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Pradeau soutient que l’homme n’est pas présenté comme étant seulement une âme dans l’A lcibiade comme le suggère assez explicitement l’argument 129c-130c, mais bien comme une âme et un corps, et, dans une certaine mesure, les objets matériels qu’il possède67. Pour défendre cette thèse, il s’appuie non seulement sur des éléments du texte de l’A lcibiade lui-même, mais également sur des passages d’autres textes platoniciens. Il soutient en fait que Platon présente l’être humain comme étant corps et âme dans d’autres dialogues et ainsi qu’on peut s’attendre à ce qu’il soit également conçu de cette manière dans l’A lcibiade68. Un des dialogues sur lequel il s’appuie est le Charmide qui,

selon lui, défend l’idée que l’homme n’est pas une âme, mais plutôt un composé de corps et d’âme. Il soutient que « [l]es quelques remarques préalables que Socrate

      

67 Voir notamment Pradeau, p. 68 (note 2).

68 On doit ici souligner quelques idées. D’abord, on a vu dans le premier chapitre de ce mémoire que l’homme est la plupart du temps présenté comme étant uniquement âme dans le corpus platonicien. Il devient donc impossible de défendre que l’homme est âme et corps dans l’A lcibiade parce qu’il est représenté ainsi dans les autres dialogues platoniciens. Il devient également difficile de défendre que l’homme est corps et âme dans l’A lcibiade parce qu’il est représenté ainsi dans quelques dialogues platoniciens. En effet, si Platon soutient dans plusieurs dialogues que l’homme est âme et dans d’autres que l’homme est corps et âme, comment pourrait-on se référer à d’autres dialogues pour trancher la question de l’anthropologie de l’A lcibiade ? Ceci étant dit, il faut rappeler que la thèse qui est défendue dans ce mémoire est que Platon semble avoir conservé une même définition de l’être humain dans ses écrits et qu’elle correspond à ce qui est présenté dans l’A lcibiade, soit que l’être humain est d’abord et avant tout son âme (ou, de manière plus précise, la partie rationnelle de son âme).

consacre au début du Charmide à la nécessité de prendre soin à la fois de l’âme et du corps (156d-157c) rappellent que l’homme est âme et corps69 ».

Pour Pradeau, si Platon soutient dans le Charmide qu’il faut prendre soin de l’âme et du corps, c’est que l’homme est, pour ce philosophe, à la fois corps et âme. En effet, la manière dont on prend soin de soi dépend de la manière dont on définit le soi : selon Pradeau, le « prends soin de toi-même », véritable précepte philosophique, se définit selon la manière dont on se représente le soi, selon notre réponse au « connais-toi toi-même »70. Ainsi, si l’on définit l’homme comme étant corps et âme, on doit en conclure que l’homme doit prendre soin de ces deux parties de son être. Si l’on définit l’homme comme étant uniquement âme, cela implique qu’il doit prendre soin de son âme et, comme Socrate le suggère dans l’A lcibiade, le « soin des choses relatives au corps et à la richesse, c’est à d’autres qu’il faut le remettre71 ». En présentant qu’il faut prendre soin tant de l’âme que du corps, Platon semble ainsi suggérer dans le Charmide que l’homme qui se connaît lui-même se connaît comme étant composé d’un corps et d’une âme.

Il faut pourtant spécifier qu’au début du Charmide, Socrate ne défend pas que l’on doive prendre soin de l’âme et du corps, mais plutôt que l’on doive prendre soin du

tout qu’est l’âme si l’on veut soigner une de ses parties, le corps. Socrate rapporte que

Zalmoxis […] affirme que de même qu’il ne faut pas entreprendre de soigner les yeux indépendamment de la tête, ni la tête indépendamment       

69 Pradeau, p. 58 (note 1). 70 Ibid., p. 50-51.

du corps, de même il ne faut pas non plus entreprendre de soigner le corps indépendamment de l’âme, et que la raison pour laquelle de nombreuses maladies échappent aux médecins grecs est qu’ils méconnaissent le tout dont il faudrait qu’ils prennent soin, car lorsque le tout va mal, il est impossible que la partie se porte bien. […] C’est donc l’âme qu’il faut soigner d’abord et avant tout, si l’on veut que les parties de la tête et du reste du corps se portent bien72.

L’homme, dans ce dialogue, est donc présenté comme étant une âme dont une de ses parties constitutives est le corps. Il s’agit d’une conception un peu étrange de l’être humain et elle est unique dans le corpus platonicien73. Pourtant, l’on voit qu’ici aussi, l’homme est malgré tout présenté comme étant essentiellement âme. Ainsi, on ne peut accepter l’idée de Pradeau qui propose que l’homme est, dans le Charmide, un composé d’âme et de corps ; il est plutôt essentiellement une âme, entité qui comprend un corps.

