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Une approche biographique de Paul Tannery

1.1 Jeunesse et premières influences

1.1.1 Un milieu familial cultivé et conservateur

Paul Tannery naît en 1843 à Mantes-sur-Seine, fils cadet de Samson Delphin Tannery

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et Euphrosine Opportune Perrier.

Sur la famille Tannery, peu d’information. Il apparaît néanmoins qu’elle a bénéficié d’une belle ascension sociale, l’espace de quatre générations, de Nicolas Tannery, cor-donnier des Andelys (Eure) au début du XIXe siècle16, jusqu’à son arrière-petit-fils Jean Tannery, haut fonctionnaire et instigateur de la guerre économique pendant la Première

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Guerre Mondiale17. Première figure dans cette ascension, Samson Delphin, le père de Paul Tannery, occupe un poste de conducteur des Ponts-et-Chaussées, c’est-à-dire « [d’agent] sous les ordres directs de l’ingénieur et au-dessus des piqueurs, ainsi dit parce qu’il est chargé de la conduite ou direction des travaux18 ». Embrigadé dans la jeune Compagnie des chemins de fers de l’Ouest, pour laquelle il contrôle la construction des nouvelles

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lignes décidées par le Gouvernement impérial, S.D. Tannery jouit ainsi d’une situation suffisamment confortable pour garantir à ses deux fils l’accès aux grandes écoles19, même

16. Nicolas Samson Tannery est le grand-père paternel de Paul Tannery. Source : copie de l’acte de naissance de Samson Delphin Tannery dans son dossier de Légion d’honneur, (LH/2567/5).

17. Neveu de Paul Tannery, Jean Tannery est le fils du mathématicien Jules Tannery. Sur Jean Tannery et la Guerre économique, on lira l’article de Michaël Bourlet, [Bourlet, 2004].

18. Entrée « conducteur » duDictionnaire de la langue françaised’Émile Littré, (2eéd., 1873-1877). 19. Comme l’indique Terry Shinn, [Shinn, 1980], Napoléon, jugeant dangereux l’accès du peuple à l’enseignement avancé, avait mis fin à la gratuité des études à l’École polytechnique, imposant des frais de scolarité élevés et supprimant les bourses ; qui plus est, en inscrivant une épreuve de version latine au concours d’entrée, il imposait implicitement le passage des candidats par les lycées privés, abordables aux seules familles aisées.

si lui-même ne gagnera jamais le titre d’ingénieur réclamé à cette époque par les conduc-teurs20.

Par-delà le voile édifiant qui couvre les tentatives biographiques sur l’historien, la fa-mille Tannery est dépeinte comme cultivée : S.D. Tannery s’adonne aux arts21; il enseigne à ses trois enfants les éléments du calcul et du latin. Plus intéressante pour nous, l’allusion

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de Jules Tannery à la bibliothèque familiale bien constituée et à l’origine de l’érudition de son frère :

Tous les livres de la bibliothèque paternelle, les plus vieux et les plus rébarbatifs y [dans les mains de Paul de Tannery] passaient. Voici une énorme bible in-folio traduite par Sylvestre de Sacy22, voici les gros volumes de l’Encyclopédie

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de d’Alembert, voici les vieilles petites éditions d’auteurs latins et français à reliures solides et fatiguées, dont le texte horriblement fin a déjà usé les yeux de plusieurs générations23.

Des témoignages encore rapportés par Sarton, il ressort une famille Tannery incarnant des valeurs conservatrices : la figure patriarcale énergique et autoritaire de S.D. Tannery,

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la portée édifiante des souvenirs de guerres de l’aïeul maternel soldat du Premier Empire, ou encore l’atmosphère du foyer « empreinte d’une foi religieuse profonde, [. . .], de pureté morale, de travail24, etc. ». Nourri d’un solide enseignement chrétien25, Paul Tannery a, pour Sarton, conservé toute sa vie un fort sentiment religieux ; et d’en faire un des

ar-20. Consulter par exemple l’ouvrage d’Antoine Picon, [Picon, 1992], pp. 605-610. Au passage, il convient de noter que, contrairement à l’information donnée par la plupart des sources secondaires, et même s’il a pu en avoir les attributions comme d’autres conducteurs, S.D. Tannery n’a jamais eu le titre d’ingénieur. On consultera aux archives nationales son dossier de Légion d’honneur (LH/2567/5), ou son dossier de carrière (F/14/2678).

