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L’apport épistémologique de l’interactionnisme symbolique

1.4. Une approche interactionniste du travail créateur

1.4.1. L’apport épistémologique de l’interactionnisme symbolique

L’interactionnisme symbolique s’inscrit dans la tradition sociologique de Chicago119 et

se veut être un « cadre cohérent et rigoureux approprié à une analyse microsociologique120 »

ainsi qu’un « état d’esprit [davantage qu’une] adhésion à des dogmes121 ». Mon objectif étant

de saisir les rôles du compositeur dans le cadre de processus collectifs de création musicale, l’orientation épistémologique de la sociologie interactionniste s’avère fort utile. En effet, une prémisse de ce courant est de considérer avant tout l’action d’acteurs vivant ensemble en société (« l’objet de la sociologie est le fait que les gens font des choses ensemble122 »). Par conséquent,

117 Becker, Les mondes de l’art, p. 33-34. 118 Hughes, Le regard sociologique, p. 61.

119 Pour Erving Goffman, la dénomination « interactionnisme symbolique » n’est qu’une « étiquette ayant réussi à s’imposer » et pour Becker, les principaux auteurs associés à l’interactionnisme symbolique ont « peu en commun hormis leur souci de ‘concepts sensibles’ (sensitizing concepts), leur approche inductive de la recherche empirique, et leur intérêt pour le ‘monde naturel de la vie quotidienne’ », Le Breton, L’interactionnisme symbolique, p. 45. Ces positions ne sont pas surprenantes venant des pères de la labelling theory – la théorie de l’étiquetage. En 1937, Herbert Blumer est le premier à employer les termes « interactionnisme symbolique » et, dès ce moment, il est conscient de leur caractère réducteur : « The term « symbolic interactionism » is a somewhat barbaric neologism that I coined in an offhand way in an article written in MAN IN SOCIETY […]. The term somehow caught on and is now in general use », dans Herbert Blumer, Symbolic Interactionism, Englewoods Cliffs, Prenctice-Hall, 1969, p. 1.

120 Le Breton, L’interactionnisme symbolique, p. 45-46.

121 Jean-Michel Chapoulie, « La diffusion de la sociologie interactionniste en France », dans Marc Perrenoud, Les

mondes pluriels de Howard S. Becker, La Découverte « Recherches », 2013, p. 197.

122 Marc-Henry Soulet, « La substance de la méthode. Commentaires sur Le Travail sociologique. Méthode et

substance », dans Marc Perrenoud, Les mondes pluriels de Howard S. Becker, La Découverte « Recherches »,

la principale tâche du sociologue est de « rendre compte de l’ensemble des interactions par lesquelles [le] caractère partageable de la réalité a été construit123 ».

Ce courant de pensée tire ses origines au début du XXe siècle des travaux de philosophes

et de sociologues, tels que John Dewey et George Herbert Mead124. Leurs idées connaissent un

succès d’abord en circulant de directeurs de recherche en étudiants, se développent plus largement à travers les États-Unis, puis connaissent une diffusion internationale125. On distingue

une « première École », allant de 1918 à 1935, et une « seconde École » active de 1940 à 1960 – c’est davantage à cette dernière qu’est associé l’interactionnisme symbolique et qui a vu un nombre important de chercheurs états-uniens y être associés, comme Everett C. Hughes, Howard S. Becker, Robert R. Faulkner, Erving Goffman, Anselm Strauss et Eliot Freidson. La période transitoire entre les deux Écoles voit la publication de l’ouvrage Symbolic Interactionism126 où son auteur, le sociologue Herbert Blumer, explicite les fondements du courant. Le sociologue Jean Poupart les résume en ces termes :

[P]our comprendre les manières d’agir ou de penser des acteurs, il faut d’abord et avant tout appréhender le sens qu’ils donnent à leur réalité. […] C’est donc au travers des relations avec les autres, que ces relations soient individuelles (face à face) ou collectives (les rapports entre les groupes), que les acteurs découvrent, négocient et produisent le sens qu’ils donnent aux choses de même qu’ils développent leurs perspectives. Les significations, à mettre en rapport avec les « situations réelles », sont susceptibles de se modifier en cours d’action127.

Les notions d’acteur, d’interaction et de sens sont en effet intimement reliées puisque, selon le paradigme interactionniste, ce sont les acteurs eux-mêmes qui « produisent le sens qu’ils donnent aux choses […] à travers les relations avec les autres ». L’interactionnisme symbolique tire son titre du fait que le « processus d’interaction est symbolique128 ». Le paradigme du

123 Soulet, « La substance de la méthode », p. 202-203.

124 Jean Poupart, « Tradition de Chicago et interactionnisme. Des méthodes qualitatives à la sociologie de la déviance », Recherches qualitatives, vol. 30, no 1, p. 179.

