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2.4 Créer l’actualité, le portrait de l’homme politique

2.4.3 Les journaux comme personnages

Les nombreux journaux publiés au Canada agissent comme porte-voix des divers discours qui circulent dans la société de l’époque. Ainsi, l’insertion de revues de presse ou la simple mention d’autres journaux dans Le Fantasque a pour corollaire l’inclusion d’autres voix. Les autres journaux sont parfois même présentés comme des personnages dans Le Fantasque. Dans le tout premier numéro du journal, un jeu sur la forme des annonces maritales en constitue un exemple éloquent :

MARIÉS - En Canada, par le Rév. O'Callaghan: LE LIBÉRAL, de Québec, âgé de plusieurs semaines, à la vieille Minerve, dont la chasteté décrépite n'est plus ni scrupuleuse ni proverbiale. Cette union monstrueuse effraie les vrais amis de leur patrie, de la morale et de l'ordre publics, et paraîtra en tout digne de celui qui osa la consacrer255.

Cette nouvelle du mariage des deux journaux, lors d’une cérémonie officiée par le rédacteur d’un troisième journal, le Vindicator, dont le rédacteur est le Patriote O’Callaghan, ridiculise l’homologie des positions politiques de La Minerve, du Libéral et du Vindicator.

Le Fantasque, bien qu’il critique l’ensemble des autres journaux canadiens, a tendance

à attaquer les journaux qui se portent à la défense des intérêts des Canadiens sur la déficience

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de leur pratique journalistique plutôt que sur les opinions politiques qu’ils véhiculent. Cela a pour effet de discréditer le journal en cause auprès des lecteurs et conséquemment de mettre en doute les informations qui y sont présentées, le journal étant taxé d’amateurisme dans la foulée. En août et septembre 1837, Le Fantasque insère ainsi une série d’articles sur la pauvreté de la langue du Libéral, un journal papineauiste publié à Québec du 17 juin au 20 novembre 1837256. Il raille surtout Robert-Shore-Milnes Bouchette, le rédacteur de la partie française du Libéral, à cause de la piètre qualité de son français. En septembre 1837, le flâneur fantasque se défend de s’être acharné sur lui et propose, par un retournement comique, de dire qu’il parle comme Mirabeau et qu’il écrit comme Voltaire et Racine en échange de sa souscription au Fantasque. Le journal Le Canadien est lui aussi moqué dans Le Fantasque pour la piètre qualité de sa langue. Deux articles signés « Un ami du progrès257 » et intitulés « Philologie » critiquent la manière dont Le Canadien dénonce le gouvernement en place et encourage les Canadiens à combattre pour le maintien de leurs droits. L’auteur recense les fautes présentes dans le texte, puis évoque des grands maîtres du langage comme Bossuet, Boileau, Horace et Démosthène par contraste.

En somme, la « galerie d’originaux » du Fantasque donne accès à une foule de personnages en tous genres. Selon Michel Erman, les personnages « entretiennent des relations avec le monde des choses sur lequel ils portent leur regard si bien que les événements sont toujours dépendants de leur conscience, quelle que soit la focalisation narrative employée258 ». Ainsi, par le biais de leurs aventures, lettres et conversations, les

256 BEAULIEU, André et Jean HAMELIN, La presse québécoise des origines à nos jours, Tome 1 (1764-1859),

Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1973, p.95.

257 « Philologie », Le Fantasque, vol. 3, no 30, 8 mars 1841, p.182-183. Et « Philologie », Le Fantasque, vol. 3, no31,

18 mars 1841, p.186-187.

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personnages du Fantasque reçoivent un rôle dans la fabrique fictionnelle et deviennent responsables de la monstration de leur monde vécu, la ville de Québec, entre réalité et fiction. Au fil des publications et des commentaires du flâneur fantasque, ces personnages, à la manière de porte-voix, se voient attribuer un discours dont le contenu et la manière de dire les caractérise. Chacun d’entre eux reçoit une place et une fonction dans ce que Maurice Mouillaud nomme le système du journal259. L’homme de presse supervise la fabrique fictionnelle et crée le « matériau » journal, l’homme du peuple est porteur de la diversité des voix et des discours, le lecteur est celui qui permet au système de prendre forme par la lecture et l’homme politique constitue le protagoniste principal du récit de l’actualité. Par l’insertion d’une foule de personnages aux discours parfois contradictoires, le flâneur fantasque est en mesure de dynamiser son journal. Au lieu d’avaler les autres voix dans la sienne, il leur donne la parole et les invite à commenter l’actualité, à débattre, à rire, bref à interagir. Ce système de personnages crée ainsi une véritable communauté dans Le Fantasque, communauté que les lecteurs sont invités à joindre par l’insertion de lettres de leur cru, par exemple. Le système de personnages ainsi déployé témoigne d’un goût pour le littéraire et constitue un atout pour dire et faire dire davantage sur l’actualité.

