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L’Angleterre de l’après-guerre : optimisme et prospérité

Dans le document BRITANNIQUE REVUE FRANÇAISE DE CIVILISATION (Page 169-173)

Une pléthore de réformes voit le jour dès 1945 pour lutter contre les « Cinq Géants », calamités sociales que dénonçait Beveridge. Un système d’allocations familiales payable directement aux mères a été mis en place. Le 5 juillet 1948 marque les débuts d’un système de santé gratuit pour tous. Des comités d’étude gouvernementaux se penchent sur un programme de construction de logements municipaux sans précédent aux normes sanitaires modernes1.

1 Sous la direction de Sir Trustam Eve, chairman of the war works Commission. Clement Attlee fait voter deux nouvelles lois (New Towns Act 1946, Town and Country Planning Act 1947) qui aboutissent à la création de 14 nouvelles villes entre 1947 et 1950. Dès la fin des années 1940 (et bien avant l’époque Thatcher), les familles désireuses d’acheter leur council house peuvent déjà emprunter au Gouvernement à des taux inférieurs à 2 pour cent sur 30 ans.

En 1953, le Parti conservateur réalise le premier Party Political Broadcast de l’histoire, en dehors d’une période d’élection. Il a pour thème l’avancement du programme de construction des habitations municipales à loyer modéré. Les spectateurs, nombreux à cette époque dans

De plus en plus de femmes ont un emploi2 et ont accès aux études universitaires3, tandis que les jeunes enfants voient s’ouvrir des salles de classe fonctionnelles et agréables qui font la fierté des gouvernants4. La situation démographique est elle aussi en nette amélioration : le taux de naissances augmente de deux pour mille entre 1940 et 19505 et la mortalité infantile diminue d’un tiers pendant la même période6, tandis que l’espérance de vie moyenne des femmes passe de 63 ans en 1932 à 72 ans en 1952, une augmentation jamais vue depuis 19007.

Et c’est pourtant dans ce contexte optimiste que commencent à émerger des rumeurs inquiétantes et des images infernales venues d’un autre monde. C’est un député conservateur, Sir Archibald James, qui, en 1943, lors d’un débat sur les allocations familiales, donne un nom à ce qui va devenir dans les années 1950 l’ulcère qui ronge la société britannique. Il déclare : « No social problem worries me more than that of the child in the abnormal home »8.L’évêque de Sheffield reprend ce thème quelques années plus tard à la Chambre des Lords. Il insiste sur l’ampleur du phénomène qui se développe et le qualifie d’« evil », un choix de terme qui diabolise par implication les parents9. Mais que recouvre la notion de « famille anormale » ?

Une réponse nous est donnée par la presse populaire. Le magazine conservateur Picture Post présente en décembre 1953 une série de reportages sous le titre évocateur de « The Best and Worst of Britain ». On y oppose la compassion des anglais pour les animaux à leur indifférence pour les enfants dans le besoin. Les journalistes soulignent en passant que la NSPCC, l’association caritative nationale pour la protection de l’enfance, n’a été fondée que soixante ans après la RSPCA, la société protectrice des animaux, et ne bénéficie pas, comme cette dernière, du statut

les salles de cinéma, y voient une mère de famille comblée traverser les grandes pièces claires de sa nouvelle demeure. Avec un sourire béat, elle ne tarit pas d’éloges sur le cadre enchanteur que lui a offert le gouvernement : « Simply wonderful », « a House means a home ». Harold Macmillan, alors Ministre du logement, présente le court-métrage. Il annonce : « Give the people what they need – a home ». De fait, 912 805 nouveaux logements municipaux seront construits entre 1950 et 1954, plus du double de ceux qui avaient été construits durant la période de l’entre-deux guerres.

2 Pendant la décennie, la proportion de femmes salariées passe de 26 à 35 % et, en 1955, les femmes mariées représentent 41 % des employées (de sexe féminin). (Occupational Segregation, Census Report for England and Wales, 1951-1981.)

3 Depuis l’Education Act de 1944 qui rend les autorités locales entièrement responsables de l’enseignement des enfants de 5 à 15 ans.