21. « Il était doué d’une intelligence largement ouverte à toutes les manifestations artistiques, il aimait la littérature avec passion et ses petits enfants gardent précieusement, parmi d’autres souvenirs, une adaptation de laChanson de Roland », [Sarton, 1938], p. 634.

22. Il s’agit plutôt de la traduction célèbre faite au XVIIe siècle par Lemaître de Sacy, l’orientaliste français Silvestre de Sacy (1758-1838), n’ayant pas publié de traduction de la bible.

23. [Tannery, 1905], p.776. 24. [Sarton, 1938], p. 634.

25. Les enfants Tannery fréquentent dans leur jeunesse une institution privée de Mantes dirigée par un ecclésiastique. Il faut noter toutefois qu’il n’y a rien ici d’exceptionnel : le milieu du XIXe siècle est une période propice aux écoles confessionnelles qui bénéficient successivement des lois Guizot (1833) et Falloux (1850) sur la liberté d’enseignement. Selon Maurice Gontard, à la fin de 1841, l’enseignement secondaire compte 257 établissements libres. (Source : [Gontard, 1972]).

guments expliquant sa candidature manquée au Collège de France26. Néanmoins, alors qu’il évoque pour Duhem le rapport de son frère à la philosophie positive, Jules Tannery propose une perspective quelque peu différente : « Ce point est évidemment pour vous seul : c’est à l’École polytechnique qu’il [Paul Tannery] s’est détaché du christianisme27». En l’absence de document tiers permettant de trancher définitivement entre les positions

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de Sarton et Jules Tannery, quelques observations restent cependant possibles. Les col-laborations multiples de Paul Tannery avec des ecclésiastiques28 écartent tout soupçon d’anticléralisme ; l’historien n’est pas non plus un esprit prosélyte et s’il faut noter parmi ses travaux une traduction inédite du Pentateuque sur le texte hébreu29, une tentative exégétique intitulée Évangiles expliqués à Mme Tannery30, ces travaux relèvent moins de

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la théologie que de l’érudition et de l’histoire de la philosophie, pas plus d’ailleurs que les quelques publications qu’il donne dans les Annales de philosophie chrétienne31; en sorte que, à l’image de ses positions politiques, discrètes et sans effusion, l’éventuelle foi catholique de Tannery ne semble pas engagée dans ses travaux intellectuels, comme c’est le cas pour un de ses contemporains, Pierre Duhem32.

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26. [Sarton, 1938], p. 634, et [Sarton, 1947]. Sur la candidature de Tannery à la chaire du Collège de France, voir infra p. 62.

27. cf. infra Annexe 1, p. 431.

28. Notons l’édition d’une correspondance d’écolâtres du XIe siècle, réalisée avec l’abbé Clerval, la préface à l’Histoire de l’abbaye royale et de l’ordre des chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris de Monseigneur Fourier-Bonnard, une correspondance avec l’abbé Georges Frémont sur la question du Logos dans l’évangile de Jean, ou encore une correspondance avec l’abbé Monchamp relative à la correspondance de Descartes.

29. Le tome XVII desMémoires scientifiques (note 58, p. 117) indique que le manuscrit a été déposé à la bibliothèque Sainte-Geneviève à la demande du conservateur Charles-Émile Ruelle.

30. Texte imprimé à compte d’auteur à Bordeaux en 1888-1889. Aucun exemplaire n’a été trouvé. Un extrait se trouve néanmoins dans les Mémoires scientifiques, t. VII, pp. 147-153, consacré à la question duLogos dans l’évangile de Jean.

31. Notons simplement les titres : « Sur la religion des derniers mathématiciens de l’Antiquité », [Tannery, 1896e] ; « Les lettres de Descartes », [Tannery, 1896b] ; « Qu’est-ce que l’atomisme », [Tannery, 1897b] ; « Le concept de chaos », [Tannery, 1899a] ; « La vérité scientifique », [Tannery, 1901d] ; « La science et l’hypothèse, d’après M. H. Poincaré », [Tannery, 1903b].

32. Sur les rapports tumultueux entre les savants catholiques et le pouvoir dans les premières décennies de la Troisième République, on lira l’article de Harry W. Paul, [Paul, 1972].

