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L’ambition des associations de faire revivre les lieux de mémoires effacés et « mis

CHAPITRE 4 : Réflexions et ouvertures sur les pistes à approfondir

1. Premiers constats

1.2 L’ambition des associations de faire revivre les lieux de mémoires effacés et « mis

Il semble que la notion de patrimoine ne puisse être dissociée de la présence d’éléments matériels. Or, lors de mon enquête exploratoire à Marseille, plusieurs personnes du milieu associatif m’ont parlé du manque de lieux de mémoire physiques et tangibles dans la ville :

« Soit ce sont des traces qui n’existent plus, soient elles sont mises sous silence. Par exemple, il y a plusieurs noms de rue autour de la gare St-Charles qui font référence aux soldats coloniaux, comme l’Avenue des Goumiers34. Donc on peut voir des traces dans la

33 Le groupement d'intérêt scientifique des « Institutions patrimoniales et pratiques interculturelles » (GIS Ipapic) a

été initié par le ministère de la Culture et de la Communication en 2011. Il a organisé des rencontres et échanges entre chercheurs, professionnels du patrimoine et acteurs culturels. La liste des membres se trouve sur le site, url : http://www.ipapic.eu/presentation/les-membres/ , consulté le 14 mars 2019.

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toponymie ou dans l’architecture de certains bâtiments, mais ça saute pas aux yeux et l’histoire est pas mise en avant35 ».

Beaucoup de lieux de passage et d’habitations ont disparu : bidonvilles, centre de rétention, cités de transit, etc. L’exemple parfait est le centre de rétention d’Arenc. De 1963 à 1975, cet ancien hangar portuaire a été réquisitionné par le ministère de l’Intérieur pour servir de centre de tri et de rétention à des « clandestins indésirables », la plupart marocains et algériens, en instance d’expulsion [Naylor, 2015]. En 1975, il a été rebaptisé la « prison clandestine d’Arenc » par les militants et journalistes qui ont révélé son existence publiquement, entraînant un grand débat médiatique et politique. Ce lieu a été détruit sans même que la question de sa conservation ne soit posée, alors qu’il représente une part de l’histoire et des mémoires locales de l’immigration, et qu’ « il continue de faire sens, autant pour ceux qui y ont séjourné que pour ceux qui leur sont venus en aide » [Battegay et Chabani, 2015]. Il en va de même pour de nombreux « camps » qui ont accueilli les migrants. Par exemple, le camp du Grand Arénas, situé dans le quartier de la Cayolle au sud de Marseille qui avait accueilli au lendemain de la seconde guerre mondiale, des travailleurs indochinois et algériens, des juifs rescapés de la Shoah en partance pour Israël, etc. [Temime et Deguigné, 2001]. Il a été rasé au début des années 70 après une vingtaine d’année d’activité. Il en va de même pour l’ancien camp Oddo où avaient été rassemblés en 1923 de nombreux réfugiés du génocide arménien. D’après l’une de mes interlocutrices, une plaque commémorative, bien que peu visible, avait été apposée non loin de l’ancien camp, mais le quartier est désormais en travaux et la plaque a vraisemblablement disparu. Très souvent, il reste donc peu de traces lisibles de ces lieux dans le paysage urbain. Bien sûr, il y a aussi d’autres types de lieux de mémoire qui sont associés à la présence des populations immigrées : lieux de sociabilité (le café, le coin de rue, l’école, le salon de coiffure, le lieu de prière), lieux de travail (verreries, huileries, savonneries, minoteries, tuileries, raffineries, port industriel, etc.), lieux de culte, lieux de loisirs, etc. Selon cette perspective, presque chaque endroit semble contenir un potentiel mémoriel. Cependant, certains lieux semblent être reconnus par les chercheurs et institutions patrimoniales comme ayant une forte « puissance mémorielle » [Battegay et Chabani, 2015], c’est le cas des camps et lieux de transit de Marseille. Certains de ces lieux de mémoires « enfouies » ont fait l’objet de travaux historiques et sociologiques, leur histoire a été reconstituée et documentée [Temime et Deguigné, 2001 ; Battegay et Chabani, 2015]. Ils sont symboliques de par leur fonction en tant que lieux d’arrivée et en tant qu’étape importante du parcours migratoire ; ils représentent des lieux témoins de l’accueil souvent misérable réservé

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aux migrants, mais aussi des endroits où ont été menées des luttes, lieux de débrouillardise et d’entraide. Il serait toutefois intéressant de voir si, à l’instar des universitaires, les « concernés » leur accordent un « potentiel mémoriel » aussi fort.

A priori, on peut penser que la destruction du bâti contribue à la fragilité des ancrages mémoriels. Toutefois, il semble que les associations jouent un rôle important dans la mise en exergue de ces lieux de mémoire effacés. C’est le cas d’Ancrages, qui a décidé de construire des balades urbaines retraçant l’histoire de ces lieux aujourd’hui détruits. En partant du quai d’Arenc jusqu’au fort St-Jean, la balade intitulée « Marseille terre d’accueil ? » propose de « raviver la mémoire des migrants qui ont transité par le port de Marseille » en « réveillant la mémoire de lieux qui ont participé à accueillir, filtrer, réguler ou expulser des populations migrantes36 ». En 2013, en partenariat avec Xavier Thomas de Radio Grenouille, Ancrages a réalisé sur ce même thème une promenade sonore et numérique37 animée par des lectures et des témoignages de militants, historiens, ainsi que par des ex-détenus du centre de rétention d’Arenc. Ainsi, alors qu’on pourrait penser que la disparition des lieux physiques soit un frein majeur à la constitution d’un patrimoine, cela ne semble pas être une difficulté outre mesure. Au contraire, l’absence de traces tangibles a permis de voir de nouvelles formes de patrimonialisation émerger, comme ces balades urbaines qui transforment ces « effacements » et ces « vides » en véritables support de mémoire. Cela leur permet aussi de légitimer leur discours en accentuant la nécessité de patrimonialiser les mémoires orales des immigrations, étant les derniers témoins de ces lieux effacés. En ce sens, il apparaît que la mise en mémoire ne s’achève pas avec la disparition physique des lieux, au contraire, cela laisse de la place pour imaginer et créer de nouvelles façons de « faire patrimoine ». On peut se demander si la disparition du bâti n’est pas finalement une condition favorable à la résurgence des « mémoires silencieuses » et au dynamisme associatif.