259 MOUILLAUD, Maurice, « Le système des journaux (Théories et méthodes pour l’analyse de presse) »,

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CHAPITRE III

La littérature comme ouverture aux voix

La mise en récit de l’actualité requiert non seulement un narrateur, incarné par le flâneur fantasque, et une galerie de personnages, formée de centaines de personnages en tous genres; elle requiert la présence du littéraire. Nous consacrons ainsi le troisième chapitre au statut de la littérature et à ses manifestations dans Le Fantasque. La littérature occupe un grand espace dans le journal d’Aubin. D’une part, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, le rédacteur rapporte l’actualité sous le couvert de récits de divers personnages, ce qui assure une présence importante de la fiction. D’autre part, par leur insertion dans la section « Littérature » ou « Mélanges » dans le journal, de nombreux textes littéraires, présentés comme tels ceux-là, figurent dans Le Fantasque. Napoléon Aubin est l’auteur de la plupart d’entre eux et sélectionne soigneusement les autres textes dignes de figurer dans le journal, qui en enrichissent et en complexifient le réseau de voix.

La littérature, dans Le Fantasque, est un espace d’expérimentation sans limites. Nous l’évoquerons à travers les grandes catégories de textes que sont la narration, les textes en vers et le théâtre, dans le but de montrer de quelle manière chacune de ces formes devient un outil dans « l’arsenal fantasque260 ». Dans Le Fantasque, en plus des lettres, des flâneries et des conversations rapportées mettant en scène des personnages caractéristiques de la société canadienne, la narration prend la forme du texte utopique, de la nouvelle et du roman-feuilleton, qui connaît son apogée au milieu du XIXe siècle. Les divers textes narratifs permettent d’ouvrir

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le monde du Fantasque à d’autres univers et personnages. En effet, les personnages des textes littéraires insérés dans des rubriques qui se consacrent à la littérature cohabitent avec les personnages qui gravitent de manière décloisonnée dans Le Fantasque, ce qui leur permet de s’intégrer à la « galerie d’originaux261 » fantasque. Cela a pour effet de multiplier les voix et de dynamiser le journal.

La littérature présente dans Le Fantasque prend également la forme d’une foule de textes versifiés, soit la chanson, la poésie et la fable. À la lecture de l’ensemble des numéros du journal, nous pouvons remarquer qu’au plan stylistique, ces formes versifiées sont plus travaillées que les formes narratives. Elles font de la mise en forme du discours et du langage des méthodes pour multiplier les réseaux de sens. De plus, alors que l’anonymat ou le pseudonymat caractérise les textes narratifs, les textes versifiés sont souvent signés dans Le

Fantasque, une pratique qui témoigne du statut différent que possèdent les deux genres

littéraires, les formes versifiées étant traditionnellement considérées davantage savantes que les formes narratives.

Nous terminerons notre tour d’horizon de la littérature dans Le Fantasque par le théâtre, un art très cher à Napoléon Aubin, qui fonda même une troupe de théâtre, les « Amateurs typographes », en 1839. Dans Le Fantasque, le théâtre apparaît comme un objet animant la vie culturelle de la ville de Québec par l’insertion de prospectus pour les pièces des « Amateurs typographes » et de critiques des diverses représentations. Le théâtre en vient aussi, conformément à l’idée qui mène l’ensemble de la thèse de Lucie Villeneuve, à caractériser la manière de traiter du politique dans Le Fantasque. En effet, Villeneuve désigne les stratégies

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narratives d’Aubin comme une « théâtralisation du politique262 ». Nous ouvrirons pour notre part cette « théâtralisation » à l’ensemble de l’actualité afin de tenir compte également de la vie culturelle, associative et intellectuelle de la ville de Québec, des réseaux dans lesquels Aubin était impliqué et qui, corollairement, sont présents dans le portrait de la ville de Québec tel que déployé par le rédacteur dans Le Fantasque.

Nous verrons, en définitive, que par leur insertion dans le journal satirico-politico- littéraire qu’est Le Fantasque, l’ensemble des textes littéraires deviennent des occasions de commenter l’actualité canadienne par l’interlisibilité caractéristique du journal telle que la conçoivent Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant263.