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L’alternance codique comme tissage

4. Analyse du corpus de données

4.3. L’alternance codique dans les gestes professionnels : plus qu’un étayage

4.3.2. L’alternance codique comme tissage

Si l’alternance codique peut être un geste d’étayage, notre analyse nous montre également qu’elle peut remplir d’autres objectifs dans le multi-agenda de D. Bucheton et Y. Soulé. Elle peut ainsi servir au tissage. La plupart des occurrences dans cette catégorie ressortent de la première séance. En effet, la plupart du tissage est fait par l’enseignant en français. Or les deux autres cours se font majoritairement dans cette langue, les moments de tissages ne sont donc pas des moments d’alternance codique. Par exemple, au début de la séance trois, l’enseignant commence par faire le lien entre différentes périodes dans les séances de DNL : « C’est un peu la fin d’un cycle, parce que certains, certains nous quitterons la prochaine fois, d’autres nous rejoindrons … euh … voilà. » (Annexe 5, L.1). On peut imaginer que s’il avait décidé faire la majorité du cours en anglais, il serait passé à cette langue au moment d’aborder le sujet du jour. Il n’y a pas d’alternance ici puisque la plupart de ses interventions sont entièrement en français.

Le choix du français pour le tissage n’est toutefois pas systématique. Dans la première séance, majoritairement en anglais il fait le lien avec des éléments vus précédemment : « You

remember borders ? It’s a word that we use a lot because borders are the limits of a territory and in History and in Geography of course we talk a lot about borders, about boundaries, about limits, about frontiers. » (Annexe 1, L.37). Il ne change pas de langue pour ce tissage, sûrement

parce qu’il s’agit d’un élément déjà vu, et d’un objet de savoir. Les élèves doivent connaître déjà le concept de « border », frontière, en anglais.

Néanmoins, d’autres exemples de tissage nous montrent que l’enseignant utilise l’alternance codique pour donner du sens, créer du lien entre les savoirs.

« England. And where this little word came from ? Angles, ok ? Land of the Angles,

Angland, ok ? Angle and Saxons, Anglo-Saxon land, the land of the Angles, England, ok ? Ça marche aussi en français, Angleterre, la terre des Angles. So England. What is it ? » (Annexe 1, L. 56).

Dans cette occurrence, le professeur fait le lien entre les noms français et anglais de l’Angleterre. Il fait déjà du tissage auparavant, en anglais, il fait un rappel sur les pays qui composent la Grande Bretagne. Ce sont des savoirs qui sont de l’ordre de la culture générale, mais qui sont néanmoins importants dans un cours de géographie en anglais. L’alternance avec le français est un aparté, un élément qui n’est pas essentiel pour les élèves. Cette remarque révèle un lien étymologique entre les deux termes et rend d’autant plus pertinente l’explication de l’origine du mot England pour des élèves francophones.

La même logique s’applique à l’allusion au rugby plus tard dans la même séance :

« Yes. And … ? You have the flag of the Great Britain because, all that, all this island

is Great Britany. And if I add the Northern Ireland, I will have the UK. Ok ? On pourrait

presque faire euh, des … des comment, des additions : on pourrait faire England plus

Wales, plus Scotland, plus Ulster égal UK. Et ça je mets, Great Britain. D’accord ? Northern Ireland. Bon. C’est compliqué parce que …, et c’est super intéressant parce

que en rugby, et seulement en rugby, les Irlandais ont le droit de jouer tous ensemble d’accord. Alors qu’en football, par exemple, vous allez avoir une équipe d’Irlande du Nord et l’équipe d’Eire. » (Annexe 1, L.69).

Le professeur revient complètement au français après avoir utilisé plusieurs termes anglais ponctuellement dans son propos. Au même moment, il fait une réflexion sur la représentation des Etats britanniques au rugby. Il n’y a pas là d’objet de savoir, le lien fait avec un sport que les élèves peuvent apprécier rend plus intéressant pour eux ce moment du cours sur la Grande Bretagne. Le changement de langue vers le français, sans aucun mot en anglais dans la phrase, marque la hiérarchie entre les deux remarques que l’enseignant fait. Les élèves

doivent retenir l’organisation de la Grande Bretagne et les noms anglais des Etats qui la compose. Ils n’ont pas du tout à retenir l’organisation des équipes de rugby.

Un nouvel exemple extrait de la première séance confirme que le tissage se fait souvent en français, car les informations qui sont alors transmises aux élèves sont secondaires et ne sont pas au cœur des objectifs de savoir. Dans cette séance, l’enseignant tisse à nouveau du lien entre l’étymologie des noms de France et d’Angleterre, un commentaire qui le pousse à changer de langue :

« England, Great Brittany, United Kingdom. It’s ok ? And this is Ireland. Ireland, it’s

not in Great Brittany Ireland and it’s not in the UK, in the United Kingdom. Alors,

quand les Anglais et les Saxons sont arrivés. Est-ce que nous on a un équivalent … Alors ça c’est Angleterre, le nom est gardé de cette période-là, des premiers siècles, hein. Early

centruries of Middle Ages. Et nous, notre pays, la France, ça date de ? » (Annexe 1,

L.73).

Une autre allusion aux Francs et à l’origine du mot France amène encore une alternance codique :

« Je disais à certains d’entre vous la semaine dernière, hein, les Francs, on porte le nom de Franc. Ok. A cause des Francs. Mais je me souviens avoir lu un historien qui disait, les Francs on pense qu’ils sont venus, ils étaient à peu près 40 000. Hein, je disais à quelques-uns d’entre vous, les Francs ils tenaient en gros dans la Beaujoire, pleine à craquer quoi. Voilà, voilà, le peuple, dans la Beaujoire pleine à craquer, voilà ce qui a donné le nom à notre pays. Donc ils étaient évidemment pas très très nombreux. Mais ils n’avaient pas besoin d’être nombreux. » (Annexe 1, L.93).

Une fois encore, ces informations ne sont pas centrales pour le cours ni pour les élèves donc le professeur parle en français. Ce changement de langue permet de donner du sens à la remarque sur les Normands en Angleterre en évoquant une Histoire plus proche d’eux géographiquement. Une nouvelle référence à l’histoire de France, et la mort de Louis XVI, dans un but de tissage à nouveau, est faite elle aussi en français (L.145-156).

Le français semble donc être la langue privilégiée pour le tissage, forçant alors des alternances codiques si le reste du cours est en anglais. Il est difficile de savoir si ces alternances dans le but de faire du tissage sont réfléchies ou spontanées. L’enseignant observé, expérimenté,

n’a pas devant lui de fiches de préparation de cours sur lesquelles seraient notées les changements de langue. Néanmoins, son propos dans l’autoconfrontation nous montre qu’il veut « remettre l’anglais à sa place » (Annexe 7, L.31) et s’autorise volontairement des alternances codiques fréquentes. Il est néanmoins probable qu’il n’a pas théorisé ou conscientisé le fait de changer de langue dans des moments de tissage. Il ne l’évoque pas en tout cas dans l’autoconfrontation. On peut donc supposer qu’il passe spontanément au français lorsqu’il sait qu’il n’y a pas d’enjeu de savoir pour les élèves dans son discours.