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L’action adidactique de l’élève suppose qu’il s’enseigne

Dans le document SUR L'ESPACE-TEMPS DIDACTIQUE (Page 55-57)

L’action de l’élève s’avère nécessaire à la réalisation de la relation didactique. Non pas parce que « on ne peut apprendre que de soi-même », comme certains ont pu le dire en forme de paradoxe, mais parce que le maître ne peut réaliser l’apprentissage à la place de l’élève : il ne peut qu’enseigner (Mercier, 1992, Partie I). Le rôle principal du professeur consiste donc à créer le partage de l’enjeu didactique en offrant à l’élève le terrain d’une action adidactique. C’est ce que montre l’observation biographique des élèves, hors classe (Mercier, 1992). Car peu importe en fait que ce terrain corresponde à un lieu scolaire physique. Le travail à la maison de la plupart des élèves est absolument soumis à l’institution scolaire et son efficacité dépend essentiellement de la qualité du rapport didactique qui a pu exister en classe. Certes, l’observation montre les cas d’élèves ayant réussi à constituer par eux-mêmes un peu d’espace adidactique en classe (Mercier, 1992, Partie III et Conclusion), ils restent extraordinaires : ce sont des élèves qui pourraient apprendre dans un système didactique aussi peu structuré que celui de maître à disciple, mais depuis le XVIIIe siècle, l’augmentation des besoins en praticiens des savoirs scientifiques (venue des premiers développements d’une technologie sous le contrôle des sciences) ne permet plus de considérer que ces élèves exceptionnels pourraient faire l’ordinaire de l’enseignement.

L’importance du problème que la notion de adidacticité désigne est considérable, parce que c’est par le moyen de la dimension adidactique de l’enseignement que l’instruction peut être le support de l’éducation et en particulier de l’éducation à l’autonomie et au débat social libre. Faute de cette notion, les débats sur l’enseignement qui opposent instruction et éducation débouchent sur des déclarations contradictoires et des injonctions paradoxales. Ainsi, on observe parfois une inversion des priorités de l’école, qui amène la demande d’intervention éducative à prendre le pas sur l’exigence d’intervention didactique, chaque fois que l’adidacticité d’une relation didactique est par trop réduite par l’intervention d’un professeur qui fait enfler l’explication, par des effets de contrat massifs ou même, lorsque l’instruction, apparaissant en concurrence avec l’éducation, se trouve mise à mal par l’intervention des gestionnaires du système d’enseignement qui détruisent inconsidérément l’écologie de certains savoirs disciplinaires ou de certaines pratiques d'enseignement.

C’est semble-t-il, le pire danger pour l’école. Elle y perd sa mission, et le prix en éducation (en apprentissage du discours institutionnel de la société) que les personnes socialement dominées doivent payer à la société pour avoir accès à l’instruction publique, augmente rapidement : l’école, qui par ailleurs ne manque pas d’instruire les héritiers naturels du capital culturel, en devient plus sélective encore. Tandis qu’un travail adidactique bien développé donne accès aux valeurs dont la dimension d’universalité est la plus grande, puisqu’il donne accès à la fois au savoir, au problème dont le savoir est solution et à la classe des situations où ce problème peut trouver à vivre. Ce type de travail donne donc accès au jugement sur les situations d’emploi du savoir et à l’appréciation de l’extension de sa valeur d’usage1.

Ainsi, la relation didactique à un domaine d’étude n’est pas en principe une relation instrumentale - l’enjeu de l’activité de l’élève est l’apprentissage, pas l'action - mais le succès didactique se mesure toujours, dans un procès d’objectivation2, à l’aide d’une

aptitude instrumentale manifestée. Ce temps d’évaluation ne constitue pas seulement le contrôle d’une performance, parce qu’il montre la valeur d’usage de la compétence construite. C’est pourquoi un dispositif didactique nécessite dans tous les cas la présence d’un dispositif d’objectivation des savoirs appris ; et l’on n’apprend que si l’on dispose des moyens de mesurer le progrès qu’est l’apprentissage, ce qui se démontre par la réussite de l’action instrumentée : c’est le terme de l’instruction. La notion manquante aujourd'hui, le problème fait retour par le moyen des compétences, qui sont des effets de l'instruction.

