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L’événement dans la pédagogie de la praxis

3. Une anthropologie structuraliste de la praxis

3.3 L’événement dans la pédagogie de la praxis

Nous avons vu que l’acquisition d’un savoir-faire dans le rituel de l’action et du geste rend l’outil pédagogique familier. Si l’apprentissage pratique peut être considéré dans sa forme comme un rite avec ses codes, sa formalisation et ses actions répétitives alors cet apprentissage appartient à l’espace pédagogique strié. Or, rien ne se répète vraiment à l’identique (Deleuze, 1969). Dans le rite d’apprendre comme d’enseigner demeure le paradoxe créatif entre la mimesis pratique à faciliter et l’événement d’apprentissage qui participe à la praxis car comme Héraclite l’a mis en évidence par sa métaphore : on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve puisque le fleuve ne cesse de s’écouler, l’eau en est la même et différente. L’espace géographique est statique mais les actants et le temps sont mobiles. Cette contingence a lieu dans l’apprentissage et dans la pédagogie. Nous verrons que malgré une méthode d’analyse des outils pédagogiques et de leurs effets sur l’apprentissage, une partie de la praxis échappe à l’apprenant et au pédagogue et le mouvement créé entre la praxis à partir des outils et les actants est sans cesse différent, c’est ce qui donne à l’espace pédagogique et d’apprentissage un rythme plutôt qu’une cadence mécanique.

C’est aussi ce qui donne au rite un caractère à part, qui ne laisse personne indifférent ou lassé. La conscience de ce rite, de cette rencontre entre l’apprenant, les outils pédagogiques, l’espace, le temps d’apprentissage et la praxis soutenus par le pédagogue, crée en soi un événement d’apprentissage et une intensité. Une heure d’apprentissage de la conduite pour un apprenti conducteur est un petit événement dans la semaine qui « troue » le quotidien. De même que les temps de cours à l’université pour peu qu’il y ait outils et praxis et que le mouvement et l’action soient là. Seule la différence se répète (Deleuze, 1969). Dans l’espace lisse d’apprentissage, l’événement s’échappe de façon ontologique car s’il ne s’échappait pas il serait mis en boite, en film, en trace et il trouverait ainsi des traces, des stries voire une structure. Mais ce qui s’échappe

et qui échappe à la mise en boite noire, en signe et en trace est indispensable à l’événement. Cela échappe à la mise en scène préalablement prévue, ce qui rajoute un plus à ce qui avait été mis au départ et qui produit une valeur ajoutée à l’événement. Il nous semble important d’admettre que ce plus n’a pas besoin d’être évalué ou tracé. Peut-être se propagera-t-il grâce à l’oralité et inspirera-t-il la création de nouveaux espaces lisses ? Ceci échappe à la mise en trace car une partie de l’événement vécu individuellement reste imprimé sur l’écran noir des sens puisque la lumière émane des choses qui produisent l’événement. Une partie reste dédiée à l’expression libre et doit être admise comme telle et ne pas être nécessairement mémorisée et traçable. L'expression libre se situe dans tous les échanges qui jaillissent entre les différents actants d'une façon contingente et imprévue. Cette expression libre peut avoir lieu à travers le langage, un langage qui peut même s’échanger collectivement mais qui va rester dans l’oralité, dans l’éphémère ou dans les impressions. Cette expression se situe dans les interstices du sens. Elle arrive d’un espace vague, flou ou confus. Elle peut basculer dans le non-sens dans le sens que cette expression peut ne pas avoir de raison d’être, elle est affect : « les affects sont précisément ces devenirs non-humains de l’homme » (Deleuze et Guattari, 2005, p.160), « ils débordent la force de ceux qui passent par eux ». C’est « comme si les événements jouissaient d’une irréalité qui se communique au savoir et aux personnes, à travers le langage » (Deleuze, 1969, p. 11), par conséquent nous émettons l’hypothèse que c’est l’espace lisse qui participe à une forme d’irréalité de l’événement. Une autre forme d’expression qui appartient à l’espace lisse est l’échange informel. C’est un échange qui par définition n’a pas de forme et n’est pas formalisé. Il n’est pas inscrit. Aucune trace n’est enregistrée et mémorisée. L’échange informel peut participer à l’événement d’apprentissage mais ne participe pas à la mise en scène formalisée. L’expression libre est une forme d’échange informel. Tous les échanges informels ne sont pas des expressions libres car ils peuvent être prévus dans le sens où le cadre du temps ou de l’espace où l’échange a lieu peut être établi auparavant. Les échanges informels peuvent se faire à travers l’échange de textos ou même de mails qui, bien qu’utilisant la forme de l’écriture et de la machine, ici le téléphone, restent conversationnels et sans but de mise en forme. Les échanges informels sont aussi conversationnels. Ils peuvent être prévus mais non enregistrés ou cadrés dans une recherche de résultat ou d’effet. Si l’on distingue la communication linéaire comme étant un échange conversationnel entre les personnes où chacune des personnes prend la parole à son tour, l’échange informel appartient à la communication non linéaire où les personnes peuvent intervenir quand bon leur semble, sans forme préconçue et sans se soucier de convenances sociales. Nous avons souligné que l’expression de l’événement avait lieu par le langage. Cette expression est ce qui trace l’événement par des signes laissés dans des textes, dans des images.

