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Chapitre I : L’éducation traditionnelle au Siam

2. L’éducation traditionnelle : continuité et linéarité

Dans cette structure, l’éducation traditionnelle siamoise était une « boîte » insérée dans d’autres. Elle se caractérisait également par la proximité :

- des lieux d’apprentissage, avec des écoles de temples situées dans les villages et des enseignements assurés dans la famille ou le corps de métier ;

- des savoirs enseignés, en rapport avec la vie de tous les jours, le métier envisagé ou bien l’exercice quotidien de l’acte religieux.

Les monastères bouddhiques et leurs écoles tenaient une place importante dans la transmission des connaissances, lien entre la tradition religieuse et le temporel, tenant ainsi le rôle occupé par les universités ecclésiastiques de l’Europe médiévale (Wyatt, 1969). Dépositaire du savoir des générations précédentes, ils permettaient la continuité de la pratique religieuse et la préservation d’une mémoire historique, tout en se caractérisant par leur flexibilité en termes d’apprentissage et leur ouverture sur le monde. Leur action éducative, combinée à celle des familles, des villages et des corps de métier, contribuait à former les jeunes gens à un rôle précis dans la société dans laquelle ils allaient être amenés à évoluer et travailler.

2.1. Religion et éducation

Apprendre à lire et à écrire était avant tout un acte religieux (Wyatt, 1969). Les écoles dans la société pré-moderne siamoise étaient des écoles de temples, abritées dans les monastères bouddhiques. La scolarisation des garçons concernait un nombre assez large de jeunes gens et n’était pas limitée à une classe sociale ou à une couche de la population. Aller dans un temple pour y être instruit reposait sur les relations interpersonnelles, et le temps consacré à l’instruction était plus ou moins long, flexible, et fonction des occupations du moine instructeur et des travaux des champs incombant au jeune écolier. Ainsi, au moment des labours et de la récolte, les enfants repartaient dans leur famille et souvent ne revenaient pas au temple. L’éducation dispensée dans ce cadre était peu formalisée, sans cursus défini, et

reposait sur le respect et la considération de l’élève envers le moine qui prenait en charge son éducation.

Le lien qui unissait écolier et maître n’était en effet pas financier mais individuel. L’enfant servait son maître, l’aidait dans ses tâches quotidiennes, et en échange recevait des rudiments de lecture et d’écriture, ainsi que les bases concernant les dogmes religieux, et éventuellement les mathématiques. Peu d’enfants allaient au-delà de cette formation de base, et leurs connaissances ne leur permettaient pas d’accéder ensuite à des métiers liés à l’écrit. Il s’agissait plutôt d’un temps de formation effectué en dehors du foyer qui jouait un rôle important, en liant la famille à la communauté monastique et en lui permettant de gagner du mérite, au sens bouddhique du terme.

Pour accéder à une formation théorique plus poussée, il fallait entrer dans les ordres et devenir novice. Le curriculum alors enseigné s’articulait autour de grandes disciplines : langue écrite pour la mémorisation des textes sacrés, médecine traditionnelle, et astrologie (Watson, 1982). L’école monastique n’avait pas de prétention temporelle, et délivrait des enseignements liés à la religion, l’éthique et l’harmonie. La structure de l’institution scolaire monastique se pensait au niveau de l’établissement lui-même, la hiérarchie scolaire se calquant sur le modèle monastique, avec à sa tête un abbé, puis des moines, occupant des fonctions éducatives en relation avec leur position au sein du monastère.

En dehors des écoles de temples, d’autres possibilités de développer ses connaissances et ses compétences étaient disponibles. Les filles, qui n’avaient pas accès aux temples, étaient élevées dans le foyer familial et apprenaient à gérer une maison, à fabriquer de petits objets artisanaux, à cuisiner, à coudre et à aider dans les champs. Pour les enfants de la famille royale et de la noblesse, l’éducation avait lieu dans un cercle privé, à moins qu’ils ne rejoignent un monastère pour y approfondir leurs connaissances religieuses. Des précepteurs étaient employés pour délivrer des connaissances livresques, ensuite les jeunes hommes acquéraient des savoirs et des compétences pratiques au contact de leurs pères ou bien d’autres personnes liées au cercle familial et relationnel, et susceptibles de les former à leur future carrière (Lavenant, 2001).