4 Elles feront l’objet d’une présentation spéciale lors du Festival of Britain en janvier 1951.

5 Le taux de naissances passe de 14,6 pour mille en 1940 à 16,2 pour mille en 1950 et atteint 17,5 pour mille en 1960 ; il baissera ensuite et ne sera plus que de 13,9 pour mille en 1990.

(Office of Population, Census and Surveys [OPCS], Marriage and Divorce Statistics, Birth Statistics, Annual Abstract of Statistics, 1920-1990.)

6 En 1940, la mortalité infantile était de 61 pour mille ; en 1950, de 31,2 pour mille ; en 1960, de 22,4 pour mille. À titre indicatif, en 1990, elle était de 7,9 pour mille. (Ibid.)

7 À titre indicatif, l’espérance de vie des femmes est actuellement de 79 ans. (Average Future Expected Lifetime at Birth, England and Wales, Annual Report of Registrar-General for England and Wales, Government Actuary’s Department.)

8 HC, Trend of Population, 16 juillet 1943, col. 637.

9 HL, vol. 144, Care of Children, 12 décembre 1946, col. 892.

royal10. Le ton du reportage fait frémir. On y évoque une cité cauchemardesque peuplée de gamins malheureux, affamés, battus, une véritable hydre dont nul ne peut venir à bout : « Imagine a children’s city, as large as Cambridge or Wigan – and every child tormented or sickly or hungry. Every year the city is demolished and the children are comforted ; every year it rises up anew, heartbreaking and horrible »11.

Ces enfants sont victimes de négligence parentale que le magazine Picture Post qualifie de « torture à la mode »12. Les familles concernées sont en partie victimes de facteurs comme le manque de logements suite aux bombardements et le chômage. Les auteurs font la distinction, comme à l’époque victorienne, entre les pauvres méritants et les autres, the deserving and undeserving poor. La veuve atteinte de tuberculose osseuse, par exemple, qui se traîne dans les escaliers pour s’occuper de ses cinq enfants en bas âge, appartient au premier groupe : « In this house the Mother is trying » nous confirme l’auteur du reportage13. Mais la suite du récit laisse penser que la plupart des familles sont en grande partie responsables de leur situation. L’image diabolique ressurgit : elles sont légion, « a legion of idlers »14. Les pères ou compagnons dans la plupart des cas sont absents – chez leur maîtresse, en mer, au pub et décrits tout à tour comme paresseux, ignorants, chômeurs, alcooliques, violents.

Mais l’article ne s’attarde sur eux que le temps de quelques lignes. Leur principal défaut, outre la paresse, est de ne pas être la figure d’autorité dont femme et enfants auraient besoin. Le foyer, laissé aux soins de ces mères, devient anarchique : les enfants ne mangent pas à table ; la nourriture (pain blanc, margarine, ou cornets de frites) est malsaine. Le mobilier est insuffisant ou en mauvais état. Le désordre ambiant (pots à lait à même le sol, absence de couverts sur la table) est un reflet du désordre mental et moral : « There are no rugs in the room, no laces in her shoes, no fire in the grate ». À propos d’une autre maison, on nous explique: « This is not a house at all – it’s a pigsty »15. Les auteurs soulignent par ailleurs qu’ils ont fait grâce aux lecteurs des détails les plus sordides : « We have not dwelt on the stench of stale urine and rotting scraps of food, the lice, the nits, the fleas »16. Les femmes sont à l’image de leur domicile : usées, crasseuses, obèses, laides en un mot. Tout, en elles, évoque l’abrutissement et le laisser-aller. « Another woman, large, slovenly and ‘terribly sick’ ». Les guillemets laissent penser qu’elle simule la maladie. Prostrée, insensible, semble-t-il, à son environnement, elle gémit sans arrêt :

We find her on the pavement. Her face is covered with grime. The children are sitting silent in the wreck of a pram, on either side of a bag of chips. Before the Inspector has said a word she is crying : ‘My

10 NSPCC : National Society for the Prevention of Cruelty to Children ; RSPCA : Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals.

