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2. Aller outre l’espace franco-ontarien

2.2. L’altérité

Dans Les littératures de l’exiguïté, Paré discute de la présence inévitable et conflictuelle de l’altérité dans les communautés minoritaires : « il est clair que, dans toutes les cultures dominées, les rapports avec l’Autre déterminent l’identité […] et qu’ils prennent, dans [l]e contexte de la littérature, la forme symbolisée de la dépossession et du désir intense de mourir à l’Autre120

Dans le passage suivant, par exemple, on relate la dichotomie dominé- dominant qui oppose certaines cultures à travers le monde. Lusignan s’enflamme devant les injustices que subissent les colonisés, et il compare la situation difficile des Canadiens français en temps de guerre à celle de plusieurs peuples opprimés ailleurs :

». L’espace franco- ontarien est et a été en contact avec plusieurs cultures dominantes à travers les époques (la France, l’Angleterre, le Canada anglais, le Québec). L’Obomsawin et

L’homme de paille rendent compte et discutent de la place de l’Autre pour les

Canadiens français. Dans notre dernier roman, cependant, la question de l’altérité dépasse la spécificité canadienne-française.

Pourquoi les Canadiens français traités injustement dans leur pays se mettaient-ils au service de la couronne anglaise […] Et ces Gurkhas de l’armée britannique, ces tirailleurs algériens, sénégalais et canaques qui se faisaient tuer pour leurs conquérants? « Hein, pourquoi, Flavie? Parce qu’en mêlant son sang au maître, le serviteur s’élève jusqu’à lui, pour s’en affranchir peut-être? Le dépasser même? Pour le dominer à son tour? (K., p. 163)

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À partir d’un exemple local – celui des Canadiens français qui ont servi dans l’armée anglaise, Poliquin montre qu’en Amérique comme en Afrique ou en Océanie, il existe des peuples opprimés. Le problème, fait-il remarquer, est mondial. Ceci permet, comme nous l’avons montré précédemment, de relativiser l’exiguïté franco-ontarienne. Mais aussi, ce passage fait entrer l’Ontario français en relation avec le monde, et dès lors, le sort de son exiguïté.

Dans La kermesse, on explore aussi les effets de l’altérité chez les individus (plutôt que dans une communauté) et, en ce sens, on dépasse l’espace franco- ontarien. En effet, la figure dominante de « l’Autre », en tant qu’entité culturelle – que celle-ci soit anglaise ou française –, suscite moins d’intérêt dans notre dernier roman que dans les œuvres précédentes. La figure du dominant est désormais incarnée par des personnages qui sont aimés et admirés des autres; la figure du dominé – rôle assumé par les communautés exiguës dans nos œuvres précédentes – est à présent représentée par tout personnage qui est amoureux d’un autre, parfois au point où il souhaite « mourir à l’Autre », pour reprendre les mots de Paré.

Dans La kermesse, ce désir d’être assimilé à l’Autre ou de « le dépasser » (K., p. 163) est présenté comme faisant partie de la nature humaine. Cette forte inclination à devenir l’Autre est un phénomène qui revient souvent. Le jeune Lusignan, par exemple, en admiration devant son ami Rodrigue, imite son comportement aux dépens de sa propre personnalité :

Je me suis mis à me coiffer à sa manière, j’imitais la grimace de loup qui était son sourire, je parlais du nez comme lui […] c’était plus fort que moi, il fallait que je ressemble à ce jumeau qui me manquait. En me substituant à lui, j’avais l’impression d’acquérir sa force et son courage, d’être désormais mieux fait et plus complet (K., p. 45).

Lusignan explique cette conduite comme étant une « [v]eulerie naïve des premières amours qui conduit au reniement de soi-même et à la ressemblance forcée avec l’autre » (K., p. 43). Le « reniement de soi-même » et la « ressemblance forcée avec l’autre » rappellent le passage précédent, qui décrit le dominé cherchant à « mêler son sang au maître ». Dans L’Obomsawin, les mêmes mots auraient pu être employés pour parler de l’assimilation des Franco-Ontariens

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à la culture anglaise. Ici, on parle des individus. Plus vieux, Lusignan a le même comportement lorsqu’il est amoureux d’Essiambre :

Je [Lusignan] l’aurais servi [Essiambre] à table s’il m’avait été permis de le faire. Je lisais ses livres sans rien y comprendre, et j’aimais les maux de tête qu’ils me donnaient. Quand personne ne regardait, je ramassais ses mégots de cigare pour les fumer en cachette. Je buvais aussi dans son verre quand il avait le dos tourné […] (K., p. 95).

Pour Lusignan, la figure de l’Autre est incarnée par Essiambre, et notre héros fait tout pour ressembler à l’homme qu’il aime. Le désir de Lusignan de se rapprocher d’Essiambre se voit lorsqu’il pousse son imitation jusque dans des gestes intimes, portant à sa bouche les mégots et le verre que son amant a utilisés. Ses « maux de tête » prouvent que ses gestes sont contre sa propre nature, mais c’est exactement pour cela qu’il les « aime » – car il ne veut pas être lui-même : il veut être Essiambre.

On retrouve encore une fois ce phénomène du désir de devenir l’Autre avec le personnage de Concorde, qui, par sa nouvelle apparence, commence à être confondue avec son ancienne patronne, Amalia Driscoll. Concorde décrit cette transformation :

Comme j’ai maigri un petit peu dernièrement et qu’elle [Amalia] a pris un peu de poids, elle me donne son vieux linge, qui me va comme un gant. De plus en plus de gens me disent que je lui ressemble. Il y a rien qui me fait plus plaisir que d’entendre ça (K., p. 306-307).

Concorde éprouve un grand « plaisir » à ressembler à Amalia, sans doute parce qu’elle parvient, comme le décrit le passage cité plus haut, à « s’élever jusqu’[au maître] ». On ne retrouve ni dans L’Obomsawin, ni dans L’homme de paille une volonté aussi forte de la part d’un personnage de se fondre à un individu. Thomas Obomsawin est d’ailleurs incapable d’aimer, et Saint-Ours n’a aucun souvenir de ses relations amoureuses.

Contrairement aux deux derniers romans, le « soi-même » dans La kermesse ne représente pas la communauté canadienne-française ou franco-ontarienne, et l’Autre n’est pas nécessairement la culture majoritaire. Dans La kermesse, ce « soi-même » est incarné par un personnage – tantôt Lusignan, tantôt Concorde (selon lequel des deux est le narrateur). L’Autre, c’est Rodrigue ou Essiambre

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pour Lusignan, et Amalia pour Concorde. Le passage de l’espace collectif vers l’espace individuel montre qu’on peut, dans La kermesse, à la fois rester en Ontario français – le roman tient compte de la spécificité de cet espace – et s’affranchir, dans une certaine mesure, de l’exiguïté de la culture franco- ontarienne.