2.2. Une éducation « emboîtée »

Les apprentissages se faisaient ainsi au sein d’une relation personnelle entre l’apprenant et le maître, qui faisait également office de mentor et de protecteur. L’éducation reproduisait les structures sociales existantes et perpétuait une organisation basée sur la verticalité et le patronage. L’absence d’obligation de scolarisation ainsi que d’un curriculum évolutif et formalisé donnaient liberté et ouverture sur le monde, mais ne permettaient aucun contrôle ni objectif formels.

Ces caractéristiques reflétaient la vision bouddhique de l’éducation. Le fatalisme était une composante normale de la vie quotidienne et l’éducation revêtait dans cette perspective peu d’importance en dehors de la pérennisation des enseignements religieux car au final, c’est la réincarnation et le cycle de la vie qui importaient pour l’évolution humaine (Watson, 1982). L’éducation traditionnelle ne cherchait pas non plus à développer un esprit critique pour se lancer dans des joutes oratoires sur les fondements du bouddhisme puisque, comme le rappelle Stéphane Dovert, « alors qu’en Occident, les dogmes fondateurs ont été de tout

temps sujets à exégèse, le Siam s’est vu doté d’une doctrine arrêtée dès l’origine qui ne laisse à ses adeptes aucune marge d’interprétation » (Dovert, 2001a, p.xv).

Le Tableau 8 synthétise ce moment de l’éducation traditionnelle dans le royaume du Siam en présentant ses principes directeurs, son contenu, ses lieux et ses objectifs. L’éducation ne répondait pas à d’autres buts que ceux envisagés dans le cadre de cette société organisée sur un mode vertical et dans laquelle la religion répondait aux attentes du pouvoir politique, qui en échange apportait son soutien à ce garant de sa légitimité temporelle. L’éducation avait pour fonction de donner à l’enfance et à la jeunesse soit des savoir-faire directement applicables dans un futur travail, soit des connaissances théoriques liées à la religion et à l’éthique. Les compétences professionnelles transmises de génération en génération cherchaient à perpétuer des productions de subsistance, alimentant troc et échanges en nature, à transmettre les ficelles du métier et les tours de main mais sans avoir pour objectif l’innovation ou le changement (Baron-Gutty, 2010).

Tableau 8 : Le moment de l’éducation traditionnelle dans le royaume du Siam : principes, contenu, objectifs et lieux

Principes Contenu Lieux Objectifs

C o n n ai ss an ce s th éo ri q u es Proximité Relation personnelle Connaissances classiques issues du religieux Monastère Ecole de temple Précepteur Perpétuation de la religion

Ordre moral et éthique

C o n n ai ss an ce s p ra ti q u es Savoir-faire Relation personnelle Observation et apprentissages pratiques Famille Village Corps de métier Acquisition de compétences spécifiques Reproduction / pérennisation du métier, de la fonction

Source : réalisé par l’auteur

L’éducation traditionnelle siamoise était le résultat de l’interaction d’éléments sociaux, culturels, politiques et économiques au sein d’une société patrimoniale, dans laquelle, si l’ordre politique était distinct des autres fonctions, le pouvoir restait le fait d’un chef et de relations personnelles, structurées par des liens verticaux. Il s’en suivait une organisation emboîtée dans laquelle l’éducation était une boîte au service de et parmi les autres (Figure 5).

Figure 5 : Une éducation traditionnelle au sein d’une société « emboîtée »

Source : réalisé par l’auteur

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La production et la transmission des connaissances telles qu’elles étaient envisagées entre les XIIIème et XIXème siècles dans les royaumes occupant le territoire de l’actuelle Thaïlande étaient conformes aux besoins, voire aux attentes, de la société. Sur toute cette période prévalut un statu quo éducatif puisque l’éducation était reproduite de génération en génération sans que ni ses fondements ni ses orientations ne soient remis en cause. Wyatt (1969) affirmait que du fait des interrelations entre les sphères éducative, religieuse, culturelle et politique, la moindre modification dans l’une aurait des répercussions intenses sur les autres. Or, au cours du XIXème siècle, le Siam connut des changements majeurs principalement en termes politiques et économiques, et il convient de s’interroger sur l’impact qu’ils ont eu sur l’éducation traditionnelle.

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Chapitre II : Les débuts d’une ère