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Suite à l’accord signé le 22 octobre 1989 à Taëf, en Arabie Saoudite, destiné à mettre fin à la guerre civile libanaise qui durait depuis 1975, un traité de fraternité, de coopération et de coordination entre le Liban et la Syrie fut confirmé en 1991, dont découla la proclamation de la loi d’Amnistie générale n°84/91 du 26 août de la même année pour tous les crimes commis avant le 28 mars 1991, à quelques exceptions près. Cette loi fut entérinée par le Parlement. La dérogation majeure consistait à immuniser des personnalités politiques et religieuses, car l’amnistie servit à installer les chefs de milices de guerre comme personnages reconnus institutionnellement. Ainsi, les violations commises pendant la guerre ne furent

81 jamais reconnues et retirèrent aux victimes et aux familles d’enlevés l’accès du droit à la justice.

Il s’agissait, par conséquent, d’une stratégie sécurisante établie par et seulement pour les responsables politiques. En fin de compte, la réconciliation accordée à la population s’avérait fausse et la paix proclamée dans ce cadre, une paix tronquée. Dans la mesure où aucun responsable ne put être poursuivi, l’amnistie se traduisit purement et simplement par un arrangement politique qui allait à l’encontre du principe de réparations, qu’elles soient matérielles, humaines ou judiciaires ; quant aux disparus, ils eurent à affronter cet état de fait où s’articulent impossibilité du deuil et sa conséquence première, à savoir l’impossibilité d’un travail de mémoire. Nous l’étudierons en profondeur dans notre Partie III : « Du devoir au travail de mémoire ».

A l’encontre de toute « économie de la reconnaissance »,9 l’amnistie libanaise était donc depuis le départ une décision arbitraire, maintenue arbitrairement. Elle est le symptôme d’une attitude d’autarcie politique, étrangère à tout fonctionnement démocratique institutionnel.

a. L’amnésie comme nouvelle valeur sociale

C’est sur ce socle de papier que repose la non-reconnaissance, tant des disparus, que de leurs familles. Et c’est bien ce qui fonde, non pas un malentendu, mais bien un dispositif

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In « Les Fantômes de la guerre », préface de Sur les névroses de guerre, Editions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010, p.9, ouvrage qui collecte des articles de Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, Karl Abraham, Guillaume Piketty rappelle les comportements des sorties de guerre, en faisant ici référence à la Première Guerre mondiale, où l’on vit pour la première fois du côté français le phénomène « d’économie morale de la démobilisation : […] l’ensemble des procédures de reconnaissance et de réparation en œuvre lors du retour des hommes » (cf. Bruno Cabanes, « La démobilisation des soldats français », Les Cahiers de la paix, n°7, Presses de l’Université de Nancy, 2000, pp.55-65). Dans le cas libanais, on ne peut parler de « retour des hommes » vu qu’il n’est pas question que l’Etat recherche ses disparus.

82 politique d’oubli volontaire, entretenu par les des dirigeants. C’est cette redéfinition toute libanaise, donc, de l’amnistie qui va d’une certaine façon, inversé le cours des choses et stoppé l’évolution de l’histoire des personnes. Cette entreprise de pacification est pour le moins paradoxale, dès lorsqu’elle fait l’apanage de la terre brûlée, en obligeant consciencieusement le peuple à vivre dans le cadre de l’amnésie de tous les événements se rapportant à la Guerre civile.

Car ne pas reconnaître le passé – lointain comme récent – revient à s’abstraire du présent, voire du temps, et donc à soustraire toute famille de victime(s) à toute projection naturelle vers l’avenir. Cette immobilisation temporelle revient à une véritable mise aux arrêts mnésique, que nous identifions comme une castration de l’être – dans le sens freudien d’après 1923 – étant donné ce programme de disparition même de la mémoire. La castration est de fait entendue comme « la [non] reconnaissance, qui implique [l’impossibilité libanaise du] dépassement du déni ».10 Tout comme, par voie corollaire, l’Etat voudrait, semble-t-il, réduire le peuple à l’impuissance de « la remémoration, [la non] actualisation de la menace ».11 Le peuple libanais se retrouve par conséquent – et une fois de plus – victime d’un projet de déréalisation imposée par ses dirigeants politiques. Ces derniers obéissent là, peut- être, à un fantasme d’une séparation intégrale des sphères publique et politique.

Ce désir de « dissolution » de la vie publique des familles recèle, au plus profond des noirs desseins des institutions libanaises, une trahison pudique :

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Cf. Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, 3e édition, Fayard, 2006, entrée « Castration », p.173.