L’empirisme qui s’appuie sur ces signes rend visible ce qui se passe dans les expériences où

l’apprentissage lieu et qui dégage un événement qui est sens pur, à la surface et le résultat d’un mouvement.

Dans l’espace strié, des formes d’expression vont être utilisées pour mettre en scène l’événement et nous allons dégager à présent la rhétorique et la traduction qui sont nécessaires et présentes dans les formalisations pré-disposant la mise en scène de moments pédagogiques. Grâce à la mise en scène, les actions sont entreprises avec les outils pédagogiques. Ces actions sont ensuite mises en signe, gravées, écrites. Avec cette mise en signes advient l’effectuation de l’événement. Ce qui arrive est signe et nous fait signe. L’événement est à la croisée du récit et de la situation. Nous pouvons percevoir comment l’événement tire dans les deux sens. On suit une série d’événements qui se déploient en surface et qui laissent des traces dans la mémoire. Cette disposition des événements singuliers qui se déploient va, par accumulation et par une série de transformations, mettre en scène un événement remarquable et toujours singulier. La pédagogie et l’apprentissage dans l’espace strié joue son rôle sur la surface ordonnée et ponctuelle de la série d’événements qui produit l’événement remarquable. Ce qui appartient à l’espace lisse est de fait difficile à disposer et à transposer en signe. En revanche, ce qui appartient à l’espace strié est forcément mis en signes. Grâce à la mise en signes, nous avons des traces de la mise en scène de l’événement d’apprentissage. C’est ce qui se passe quand les étudiants en formation de formateur délimitent un champ d’investigation, font des enquêtes, des enregistrements, relèvent des observations.

Observer un enseignant de la conduite en train d’enseigner à un conducteur apprenti appartient au « striage », au traçage de ce qu’il advient et qui aurait pu échapper à l’observation et au remarquable. Ce remarquable produit une différence. Dans l’espace strié, la rhétorique est un outil du langage qui appartient spécifiquement à cet espace en tant que codification du discours.

Le travail sur la rhétorique « habituelle » des étudiants pour dire les choses fait prendre conscience des codifications utilisées, parfois comme des allants de soi, parfois comme un choix conscient. La rhétorique est à la fois une adaptation au cadre formel de l'espace strié et l'expression de ce cadre formel de l'espace strié. Elle finit par évoluer, se laisser influencer par l'espace lisse, par ses combats.

Dans la méthode d’analyse des outils pédagogiques, nous proposons une phase d’analyse de la rhétorique employée dans la conception des outils et dans la création d’expériences dans la praxis.

