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L’éther et la révélation anesthésique

L’intoxication à l’éther comporte trois phases : le sentiment d’euphorie et de surexcitation initial est suivi d’une période d’agressivité et se termine par une phase d’engourdissement ou d’endormissement73, mêlé à une « inquiétude psychique se traduisant par des idées nombreuses, mais inachevées et instables »74. Contrairement à l’alcool, l’éther agit extrêmement rapidement sur le système nerveux et son effet sur le corps est de très courte

durée. Si l’intoxication à l’éther est pour la plupart des patients une technique pour échapper à l’extrême douleur d’une chirurgie, cette expérience peut devenir, bien involontairement chez certains, carrément euphorique et

extatique. Au point même de créer le désir d’en faire un usage récréatif régulier. Le journal médical The Lancet rapportait en 1847 les premiers cas de dépendance à l’éther, qu’on baptise l’éthéromanie (une dépendance poétisée dans les décennies suivantes, l’éther étant devenu une drogue en vogue chez les Parnassiens et autres décadents de la fin du XIXe siècle, cf. figure 10).

73 de Clérambault, « Notes sur l’éthérisme », Delteil, Stoesser et Stoesser, « L’éthéromanie »,

Sonia Krenz et al., « Ether : a forgotten addiction », Addiction 98, no. 8 (2003).

74 de Clérambault, « Notes sur l’éthérisme », p. 593.

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Il est utile de penser l’anesthésie en relation avec l’« esthétique ». À la suite de Buck-Morss, nous dirons que l’esthétique ne désigne pas de facto le champ artistique, mais celui des appareils de sensations, le corps et les sens. Le terme grec ancien aisthitikos, souligne-t-elle, désigne ce qui est « perceptible par les sens », alors que αἲσθησις (aisthisis) est « l’expérience sensorielle de la perception » 79. Bref, le champ de l’esthétique passe par un rapport à l’affect et au corps qui ressent. Curieusement, l’an- esthétique se pose de façon ambivalente en tant qu’opposé à l’esthétique ; d’une part, l’anesthésique est la mise en parenthèse, la suspension de la capacité du corps à sentir. Elle est donc l’antithèse de la capacité de sentir.

D’autre part, le corps anesthésié est absent à un niveau de réalité sensorielle et présent dans un autre. Pour Benjamin Paul Blood, philosophe américain qui expérimenta aussi l’éther lors d’une opération en 1860, ces expériences ne peuvent pas se réduire à de simples effets hallucinatoires du composé chimique. Il suggère que ces épisodes sont des révélations métaphysiques :

I have spoken with various persons also who induce anesthesis professionnally (dentists, surgeons, etc.) who had observed that many patients at the moment of recall seem as having made a startling yet somehow matter-of-course (and even grotesque) discovery in their own nature.80

En 1874, Blood publie sur le sujet un pamphlet philosophique d’une trentaine de pages, intitulé « The Anaesthetic Revelation and the Gist of Philosophy ». D’abord un énoncé philosophique, la publication conclut sur la révélation anesthésique, que l’auteur décrit en ces termes :

78 John Millington Synge, « Under Ether. Personal experiences during an operation », in The

works of John M. Synge (Dublin: Maunsel and company, 1910), p. 257.

79 Buck-Morss, « Aesthetics and Anaesthetics: Walter Benjamin’s Artwork Essay

Reconsidered », p. 6.

80 Benjamin Paul Blood, The anaesthetic revelation and the gist of philosophy (Amsterdam,

N.Y.: 1874), p. 34.

L’éthéromane ne devait-il pas plutôt

se résoudre à être érotomane ?