1.1.2 De la formation d’un ingénieur,

ou entre raison des sciences et passion des lettres

Du lycée : contre la Bifurcation

Vers le milieu de notre siècle, les nouveaux progrès accomplis [par les sciences] exigeaient déjà une profonde réforme [de l’enseignement]; mais de même que

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la Révolution de 1848 avorta politiquement, de même, en France du moins, les tentatives de refonte de l’enseignement n’aboutirent qu’aux résultats les plus fâcheux.

[. . .] Ce système [de la Bifurcation], que l’opinion publique, mal éclairée sur la question, accueillit avec assez de faveur, mais qui fut toujours mal vu dans

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l’Université, subsista une quinzaine d’années, mais compromit l’enseignement pour une période beaucoup plus longue. L’erreur était d’aggraver la séparation intellectuelle qui tendait à se faire, depuis le commencement du siècle, entre l’éducation purement littéraire et l’éducation purement scientifique, alors que le problème est toujours, au degré secondaire, de donner une instruction

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tégrale, de faire des hommes complets ; on prétendait aussi à tort commencer l’enseignement scientifique à un âge où l’esprit des élèves n’est pas d’ordinaire suffisamment mûr pour le recevoir ; mais surtout il ne fallait pas croire que c’est le temps consacré aux études qui importe et non la façon dont elles sont conduites.

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A cet égard, les programmes furent aussi mal conçus que possible ; loin de cher-cher à élever le niveau des connaissances théoriques, on le rabaissa plutôt, soit en restreignant les matières de l’enseignement, soit en maintenant autoritai-rement des modes d’exposition surannés et déjà ridicules aux yeux des élèves ; on tendit au contraire à développer les connaissances pratiques et les sujets

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dont l’enseignement est facile, mai peu utile à la formation de l’esprit33.

Sévère jugement que celui porté par Tannery sur le lycée dont il fut élève au moment de la Bifurcation. À cette époque, le ministre de l’instruction publique Hippolyte Fortoul souhaitait « mettre fin aux débats stériles sur la prééminence des lettres ou des sciences34», et voir disparaître les enseignements classique et spécial coexistant dans les collèges, et

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dont le second paraissait relégué aux élèves les moins doués et aux professeurs de moindre

33. [Tannery, 1899c], pp. 377-379. À compter de cette note, et sauf mention contraire, les articles de Tannery sont cités d’après la pagination des Mémoires scientifiques de Paul Tannery, [Tannery, 1912]. Nous avons toutefois conservés dans les appels de références la date de publication originale.

34. Rapport à l’empereur sur le statut de l’instruction publique, du 19 septembre 1853, cité par Nicole Hulinin [Hulin, 1982].

mérite. Dans cette optique, son nouveau plan d’études de 1852 introduisit une répartition des élèves en deux classes au sortir de la quatrième (d’où l’expression Bifurcation) : une première section à dominante littéraire, une seconde à dominante scientifique, conduisant chacune à un baccalauréat propre. Le baccalauréat ès lettres devait donner accès aux facultés de droit et de lettres, quand le baccalauréat ès sciences devait déboucher vers les

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facultés de sciences, de médecine, les écoles spéciales et les professions commerciales et industrielles. Tôt attaqué par les enseignants bouleversés dans leur pratique, et par les parents désireux de choisir eux-mêmes le profil littéraire ou scientifique de leurs enfants, malgré encore les multiples réajustements dont il fait l’objet, le système de la Bifurcation devait être abandonné en 186535.

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L’exemple de Paul Tannery témoigne des difficultés du plan d’études de Fortoul. Mal-gré une disposition évidente pour les lettres, il doit néanmoins suivre le parcours scienti-fique, conformément à l’ambition paternelle de voir son fils embrasser une carrière d’in-génieur. Bon élève, le futur historien parvient à suivre en parallèle les cours des classes littéraires et obtient ainsi les deux baccalauréats en 1860 ; et Jules Tannery de souligner

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un trait de caractère de son frère : « Comme le grec était supprimé [pour les classes scien-tifiques], mon frère en faisait certainement plus que ses camarades des classes de lettres, et il est sorti du lycée certainement déjà très fort en latin et en grec36 ».

35. On consultera l’article de Maurice Gontard, [Gontard, 1972], pour davantage d’information sur l’histoire de la Bifurcation, son déploiement, sa disparition. Une analyse touchant plus spécialement la question des sciences est proposée par Nicole Hulin, [Hulin, 1982].

