• Aucun résultat trouvé

2 – L’AMANT EN FOCALISATION FILIALE

LES TRIANGLES RELATIONNELS

2 – L’AMANT EN FOCALISATION FILIALE

A. et Annie se ressemblent donc, l’un serait même le double de l’autre comme le suggèrent leurs prénoms qui commencent tous deux par

la lettre A. Il a trente-huit ans et il est physiquement « d’allure

juvénile »364. W. a, lui aussi, la trentaine, alors que la narrée a la

cinquantaine dans Passion simple et la soixantaine dans L’Occupation. Ces

jeunes gens seraient-ils l’équivalent de ses fils? Reprenons une fois de plus

la citation à la page 51 de L’Occupation :

362 Passion simple, p. 32 363 Ibid., p. 40 364 Ibid., p. 73

171

Je voyais dans ce choix la preuve évidente qu’il n’avait pas aimé en moi l’être unique que je croyais être à ses yeux, mais la femme mûre avec ce qui la caractérise le plus souvent, l’autonomie économique, une situation stable, la pratique acquise, sinon le goût, du maternage et la douceur sexuelle.

La plupart de ces attributs féminins ont déjà été analysés au cours de ce chapitre; il en reste un : « le maternage ».

À Florence, Annie s’étonne d’être accostée par des dragueurs, « n’auraient-ils pas dû voir [l’image de A.] en transparence dans [s]on corps? »365. Elle semble ainsi porter en elle la figure de son amant comme une femme enceinte porte son enfant dans le ventre. Leur passion devrait se manifester aux yeux des gens à travers son corps, comme l’embryon manifeste sa présence par le ventre rond de sa mère. De même, porter en soi l’image du jeune homme implique de la préserver de tout danger, comme un bébé est à l’abri dans le corps de sa mère. Or, Annie ne donne-t-elle pas le meilleur d’elle-même pour aimer A., comme la mère le fait pour son enfant? Enfin, cette femme se promenant fièrement dans les rues avec l’image de son amoureux en elle ressemble bien à une future mère heureuse d’exhiber son gros ventre.

Cette maternité est affirmée plus ouvertement à la page 74 de Passion

simple quand A. retourne subitement après son départ vers son pays, surprenant Annie.

[Ce retour] n’est nulle part dans le temps de notre histoire, juste une date, 20 janvier. L’homme qui est revenu ce soir-là n’est pas non plus celui que je portais en moi durant l’année où il était là, ensuite quand j’écrivais.

365

172

La narratrice emploie l’expression « porter en soi » comme le fait une femme enceinte. De plus, après leur séparation, la narrée se sent amputée de

quelque chose; elle s’efforce de s’occuper le jour, mais le soir apporte « une

fatigue vide, sans souvenir d’un autre corps »366. Annie se sent vide après le départ de son amant, comme la mère après la naissance de son enfant; elle

se retrouve victime d’une « perte d’objet » en termes freudiens.

A. et W. seraient, en outre, les fils d’Ernaux sur le plan scripturaire. En tant que narratrice, elle leur donne effectivement naissance par

l’écriture. À la page 62 de Passion simple, la narratrice raconte qu’elle

éprouve « le manque […] de l’homme réel, plus hors de portée que

l’homme écrit, désigné par l’initiale A. ». Ces deux hommes écrits, différents en quelque sorte des hommes réels qu’ils sont véritablement, naissent au fil des pages, expulsés de la plume d’Ernaux, comme un nouveau-né des entrailles de sa mère.

L’emploi du participe passé « désigné » est significatif. Le véritable

nom de l’amant pourrait ne pas commencer par la lettre A. qui serait donc le propre choix d’Ernaux. C’est elle qui le désigne ainsi. Pour plus de vérification, recourons aux explications de la narratrice :

J’ai publié seulement deux journaux intimes, Je ne suis pas sortie de ma nuit et

Se Perdre, l’un et l’autre rédigés dix ans auparavant et dont le contenu, la période vécue, avaient déjà fait l’objet d’un récit autobiographique, respectivement Une femme et Passion simple.367

366

Passion simple, p. 60

367

173

Se Perdre et Passion simple relatent donc la même tranche de vie. Or,

dans le premier livre, l’amant se nomme S. La lettre A. dans Passion simple

pourrait ainsi ne pas correspondre au vrai nom de cet homme. Ernaux

précise, en outre, que « dans les années 1989-1990, il y avait le dossier

‘P.S’ - ce qui voulait dire ‘Passion pour S.’ »368. La narratrice ne se contente pas d’enfanter son amant par l’écriture, mais elle lui choisit en plus un nom, comme le fait une mère pour son nouveau-né. L’équation résumant cela serait la suivante :

Annie + Homme réel Ernaux + Homme écrit, nommé A.

(narrée) devient (narratrice)

À ce niveau, c’est l’inverse du mythe de Pygmalion qui surgit. Ce mythe raconte l’histoire d’un sculpteur qui façonne une belle statue de femme dont il tombe amoureux. Aphrodite, la déesse de l’amour, prend pitié de lui et transforme la statue en une véritable femme. C’est l’inverse dans le cas d’Annie Ernaux : la narrée aime tellement son amant que, devenue écrivain et munie de sa plume (substitut de la déesse), elle transforme l’homme réel en personnage littéraire.

Le même phénomène fait naître W. dans L’Occupation, comme Marc

Marie dans L’Usage de la photo. Ce dernier livre est formé d’une série de

séquences commentant chacune une des multiples photos prises par les deux amants. Les dernières lignes rapportent une scène remarquable; Ernaux écrit en évoquant un dimanche de février :

368

174

Nous sommes restés tout l’après-midi sur le lit. Il faisait un froid glacial et lumineux. […] J’étais accroupie sur M., sa tête entre mes cuisses, comme s’il sortait de mon ventre. J’ai pensé à ce moment-là qu’il aurait fallu une photo. J’avais le titre, Naissance.369

Scène typique d’un accouchement, tant par la posture des protagonistes que par le titre choisi. Que l’ouvrage s’achève sur cette note est une fin pleine de promesses mais cela n’est en fait qu’illusion.

Documents relatifs