

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