[A]ll who enter the anaesthetic condition will be taught to expect this revelation […] By Anaesthetic Revelation I mean a certain survived condition, (or uncondition,) in which is the satisfaction of philosophy by an appreciation of the genius of being, which appreciation cannot be brought out of that condition into the normal sanity of sense – cannot be formally remembered, but remains informal, forgotten until we return to it.81

Blood utilise l’idée de révélation pour souligner un argument principal de la philosophie qu’il propose : « [...] the naked life is realized only outside of sanity altogether »82. La publication reçut un accueil indifférent, sauf auprès du philosophe et psychologue William James83 qui non seulement la traita sérieusement mais expérimenta lui-même avec le protoxyde d’azote. Il fit publier la même année un article pour l’Atlantic Monthly dans lequel il relate les « extraordinaires révélations » qu’il a vécues. Il y retranscrit notamment quelques lignes écrites durant l’intoxication :

Reconciliation of opposites; sober, drunk, all the same! Good and evil reconciled in a laugh!

It escapes, it escapes!

But – What escapes, WHAT escapes?84

Il est intéressant de remarquer, à la lumière des théories de James sur la nature du réel et de l’expérience cognitive, que la « révélation » qu’il a vécue ce jour- là repose sur la réconciliation des opposés (l’ivresse et la sobriété ; le bien et le mal). Sa philosophie de l’expérience envisage le monde comme un genre de

plenum où les frontières ontologiques entre objet et sujet, pensée et matière, ne

seraient qu’artificielles. Même s’il demeure difficile de jauger de la portée de cette expérience narcotique dans les théories de James, elle le conforta

81 Ibid., pp. 33-35. 82 Ibid., p. 34.

83 Blood, nous dit Jean Wahl, était un « disciple hétérodoxe de Hegel » : « James y trouva le

réconfort et l’intensité qu’il recherchait. C’était dans une période où il tentait de décider, se donnant tout un hiver pour le faire, s’il allait vers la philosophie de Royce, ou si plutôt il allait la combattre. C’est grâce à Blood si, en 1896, il se détache de Royce pour aller vers ‘l’irrationalisme’ de Blood, une philosophie dans laquelle il trouve une conciliation entre la vie intense de l’action, la vie intense du mysticisme, et la philosophie » Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie contemporaine, pp. 76, 78.

84 James, cité dans Dmitri Tymoczko, « The Nitrous Oxide Philosopher », Atlantic Montly 277,

certainement dans l’idée, partagée par Henri Bergson, que la conscience peut traverser d’autres niveaux que celui « normal » de notre « rationalité ».

D’autres états mystiques, que l’opinion commune et les moralistes ont depuis longtemps classés comme anormaux, sont pourtant recherchés par quelques individus et célébrés par certains poètes comme élevant l’âme au-dessus du réel. […] Le protoxyde d’azote et l’éther, […] suffisamment mélangé d’air, sont d’énergiques stimulants de la conscience mystique. À celui qui les respire se manifeste une vérité toujours plus profonde, d’abîme en abîme. Mais cette vérité fuit au moment du réveil ; s’il en reste quelques formules, ce ne sont que des inepties. Et pourtant le sentiment persiste d’une imposante révélation.85

La révélation, écrit James, est « une sorte d’intuition à laquelle je ne puis m’empêcher d’attribuer une portée métaphysique »86. Plusieurs fois après cet épisode de 1874 James reviendra sur l’événement qui aura fait émerger en lui la conviction de l’existence d’une pluralité dans les états de conscience. L’expérience religieuse, comme il la nomme, opère en dehors des cadres de référence de la pensée rationnelle et scientifique, puisqu’elle se soustrait au visible, au perceptuel et au falsifiable. Les idées formulées durant l’expérience de l’illumination disparaissent aussitôt. « Oh, if I could only remember ! If I could only remember … remember »87, écrivait Synge. L’expérience de révélation ne s’inscrit pas sur le corps : ni en tant que souvenir, ni en tant que connaissance. Elle est oubliée, différée, et la seule présence qui subsiste, qui est révélée, est celle de son absence. Seule à témoigner maladroitement de l’expérience, la trace d’une intuition qui ne marque plus que l’absence d’une présence inintelligible, la certitude d’avoir été affecté par quelque chose, d’avoir eu accès fugitivement à une « vérité » qui s’est tout de suite subtilisée. Le cratère de l’expérience a été creusé, violemment, mais on ne voit plus ni le météorite ni l’impact. La révélation, c’est le sentiment de reconnaissance, dans cette forme vide, de la substance qui l’a creusé. Voilà pourquoi l’expérience immédiate décrite par James et Bergson est si durement traitée par la science :