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83 « les sorties de guerre se jouent également – et peut-être plus encore dans la sphère intime. Une sphère à laquelle la guerre moderne ne cesse de porter atteinte en la surveillant et en la contrôlant, voire en la visant délibérément, induisant au passage des modes de résistance variés. En fragilisant ainsi les espaces intimes, lesquels, alors, ne peuvent plus servir d’écran face à la brutalité extérieure, les conflits provoquent la perte des repères familiers. Pour les combattants, pour les populations déplacées, pour les civils des zones ravagées par la guerre, la sortie du phénomène guerrier va alors de pair avec la reconstruction d’une identité et la reconquête d’une image de soi ».12

Dans le cas qui nous occupe, l’Etat libanais, depuis 1990, a tout mis en œuvre pour que cette reconquête de soi n’ait pas lieu et pour que toute famille soit amputée de toute forme de deuil familial, voire même de toute dignité intime.

Ceci n’est pas sans évoquer les symptômes post-traumatiques que l’on identifie suite à un viol. Ce n’est certes pas un hasard si « les recherches historiques (…) révèlent des hésitations terminologiques quant aux domaines respectifs du ‘rapt’ et du ‘viol’. »13 Notre propos est d’interroger cette notion, non dans un sens métaphorique, mais dans un existentiel et identitaire. Placés sous la coupe d’un Etat fantomatique, invisible et muet, mais bien présent et surtout dominateur, les populations élaborent l’image d’un prédateur prêt à fondre sans vergogne et à tout instant sur sa proie, d’autant plus fragile ici que le traumatisme de l’absence la paralyse. L’Etat libanais, depuis la fin déclarée des hostilités, n’a cessé d’ignorer la souffrance des familles de disparus. Or, si on en revient à l’étymologie latine du terme « famille » (littéralement « tribu d’esclaves »), on voit qu’elle confirme la stratégie de servitude identitaire dans laquelle, pour l’Etat libanais, ce groupe doit demeurer. Il n’est que de mesurer les ravages de cette vision dictatoriale à l’échelle de la société libanaise toute

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In « Les Fantômes de la guerre », op. cit., pp.9-10.

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Michela Marzano, Dictionnaire de la violence, Quadrige / PUF, coll. « Dicos Poche », p.1419.

84 entière. Elle oscille entre résistance et résignation, lorsque les institutions l’écrasent de tout leur poids, l’incitant à s’enfermer dans un fatalisme silencieux et, consécutivement, dans la perte de mémoire, fantasmée comme telle, certes, pesant violement sur la destinée de ses disparus.

Cette servitude identitaire – sur laquelle nous reviendrons en l’abordant plus longuement dans le chapitre suivant « L’enlèvement identitaire » – repose sans nul doute sur une amnésie feinte par les instances, mais bel et bien imposée comme valeur sociale et sociétale, et contre laquelle il est d’autant plus dur de résister. Autrement dit, à l’inverse du mythe du Juif errant, nous pouvons parler ici du fantasme institutionnalisé d’un « Libanais statique », de son emprisonnement dans un soi collectif idéalisé. .

b. Une déclaration de guerre psychique

Si, le pays se réorganise en surface, quel peut bien être le devenir historique d’une nation esclave d’une forme d’évitement totalitaire ? En ce sens, la guerre ne s’est jamais finie. Ou plutôt, à la guerre physique s’est substituée une guerre psychique, déclarée silencieusement aux Libanais par leur propre Etat, et dont nul ne voit la fin. Ce constat, si brutal soit-il, est bien réel : le silence de l’Etat creuse la détresse de la population et entretient sa mélancolie.14 Après le sang versé, nous soutenons que l’Etat vampirique a soif de la douleur et la boit aux sources mêmes de la psyché des Libanais ; et ceci à des fins

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Certes, l’interprétation du texte « Deuil et mélancolie » écrit en 1917 par Sigmund Freud décrit parfaitement la situation : « Alors que dans le travail du deuil le sujet parvient à se détacher progressivement de l’objet perdu, dans la mélancolie au contraire il se pense coupable de la mort survenue (…), le moi s’identifie à l’objet perdu au point de se perdre lui-même dans l’infini désespoir d’un irrémédiable néant. » Mais nous nous éloignons des freudiens qui « associeront les données de la nosographie psychiatrique à la réflexion psychanalytique sur le deuil » pour rejoindre l’école kleinienne qui « accentuera la problématique de la perte de l’objet et de la position dépressive inscrite au cœur de la réalité psychique. » Cf. Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, op. cit., entrée « Mélancolie », p.678.

85 d’asservissement et de manipulation perverse. Nous pouvons alors parler de sacrifice humain : sacrifiés, les disparus dont l’administration ne souhaite pas retrouver la trace ; sacrifiées, les familles que l’Etat a castrées de toute forme de deuil – à première vue, car la notion de deuil figé ou encore celle de deuil traumatique15 correspondent à cette situation d’attente intolérable, qui confine la société libanaise, dans la folie, si tant est que ce soit le but recherché. Sinon, comment expliquer cette omerta perpétrée par l’Etat qui tente d’obliger la population à courber l’échine, à demeurer bloquée dans l’ignorance et le non-savoir ?