Cependant, Coolidge soutient qu’il n’est pas clair dans le prologue du Charmide si le tout dont il est question (et qui définirait l’homme) est bien l’âme. Il indique qu’il se pourrait que l’âme qui comprend le corps soit incluse dans un plus grand tout qui n’est jamais identifié74. Ainsi, l’homme pourrait être non pas âme (dont le corps serait une partie), mais plutôt un tout plus large qui inclurait l’âme (et, par conséquent, le corps). Pourtant, il nous semble clair dans le texte de Platon que le tout auquel il fait référence est l’âme. D’abord, dans le texte du Charmide qui a été cité, on peut faire un lien direct entre l’âme et le tout puisque l’âme est le plus gros ensemble qui a été présenté jusqu’alors. De plus, dans la suite du texte, Platon écrit : « l’âme est la source de tous les maux et de tous les biens qui échoient au corps et à l’homme tout entier, et       

72 Charmide, 156d-157a. 73 Hazebroucq, p. 117. 74 Coolidge, p. 26-27.

c’est de là qu’ils découlent, comme ils découlent de la tête jusqu’aux yeux75 ». Si l’âme est la source des maux et des biens de l’homme tout entier, c’est qu’il n’y a pas d’entité plus grande que l’âme. En effet, s’il existait une entité plus grande que l’âme qui inclurait l’âme et le corps, ce serait elle qui serait responsable des maux et des biens de la totalité de l’être humain. Puisque Platon dit très clairement que c’est l’âme qui est responsable de tous les maux et de tous les biens, on ne peut soutenir la thèse qu’il y aurait une entité plus grande que l’âme. Il faut également mentionner que la plupart des commentateurs du Charmide soutiennent que le tout en question est sans contredit l’âme et que Platon y présente donc l’homme comme étant fondamentalement une âme : « [l]a formule socratique du « connais-toi toi-même » reçoit sans doute, à travers le discours prêté à Zalmoxis, le seul sens qu’elle peut avoir, – à savoir que le soi, c’est l’âme76 ».

Même si tout ce qui a été dit sur le Charmide jusqu’à présent invalide l’argument de Pradeau (que l’homme doit être corps et âme dans l’A lcibiade puisqu’il est présenté comme un composé dans le Charmide), l’anthropologie de ce dialogue pose néanmoins problème. En effet, bien que l’homme soit présenté comme étant fondamentalement une âme tant dans le Charmide que dans l’A lcibiade, ces œuvres dévoilent des conceptions très différentes de l’être humain. On l’aura remarqué, dans le premier dialogue l’homme est conçu comme une âme qui comprend un corps alors que dans le deuxième, l’homme est présenté comme une âme qui ne contient pas le corps. Dans l’A lcibiade, le corps est non seulement exclu de l’âme, mais il l’est également de la définition de l’être humain. On peut alors se demander comment réconcilier les deux conceptions anthropologiques.       

75 Charmide, 156e.

76 Hazebroucq, p. 78 (voir aussi Hazebroucq, p. 118 ; Robinson, p. 5-6 ; Dorion, note 34 et 36, p. 118-119).

Une première réponse serait simplement, comme le propose Robinson, que la représentation platonicienne de l’homme ait évolué entre les deux dialogues :

But if the Charmides suggests a fruitful and sophisticated approach to the problem of soul and body, it seems that Socrates (or Plato) either failed to see its implications or, seeing them, rejected them for an alternative view, or perhaps a number of alternative views. The best known of these is the notion that the soul alone (without reference to the body) is the self or person77.

Platon aurait donc trouvé des failles à sa conception de l’homme et l’aurait modifiée ultérieurement. Cela expliquerait pourquoi l’on retrouve des passages dans de nombreux autres dialogues qui exposent que l’homme est essentiellement une âme, entité qui exclut le corps (voir section 1.4).

Une deuxième réponse serait que Platon ne croit pas réellement à la définition de l’homme qui est discutée dans le Charmide. On pourrait effectivement croire que les propos de Socrate dans le prologue du Charmide ne sont pas sérieux et ne représentent pas le fond de la pensée de Platon puisqu’ils font partie d’un contexte bien particulier. Il faut se rappeler que les propos relatifs à l’anthropologie qui sont tenus par Socrate font partie d’un stratagème mis en place par celui-ci pour forcer Charmide à discuter avec lui. Socrate prétend connaître un remède aux maux de tête dont souffre Charmide, remède qui consiste en une plante jointe à une incantation spéciale, c’est-à-dire, selon Dorion, une pratique de la réfutation78. C’est donc pour forcer un examen des opinions de Charmide, et peut-être uniquement pour cette raison, que Socrate prétend que le corps ne peut être soigné qu’en prenant soin du tout que constitue l’âme. Cette hypothèse       

77 Robinson, p. 8.

permettrait d’expliquer autrement pourquoi l’idée que l’âme comprend le corps n’est jamais reprise dans le reste du corpus platonicien.