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L’apogée et la chute

Chapitre 1. L’apogée et la chute comme moteur narratif commun

1.4. L’apogée et la chute

Dans des mondes défavorables, nous suivons des vies constituées d’une apogée, de petits échecs de plus en plus problématiques malgré les regains de succès des personnages, d’un ou de plusieurs éléments perturbateurs qui précipitent leur déclin et d’une fin funeste – pour Ravel et Gregor, il s’agit de la mort; pour Émile, de la fin de sa carrière – qui clôt

biofictions. Dans le cas de Ravel, il ne s’agit que de cela : on passe directement de l’apogée, comme état initial, à la mort, comme état final. Ravel – déjà à l’apogée de sa carrière – se dirige progressivement vers son décès, mais ne perd pas de reconnaissance sociale. Son déclin est avant tout physique : il perd la capacité de composer. Dans le cas de Courir, Émile, simple travailleur dans une usine, n’est pas une personne de grande importance au départ. À la fin, il redevient un travailleur ordinaire, archiviste dans un sous-sol. C’est la fin de sa carrière et il n’obtient plus de reconnaissance professionnelle. Ce dernier voit également son corps régresser, mais, contrairement aux deux autres, le personnage reste en vie. Gregor, quant à lui, passe par tous ces stades : il naît, gagne de la reconnaissance sociale et professionnelle et perd peu à peu tous ses acquis pour finalement mourir pauvre et ignoré de ses semblables. Pour revenir à cet état de non-reconnaissance ou de non- existence, on passe par l’apogée et la chute, ressorts essentiels et communs aux trois biofictions. En effet, bien que d’autres similarités existent entre les trois récits, ces deux moments narratifs sont présents dans tous les cas. Le personnage principal de ces biofictions se retrouve, à un moment ou un autre, au sommet de son art et de la notoriété octroyée par les autres. La société et ses semblables lui donnent reconnaissance et pouvoir. À partir de ce moment précis, il connaît un déclin plus ou moins long. Jusqu’à la fin, les circonstances et un ou plusieurs handicaps le dépouillent de ce qu’il possède de plus précieux. La nature de ces handicaps est semblable dans les trois récits, se ressemble, en ceci que chaque personnage confond ses ambitions avec ce qu’il a les moyens de faire, dans le réel. Ravel, sur son lit de mort, reste profondément insatisfait de son œuvre. Il n’y a pas « dit » ce qu’il voulait. Émile s’attendait à gagner des courses qu’il a finalement perdues, ses capacités physiques allant en se dégradant. Gregor a imaginé plusieurs

inventions impossibles à construire, faute d’argent, de temps ou qui étaient tout simplement irréalisables. Leurs attentes ne sont pas remplies sur le plan narratif. Tous les protagonistes finissent au plus bas − jusqu’à la mort, dans deux des cas. Dans les trois cas, il n’y a aucune ouverture sur l’avenir des personnages : les fins sont fermées. Nous pourrions ainsi croire que lorsque quelque chose de bon arrive aux personnages, cela est tout de suite balancé par quelque chose de négatif, chez Echenoz. Dès que les personnages sont à leur apogée et que tout le monde les acclame, l’infortune se manifeste. Elle ne survient pas tout d’un coup, mais on peut identifier ses signes avant-coureurs. Nous commençons à entrevoir le revers de la médaille, mais, pour un temps plus ou moins long, les personnages jouissent encore de leur succès, avant de chuter complètement. Dans des univers qui s’annoncent d’entrée de jeu hostiles pour les protagonistes, ces derniers réalisent qu’ils subissent un déclin, à un certain moment. Bien entendu, ils ne s’attendent pas à mourir – ou à être destitué dans le cas d’Émile – aussi rapidement. Surviennent en effet des éléments qui ont pour fonction de précipiter la chute : accident de taxi, opération du cerveau ratée, abandon d’une course, maladresse à l’encontre des dirigeants, incendie de laboratoire, vol d’inventions ou encore attaque de pigeons. Le monde dans lequel ils vivent leur est inhospitalier. Les personnages s’en vont vers leur anéantissement. Passés leur apogée, ils connaissent une période de transition jusqu’à leur état final. Cette période est ponctuée de quelques améliorations occasionnelles de leur état, si bien qu’à plusieurs reprises l’espoir semble renaître : lorsque Ravel revient de ses vacances, qu’Émile gagne une course après une série de défaites ou encore lorsque Gregor a de nouveaux projets à présenter à ceux qui le financent. C’est comme si, jusqu’à la toute fin, en se fiant au seul déroulement des événements et malgré les signes flagrants de détérioration, on ne pouvait prédire avec certitude que les

personnages allaient finir aussi bas, voire mourir. Même si Émile ne meurt pas, il s’agit de trois fins sans ouverture, expédiées en quelques lignes. Dans tous les cas, c’est un point final sans suite possible ni espoir futur pour ces vies. Elles sont closes. Les écrivains étudiés par Anne-Marie Régimbald dans son article « Pourquoi courir? » « […] témoignent de ce que le XXe siècle aura été celui de l’homme broyé, cassé, dépossédé. […] [L]’écriture est désencombrée de l’affect, qui ne favorise que l’émotion épidermique, phagocyte du sens51. » Au point d’arrivée, ils n’ont plus qu’à mourir ou à se résigner. L’aventure est

terminée et, dans tous les cas, ils ont perdu, et ne pouvaient que perdre.

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