Dans l’impossibilité maladive mais également calculée,de reconnaître leurs fautes ou, tout du moins, leur responsabilité, les dirigeants ont entrepris un déplacement du phénomène de culpabilisation sur les citoyens. C’est le peuple qui doit souffrir, et non l’Etat. La culpabilisation a beau faire partie des symptômes inhérents à toute forme de deuil, nous voyons ici, programmé par un Etat limite, un investissement psychique de la souffrance, qui du même coup, masque la ruse politique qui consiste à rendre seuls responsables les Libanais de la Guerre civile, ce, encore aujourd’hui. Ceci est lisible par exemple dans le témoignage de la participante n°3, la mère de Hassan et Fadi, que nous avons interviewée,16 et qui, un jour, « au travail, [a eu] le pouce tranché ; [et qui voit depuis cette ablation] comme une punition pour avoir [fait confiance à la faction] AMAL » en livrant bien involontairement17 son fils

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D’après Marie-Frédérique Bacqué et Michel Hanus, « Le deuil traumatique [qui] concerne des personnalités particulières, borderline ou états limites (…) devrait plutôt être dénommé ‘’souffrance traumatique induite par la perte’’. (…) Cette notion (…) est fondamentale, car, selon Prigerson, elle engendre des maladies physiques et mentales. ». Cf. « Le blocage du deuil en phase aiguë : le deuil traumatique », in Le Deuil, PUF, coll. « Que sais- je ? », 2009 (2000), pp.54-55.

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Nous vous renvoyons aux huit entretiens, que nous avons effectués au Liban, puis traduits en français et placés en Annexe I, pp.4-26. L’entretien n°3 est situé pp.10-12.

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« En 1986, alors qu’il rentrait de son travail, Hassan a été enlevé par les hommes de Mustafa Dirani, le responsable d’AMAL – un parti politique chiite. La semaine suivante, ses ravisseurs se livrèrent à un chantage : si Fadi acceptait d’être interrogé, les deux pourraient rentrer dans leur foyer. Fadi obtempéra. Mais ils ne rentrèrent jamais, et furent expédiés au Hezbollah. » Cf. les résumés des entretiens, que nous avons divisés en quatre parties : « Description des faits », « Questions posées par le chercheur », « Vécu psychologique »,

86 Fadi à ce parti politique chiite, dans l’espoir de retrouver Hassan, son autre fils. Les politiques ont opéré une coupure, symbolique violente en mutilant sciemment les Libanais de tout destin et du processus de deuil dit normal, qui reste possible si et seulement si la vérité sur les conditions de détention et sur la mort ou non des disparus est accessible.

Point alors ce paradoxe : la tentative d’amputer le peuple de toute mémoire collective quant à ses disparus ravive la blessure inguérissable d’un souvenir en déshérence.. En d’autres termes, la continuité de la séparation rappelle au quotidien la violence de la perte et ritualise, en quelque sorte, sa répétition. En ce sens, le passé ne s’est pas encore passé, et ne se passera pas tant que les dirigeants refuseront de reconnaître que les enlèvements se sont déroulés, tout au moins, refuseront d’admettre les dégâts induits, dans la mesure où cela pourrait accuser les administrations policières libanaise et syrienne. C’est pourquoi, parmi les milliers de familles de disparus,18 les huit parents que nous avons rencontrés et interviewés19 présentent des symptômes bien manifestes, eux – qui relèvent de l’arrêt de l’écoulement du temps et de la culpabilisation due à toute forme d’oubli, et opposent à la résistance du régime en place, au déni d’Etat qu’il entretient,, des mécanismes de défense, qui sont en résonnance avec le dérèglement temporel orchestré par l’Etat, et avec la douleur causée par la disparition de leurs enfants.

« Cumulatif des procédés défensifs cotés à l’intérieur du protocole TAT » pour chacun des participants, et placés dans notre partie méthodologique. Cet extrait est issu de la partie « Description des faits » se rapportant à la participante n°3.

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« Des milliers de personnes ont disparu pendant ou après la terrible Guerre civile qui a déchiré le Liban de 1975 à 1990 et ne sont jamais revenues. Certaines ont été arrêtées par différentes parties au conflit. Pour d’autres, on peut supposer qu’elles ont été tuées lors des combats ou des massacres qui ont émaillé le conflit, puis jetées dans des fosses communes où leurs corps n’ont pas encore été identifiés. Pour d’autres encore, il n’existe aucune piste. Depuis, leurs proches vivent constamment dans la douleur et dans l’angoisse ; ils restent déterminés à découvrir ce qui leur est arrivé. » Cf. Jamais oubliés, Les Disparus du Liban, Amnesty International, avril 2011, p. 2.

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Nous vous renvoyons aux entretiens, que nous avons effectués au Liban, puis traduits en français et placés en Annexe I, pp.4-31.

87 Nous allons maintenant étudier ces mécanismes de défense, que nous pouvons aisément définir comme une réaction aux symptômes programmés d’un Etat resté sans voix et dont le silence se fait précisément l’écho de celui de tout disparu.

2. Inventaire des mécanismes de défense cotés chez les

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