125 À ce sujet, je réfère le lecteur à Chapoulie, « La diffusion de la sociologie interactionniste en France », 2013. 126 Blumer, Symbolic Interactionism, p. 2.

127 Poupart, « Tradition de Chicago et interactionnisme », p. 187. 128 Le Breton, L’interactionnisme symbolique, p. 7.

« problème » à la fois social et musical du métier de compositeur129 est cohérent avec

l’orientation interactionniste puisqu’il implique de voir l’acte créateur, non pas comme une fatalité, mais comme le fait d’un ensemble de choix négociés par un compositeur et des directeurs artistiques130. Certes, le compositeur n’est pas entièrement libre de ses faits et gestes

puisqu’il est contraint par des dynamiques sociales (le rapport au pouvoir et à l’autorité, par exemple) et par des contraintes techniques, matérielles et esthétiques. Ainsi, le compositeur est davantage contraint que déterminé. Dans L’interactionnisme symbolique, le sociologue et anthropologue David Le Breton écrit :

Pour l’interactionnisme l’individu est un acteur interagissant avec les éléments sociaux et non un agent passif subissant de plein fouet les structures sociales à cause de son habitus ou de la « force » du système ou de sa culture d’appartenance. […] [L]’interactionnisme valorise les ressources de sens dont il dispose, sa capacité d’interprétation qui lui permet de tirer son épingle du jeu face aux normes et aux règles. […] Le comportement individuel n’est ni tout à fait déterminé, ni tout à fait libre, il s’inscrit dans un débat permanent qui autorise justement l’innovation. […] Doté d’une capacité réflexive, il est libre de ses décisions dans un contexte qui n’est pas sans l’influencer131.

Le compositeur doit constamment conjuguer ces contraintes extérieures avec son style musical propre et les contraintes qu’il s’impose à lui-même132. La réalité n’est donc ni chaotique,

129 Pour compléter ma justification de mon utilisation du concept de « problème », en page 12 de ce mémoire, je précise qu’il ne s’agit pas d’un problème d’ordre « macro » sociologique comme le sont la « pauvreté, [la] maladie mentale, [la] prostitution, [la] discrimination raciale, [la] délinquance, [la] criminalité [ou le] suicide » (Poupart, « Tradition de Chicago et interactionnisme », p. 188) dont font face de vastes groupes sociaux. Le problème relatif à la catégorie professionnelle de compositeur de cirque se situe davantage à l’échelle « micro », voire du « méso » sociologique, si l’on compare ce problème à d’autres disciplines artistiques connexes, comme le compositeur de musique de danse ou de théâtre, par exemple.

130 L’étude de variables indépendantes de l’action des compositeurs reste envisageable. Comme le souligne Jean Poupart, « [a]ucune perspective théorique, aussi éclairante soit-elle, n’est suffisante pour saisir en totalité la complexité des phénomènes sociaux. Par exemple, les analyses interactionnistes s’avèrent particulièrement riches lorsqu’il s’agit de comprendre de quelle manière les institutions contribuent au façonnement des trajectoires et des identités, mais elles ne nous éclairent pas toujours avec autant d’acuité lorsqu’il s’agit d’examiner les variables structurales susceptibles d’affecter ces mêmes trajectoires », Poupart, « Tradition de Chicago et interactionnisme », p. 181.

131 Le Breton, L’interactionnisme symbolique, p. 46-47.

132 Dans le souhait de définir la catégorie professionnelle de compositeur au cirque à travers l’exercice du métier, il faut prendre en considération le « style » propre à chacun : « Derrière chaque division du travail se profile une hiérarchie de positions qui engagent des manières d’être dont les individus sont les acteurs avec leurs styles propres », Ibid., p. 74.

ni inévitable, mais négociée133 entre plusieurs acteurs. Les concepts de la sociologie

interactionniste sont utiles pour saisir le caractère collectif de la création musicale au cirque puisqu’ils outillent le chercheur à considérer, dans l’analyse des interactions, la confrontation entre les motivations personnelles, les contraintes extérieures, les rapports d’autorité ainsi que les processus de négociation et d’ajustement ; ce qui implique de considérer le métier de compositeur et d’analyser le discours de ce dernier surtout, mais pas seulement134, en lien avec

la direction artistique et donc comme le résultat d’actions réciproques plutôt que comme le fait d’un travail strictement individuel135.