Cette investigation de la rhétorique n’est pas seulement nécessaire à la recherche, elle est au cœur même du problème de la mise en scène de l’événement de communication et de ce qui nous a posé maintes fois problème dans la pratique. La traduction peut-être assimilée à une production

striée car elle produit un discours construit et codé pour la compréhension d'un groupe d'actants à l'autre car les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l'écriture, ne définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais déterminent d'abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas : s'il y a langage, c'est d'abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue. Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication. (Deleuze et Guattari, 1980, p. 536). Ici la distinction est faite entre la traduction et la communication. Nous ne pouvons confondre les deux même si nous avons admis que la communication passe à travers le langage, sachant que langage n’est pas suffisant à la communication. Dans la communication, nous avons besoin de l’échange entre les humains et les non-humains et la création des expériences. La traduction est le passage du lisse au strié. Le lisse est nécessaire car il inspire le strié. On peut admettre que la géométrie itinérante et le nombre nomade des espaces lisses ne cessent d’inspirer la science royale de l’espace strié, inversement la métrique des espaces striés est indispensable pour traduire les étranges données d’une multiplicité lisse (Deleuze et Guattari, 1980, p. 606). Le strié a une métrique, a des codes, un langage spécifique et une forme d’expression comme la traduction. Pour ces auteurs, traduire n’est ni un acte simple ni un acte secondaire.

Tout d’abord, il ne suffit pas de remplacer une idée par une simplification de l’idée afin qu’elle soit accessible comme, par exemple, traduire le mouvement par l’espace parcouru. Pour traduire il faut accomplir une série d’opérations qui maintienne la richesse et la complexité du propos.

Dans la traduction, on dompte, surcode et neutralise l’espace lisse mais on doit aussi permettre que ce qui est traduit continue sa route, sa propagation, son renouvellement afin que la traduction n’étouffe pas l’événement mais lui donne la possibilité de se perpétuer. Voilà la tâche ardue que l’étudiant et le chercheur font dans la mise en signes, à plat, et en deux dimensions de ce qui se passe à la fois comme événements multidimensionnels dans ce qui est observé et comme mouvement incessant des phénomènes que l’on cherche à investiguer.

Concernant les étapes nécessaires à la traduction, Bruno Latour (2001) évoque les pertes et les gains inhérents à ce processus comme il l'illustre par le projet des chercheurs en Amazonie voulant vérifier quelle hypothèse s'avèrerait valable : la savane avance-t-elle sur la forêt vierge ou l'inverse? À chaque traduction, une partie de la réalité : les arbres palpables, la substance terre, se perd et d'autres informations sont gagnées. Dans les enjambements d'une traduction à l'autre, d'une version à l'autre, des évolutions dans la rhétorique (Ouvrard, 2005)61. À la lumière de ceci, nous pouvons avancer que l’événement de communication est un résultat qui dépasse légèrement la somme de ce qui y entre. L’espace lisse inspire l’espace strié pour la mise en scène d’un temps pédagogique qui est une mise en signes et en strie. Dans ces espaces, grâce à l’action et

61 Mémoire Master Recherche, Aix-Marseille Université

l’expérience qui se créent entre les actants, se déploie un événement d’apprentissage grâce aux deux espaces, à ce qui se passe entre les actants, la praxis, et autour de l’outil pédagogique. Cet événement est sens pur et il va dans les deux sens à la fois : 1) la série qui se déploie du et vers le passé et 2) la série qui se déploie du et vers le futur, à la surface. L’espace pédagogique strié d’actants, autour des pédagogiques, produit l’événement d’apprentissage, par la mise en scène et la mise en mémoire, à travers la maitrise de la rhétorique des actants, de la traduction d’un espace à l’autre et de la formalisation des échanges sous forme de traces.

3.4 L’évaluation des outils et de la praxis à partir des