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B. Un réseau d’amis

2. L’amour entre hommes dans la société : Au-delà de la répression

Grâce au cas de Winckelmann, mon mémoire a principalement étudié la construction des désirs affectifs et érotiques, auxquels les symboles culturels ambiants pourvoient un sens. Néanmoins qu’il soit bien clair : il ne s’agit pas de dire que l’attirance d’un individu envers un partenaire de même sexe est une construction socioculturelle artificielle. Il s’agit plutôt de réaliser que la manière de comprendre et d’exprimer cette attirance est influencée par le contexte socioculturel dans lequel évolue un individu. Une entreprise de déconstruction historique de l’amour entre hommes permet de mettre en lumière le pluralisme affectif et érotique d’un passé ainsi sorti du moule hétéronormatif actuel. En remettant en cause la permanence transhistorique de

l’opposition homo-hétéro, l’historicisation des désirs révèle le potentiel transformatif de notre propre compréhension actuelle de la sexualité.

À ce titre, l’exemple de Winckelmann fut très instructif à propos de l’expression

de l’amour entre hommes au 18e siècle. Pour lui, l’étude de la vénérable Antiquité, par

son autorité culturelle, représenta un espace relativement sécuritaire pour l’expression homoérotique que condamnait alors les sociétés européennes: la littérature antique exaltait l’affection entre hommes et sa statuaire, le corps masculin nu. Winckelmann put ainsi se créer une représentation, un fantasme néo-hellénisé, de la beauté.

Pour reprendre les propos de Joan Wallach Scott et de Judith Butler, le fantasme que nourrit Winckelmann colora la représentation qu’il eut de lui-même et alimenta la construction de son identité. Il répondit à un besoin de sens, de cohérence dans la compréhension de ses désirs et de ses pratiques. De plus, il permit à Winckelmann de défier les représentations normatives, pour établir des conditions de vie sociale permettant l’épanouissement homoérotique. En effet, dans les œuvres que Winckelmann publia entre 1755 et 1764, ce fantasme néo-hellénisé définit son idéal du Beau masculin. L’influence grecque se fit aussi sentir dans la description qu’il fit de l’objet de désir, qui fut par excellence l’image de l’éphèbe, ainsi que dans son choix de partenaires amoureux, qui furent pour la plupart des jeunes hommes. Puis, la compréhension qu’eut Winckelmann de ses pratiques et de ses relations fut informée par le modèle pédérastique grec, où il s’assimila à la figure de l’éraste, et ses partenaires à celles de l’éromène ou de l’androgyne. Ainsi Winckelmann put s’identifier à Socrate, Platon, Anacréon ou Pindare,

figures déjà associées à l’amour entre hommes, mais jouissant d’un certain prestige les mettant à l’abri de la critique.

Le besoin d’exprimer son amour des hommes tout en se protégeant de la critique et des accusations de sodomie poussèrent Winckelmann à trouver une voie médiane. Elle fut rendue possible grâce à l’adoption d’une série de compromis intellectuels qui témoignent de l’agentivité de Winckelmann en matière d’expression érotique. Bien entendu, il s’agit d’une agentivité participative où, dans un contexte donné, un individu put tirer son épingle du jeu tout en ne sacrifiant pas totalement sa subjectivité personnelle. Ainsi, l’homoérotisme parvint à intégrer la société. En effet, Winckelmann eut la possibilité d’exprimer sa sensibilité homoérotique dans un contexte criminalisant l’amour entre hommes, mais seulement en instrumentalisant de façon originale le vocabulaire et les idées appartenant à ce même contexte. Sur le plan érudit, l’intimité de ses rapports avec le beau masculin fut justifiée par la proximité épistémologique du regard archéologique et par l’exaltation sentimentale préconisée par le courant sensible.

Ensuite, en utilisant une lecture néoplatonicienne dans ses œuvres Winckelmann fournit un cadre éthique à l’appréciation du beau. Pour ce faire, il récupéra le vocabulaire de l’esthétique de l’invisible, qui était aussi alimenté par son propre bagage piétiste. Puis, il utilisa l’aura de prestige de l’antique pour ériger le beau grec en modèle masculin et pour rendre morales ses relations homoérotiques. Il insista sur les enjeux éducatifs de ses relations, ainsi que sur leur morale néoplatonicienne. C’est ainsi que l’amitié passionnée lui permit d’aimer d’autres hommes.

Dès lors, il apparaît évident que l’amour entre hommes put s’exprimer et

s’épanouir au 18e siècle, tant qu’il respectait un certain nombre d’exigences destinées à

sauver les apparences. Il suffit alors au lecteur moderne de lire entre les lignes, d’étudier les non-dits et le vocabulaire employé pour en décrypter les codes. D’ailleurs dans le cas de Winckelmann, les rumeurs de son « homosexualité » devinrent plus insistantes dès 1768, suite aux circonstances nébuleuses de sa mort. En 1805, le jeune Goethe se sentit même obligé de préciser dans sa biographie de Winckelmann: « Il vécut comme un

homme et quitta ce monde comme tel346. » Goethe voulut-il défendre Winckelmann

malgré ses goûts non orthodoxes, ou voulut-il simplement nier la véracité de ces rumeurs? Je n’ai pas de réponse à cette question. Par contre, Goethe attesta ainsi de la réalité de ces rumeurs, ainsi que de l’existence de ces mœurs.

Au-delà de la répression, l’engouement pour la culture grecque, jointe à une éthique néoplatonicienne et à plusieurs compromis intellectuels, permit à Winckelmann et à d’autres hommes de s’aimer. Si cette voie médiane demeura toujours fragile et uniquement possible pour des hommes de l’élite sociale (pour l’aristocratie et dans une certaine mesure la bourgeoisie) et intellectuelle (pour les connaisseurs, les amateurs d’art et les artistes), ils purent ainsi concilier désir et masculinité, vie publique et homoérotisme. Le concept d’agentivité participative permet donc un regard nouveau sur l’histoire de l’homosexualité. Combien d’autres hommes et de femmes purent au moyen de compromis tirer leur épingle du jeu et aimer des partenaires du même sexe ? Qu’est-ce

346 « He lived as a man and went forth from this world as a man in his fullness », cite dans Hans Mayer. «

Winckelmann’s Death and the Discovery of a Double Life », dans Outsiders: A Study in Life and Letters, Hans Mayer (dir.), Cambridge MA, MIT Press, 1984. p.169.

que cette approche pourrait nous apprendre sur l’amour entre hommes ou entre femmes, pour ce qu’il fut vraiment, hors du regard de la répression?