11 Trevor PHILPOTT & Hilda MARCHANT, « We Love our Animals like Children…But We Let some Children Live like Animals », Picture Post, 12 décembre 1953, p. 23.

12 Ibid., p. 22.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 23.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 22.

nerves is terrible, Mr. Harvey. I dream of yer. (sic) I lock myself in this room and daren’t answer the door.’ … The words come out in a ceaseless, high-pitched song, punctuated with sobs17.

Cette femme manifestement souffre de dépression et, peut-être, d’un handicap mental ; mais l’auteur nous met en garde. Il ne faut pas s’apitoyer sur son sort car elle en est en partie responsable : « Mother is dirty and a fool ». Le terme

« Mother » (avec une majuscule) est à dessein employé de manière incongrue, pour évoquer les attributs maternels qui lui font défaut. À Cardiff, le cauchemar continue.

Une mère semi-inconsciente gît sur un matelas qu’elle partage avec un enfant en bas âge. Sur la table de nuit, le journaliste note la présence d’une bouteille de vin de table à moitié vide et d’alcool à brûler. La femme est enceinte et a déjà au moins trois enfants qui traînent dans les recoins, l’air hagard. Elle a tenté en vain de se faire avorter à la demande de son mari mais a échoué et ce dernier lui a dit d’« aller crever ». Elle plaide pour que l’inspecteur de la NSPCC ne lui retire pas ses autres enfants. Mais là encore, l’article attire l’attention sur sa posture lascive et immorale : elle a les bras et les jambes écartés, les cheveux mal coiffés et le regard terne18.

Depuis 1945, selon la loi, le père, en tant que chef de famille, est le principal responsable du bien-être de sa femme et de ses enfants ; il est « absolutely liable » alors que la femme ne l’est qu’en partie (« conditionally liable »)19. Mais finalement, quelles que soient les circonstances qui ont conduit à la détresse des enfants, c’est la mère qui est incriminée par la presse et les autorités. Le foyer mal tenu est le principal motif de condamnation car il évoque laisser-aller et négligence. « Wives who can’t do washing are the main cause of problem families » explique le Docteur Elliott, chargé de santé pour la région du Kent, au journal conservateur The Daily Express20.

« Women who will not clean themselves, their children or their houses », précise le Picture Post, « who flounder in a bog of tallymen’s accounts, hire-purchase payments and unpaid bills »21. Les problèmes auxquels se heurtent ces mères de familles sont multiples et découlent surtout d’une pauvreté alarmante liée à l’absence de gagne-pain masculin. Mais cela ne les exonère pas. Tour à tour sales, naïves, stupides, négligentes, paresseuses, trompées ou battues, elles n’ont pas su gérer leur ménage. Le Daily Mirror, journal travailliste, décrit ces familles comme des « undesirables » et attire aussi l’attention sur la qualité répugnante des lieux et l’absence d’une bonne ménagère : « The smell hits you as soon as you go in, the walls are dirty and scribbled on. There is dirt on the floors. The garden is a debris-strewn wilderness »22. Il s’agit ici des half-way houses, taudis où sont parqués, provisoirement en théorie, les SDF de l’époque et qui parfois ne disposent pas d’eau courante ou de toilettes.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 23.

19 Sir William JOWITT, ministre chargé de la sécurité sociale (National Insurance), HC, vol. 408, Family Allowances Bill, Second Reading, 8 mars 1945, col. 2267.

20 The Daily Express, 28 octobre 1957, p. 9.

21 Picture Post, art. cit., p. 23.

22 Daily Mirror, 14 juillet 1953, p. 7.

Tout en s’indignant du fait que certaines familles sont victimes de la pénurie de logements, l’auteur souligne que d’autres méritent leur sort car ce sont de mauvais locataires. Ailleurs, le même journal décrit la famille-type à problèmes :

« They breed rapidly. They live in filthy conditions. They turn their houses into slums. Their children often grow up as parasites in the community »23.

Dans le document BRITANNIQUE REVUE FRANÇAISE DE CIVILISATION (Page 169-173)