La production des lieux et des temps, par le professeur

Nous aborderonsl’espace didactique du point de vue du professeur en étudiant d'abord son action temporelle dans les systèmes didactiques actuels, sans rien dire de la variation des formes d’enseignement ni des figures professorales. Le sociologue Michel Verret, qui a le premier identifié l’importance des rapports au temps en observant les étudiants de philosophie de son université, a montré comment la temporalité des études que les étudiants poursuivent est commandée par l’opposition entre la dimension aristocratique et la dimension bureaucratique des enseignements (Verret, 1974). Le point de vue du professeur (qui produit le temps de l’institution scolaire bureaucratique moderne) est le point de vue officiel de l’institution d’enseignement tout entière. Il s’impose par les dispositifs d’organisation de l’étude que le professeur propose, produisant ainsi la position d’enseignant, où il vient s’assujettir, en même temps que l’assujettissement des étudiants, mis en position d’enseignés. Or Verret aurait semble-t-il tendance à penser que la philosophie ne peut s’enseigner que selon une méthode aristocratique, parce que le maître doit en accoucher ses disciples afin de les « mettre à la philosophie » comme la mère met les enfants au monde : parce que la philosophie est, pour lui, plus une manière de penser qu’une pensée et parce qu’une manière de faire ne peut être décomposée en chapitres et leçons sans perdre son sens. Malgré la neutralité recherchée de l’exposé scientifique, on sent dans le texte de Verret l’irritation du jeune et brillant philosophe qu’il a dû être. Dans le même mouvement d’indignation, il dénonce la méprise institutionnelle entretenue par un enseignement bureaucratique qui donne à croire aux étudiants sages que la philosophie est dans les cours de philosophie tout en jugeant ces du goût. Nous l'employons aussi, bien sûr, dans le sens dérivé de « corps de connaissances socialement constitué et reconnu ».

2 Sa présence permet de séparer les ouvrages de vulgarisation, qui en sont démunis, des ouvrages d’enseignement pour autodidactes, qui comportent des exercices : par exemple, les exercices des Eléments de Mathématiques de Nicolas Bourbaki manifestent l’intention didactique de l’auteur. L’objectivation des apprentissages permet de repérer immédiatement les autodidactes naïfs, dont les savoirs ne résistent pas à la confrontation sociale parce qu’ils sont restés personnels et contextuels, de ceux dont les savoirs - qui ont été objectivés - peuvent se montrer et se dire : de ce fait, ceux-là ne se distinguent pas immédiatement des élèves ordinaires.

étudiants trop scolaires. Mais a-t-on jamais le choix entre aristocratie et bureaucratie ? Patiemment, Verret accumule les preuves sur la manière dont les étudiants culturellement assujettis se verront assigner un profil d’étudiants trop scolaires, sur-assujettis (Mercier, 1992, Partie IV). Et il montre en contrepoint comment l’enseignement bureaucratique de la philosophie sélectionne de fait les étudiants qui ne sont pas dupes et assument une attitude aristocratique en montrant toujours qu’ils savent déjà sans avoir rien à apprendre parce qu’ils n’ont qu’à se reconnaître dans la pensée du maître qui est cachée derrière le discours du professeur. L’espace didactique qu’ouvre l’enseignement bureaucratique de la philosophie est donc piégé, pour les étudiants naïfs qui s’y assujettissent en toute confiance - faute d'une culture de l’étude capable de leur donner accès aux règles du savoir-être aristocratique universitaire.

Nous en tirons cette leçon : le professeur produit (sous la contrainte de l’institution qui le légitime dans sa position) la position d’élève ; mais l’enjeu non didactique de la relation didactique s’impose toujours au moment de l’évaluation des effets de l’enseignement. En conséquence, les manières du professeur peuvent bien varier, au sein d’une organisation donnée de l’enseignement, cette variation ne sera d’aucun effet si ces manières ne prennent pas en compte, matériellement et intellectuellement, jusque dans le cœur de la relation didactique, la visée de l’extinction du didactique qui s’inscrit de manière effective dans ce que l'on a nommé la dimension adidactique des relations didactiques (Mercier, 1992)

Comment cette dimension est-elle assurée dans les enseignements que l’on peut observer, dans les écoles, collèges, lycées ou universités ? Comment vient-elle à manquer ? Pour mieux connaître et comprendre la configuration professeur/élève, nous irons chercher dans l’analyse comparative les contraintes didactiques les plus générales : car les figures institutionnelles de la transmission des savoirs sont multiples. Maître/disciple, sans doute, patron/apprenti, bien sûr et sans doute encore, aujourd’hui, les figures nouvelles que les sciences de l’éducation ont identifiées : consultant/acteur, expert/novice, conférencier/auditeur, en sont des points d’équilibre particuliers : les points extrémaux d’un type général, l’espace didactique et son temps (Mercier, Sensevy, Schubauer-Leoni, 2002).

Dans le document SUR L'ESPACE-TEMPS DIDACTIQUE (Page 55-57)