85 William James, L’expérience religieuse : essai de psychologie comparative, traduction de

Frank Abauzit (Paris : Bibliothèque de l’homme, 1999 [1902]), pp. 426-427.

86 Ibid., p. 428.

elle est fondée sur la volonté de croire, d’une capacité à voir une présence dans l’absence. Face aux faits objectifs légitimés par la science positiviste, ce bloc affectif ne passe pas le test de l’observabilité. La révélation ne peut pas être

attestée. La science erre, toutefois, lorsqu’elle confond observabilité et réalité.

Que la science se donne les règles de légitimation du savoir qu’elle veut, soit. Qu’elle instaure un régime de réalité exclusif à ses objets, alors c’est à ce moment où elle devient problématique, car elle vient agir sur le territoire d’autres savoirs88. Le « voir » de l’expérimentation et le « croire » de l’expérience s’opposent alors, puisque l’expérience de la révélation refuse obstinément de se prêter au jeu de l’expérimentation. L’expérience pure n’est simplement pas intelligible puisqu’elle est de l’ordre de l’instant, du mouvement. Il ne s’en dégage aucun savoir objectif, aucune connaissance factuelle, mais seulement une conviction, une « volonté de croire » comme la nommait James, qui est tout individuelle et qui est le matériau de la pensée religieuse. « On pourrait caractériser ainsi la pensée religieuse : C’est la croyance qu’il existe un ordre de choses invisible, auquel notre bien suprême est de nous adapter harmonieusement »89.

Pour James, la révélation, ou l’expérience pure, est une sensation dans les limbes, pas encore objet ni sujet90, prélinguistique, préréflexive, présignifiante. Nous pourrions presque la penser en termes de « vie nue », si nous voulions reprendre le terme de Blood, une vie qui engage davantage l’affect que les percepts et les concepts, une vie à l’état brut hors des limites des sens humains qui en est libérée. Ou plutôt, précisément sur cette limite des sens humains, là où il est impossible de départager la perception du souvenir, l’inconscient de l’éveil, la chimère de la réalité.

88 Et cette pensée de l’œil ne se réduit pas seulement à l’expérimentation scientifique, la

diffusion de l’image reproduite techniquement a également contribué, par l’illusion de leur « objectivité », à instaurer un régime de réalité fondé exclusivement sur la visibilité. Debray écrit : « L’équation de l’ère visuelle: le Visible = le Réel = le Vrai. Ontologie fantasmatique, de l’ordre du désir inconscient. […] Nous sommes la première civilisation qui peut se croire autorisée par ses appareils à en croire en yeux. La première à avoir posé un trait d’égalité entre visibilité, réalité et vérité. Le représentable se donne pour irrécusable », Debray, Vie et mort de l’image, p. 499.

89 James, L’expérience religieuse, p. 83. 90 James, Essais d’empirisme radical, p. 47.

Et pour parvenir à l’expérience religieuse, l’individu doit s’affranchir de ses sens. L’anesthésie, la désincarnation, la synesthésie, l’engourdissement, participent toutes de l’expérience pure. Or, et voilà le paradoxe que nous soulevions, cet engourdissement se fait au moyen de médiateurs : drogues, technologies, mouvements répétitifs, hypnotiseurs, médiums. Ce semble être la multiplication des media, et non pas leur conjuration, qui mène vers l’expérience im-média-te.

§ 17

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