Les Manufactures de l’État, un choix raisonnable

L’entrée de son fils à l’École Polytechnique37 offre une nouvelle preuve du patriarcat fort exercé par S.D. Tannery. Sans doute avec l’espoir de le voir intégrer ensuite le corps d’excellence des Ponts et Chaussées, celui-ci dirige son fils vers l’École polytechnique, quand celui-là ambitionnait plutôt l’École normale supérieure et l’enseignement, avec déjà

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quelque expérience : selon Sarton, « le soir Paul initiait sa sœur à la langue grecque, et lui apprenait à goûter Platon dans le texte même ; d’autre part il formait son jeune frère aux mathématiques et à la philosophie38 » ; et Jules Tannery de se souvenir de l’intérêt marqué son frère pour la pédagogie, du cours de mathématiques qu’il avait rédigé39.

Classé 28e sur 136 à l’examen de sortie de polytechnique en 1863, Tannery manque

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de peu une place dans le corps des Ponts et Chaussées, et opte pour une carrière dans l’industrie des Tabacs40, monopole d’état administré par la Direction générale des Manu-factures de l’État (ministère des Finances). Parmi les attributions de celle-ci, la culture des tabacs, ainsi que l’exploitation et l’établissement des manufactures (fabrication, analyse et expertise des tabacs, construction de bâtiments, usines et appareils, achat des tabacs

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exotiques)41, autant de services approchés par Tannery successivement ingénieur puis

37. Suivant la base « Famille polytechnicienne » contenant les fiches des anciens élèves de l’École polytechnique (accessible depuishttp ://bibli.polytechnique.fr, consulté le 01-12-2009), Tannery est classé 16e sur 163 au concours d’entrée, en 1861. Jules Tannery indique, dans la lettre transcrite en annexe 1, que lui et son frère avaient eu le même professeur despéciales, Toussaint, dont il précise qu’il était allié aux Puiseux (famille du mathématicien Victor Puiseux ?).

38. [Sarton, 1938], p. 635.

39. Ce cours n’ayant pas été publié, nous ne possédons que peu d’information. Selon la liste des travaux inédits de Tannery donnée au volume XVII de ses Mémoires scientifiques, le cours aurait été divisé en « un cours d’Algèbre, un cours d’Analyse et un cours de Géométrie, rédigés suivant un plan nouveau ». Jules Tannery précise « ses tendances à philosopher, son indifférence pour les habitudes reçues, son goût pour les idées générales [s’y] manifestent nettement », [Tannery, 1905], p. 777.

40. Parmi les camarades qui le devancent, les 21 premiers ont tous intégré les Mines (3 places) ou les Ponts-et-chaussées (18 places) ; viennent immédiatement ensuite le corps des Manufactures de l’État, pour lequel Tannery obtient la cinquième et dernière place disponible, et le Génie de la Marine (6 places), suivis par différents corps militaires et civils moins sélectifs. (Statistique établie à partir de la base « Famille polytechnicienne », voir infra note 37).

directeur des manufactures42. Moins prestigieux que les Ponts et chaussées, les Manufac-tures de l’État n’en sont pas moins prisées par la Bourgeoisie française43 : les traitements étaient supérieurs à ceux offerts par l’université44ou les ministères, et, tout en étant moins confortables financièrement que ceux des industriels, les postes dans les Manufactures de l’État garantissaient non seulement une plus grande sécurité, mais aussi un statut social

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plus élevé45.

1.1.3 Des influences du lycée et de Polytechnique

Lachelier, inspiration ou raccourci historique opportun

De la période lycéenne du futur historien, l’ensemble de la littérature secondaire répète, à la suite de Jules Tannery, l’influence décisive exercée par son professeur de philosophie,

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Jules Lachelier, « qui contribua assurément à le former et à lui donner la passion de la philosophie et le sens de l’antiquité46 » ; époque durant laquelle, en effet, Lachelier poursuit une étude suivie de Platon, qui le conduit en 1863 à l’agrégation de philosophie47. Néanmoins, suivant le portrait qu’en dresse Jules Tannery, Lachelier en 1860 ne semble guère suggérer l’influence qu’il exerce quelques années plus tard à l’École normale, rompant

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avec l’éclectisme de Victor Cousin : « je crois bien qu’il [Paul Tannery] était le seul à écouter le professeur de philosophie, qui parlait, la tête cachée entre ses mains, au milieu d’un tapage intolérable ».

42. Parcours plutôt classique dans l’administration des tabacs, Tannery y montre néanmoins suffisam-ment son engagesuffisam-ment, pour être promu chevalier de la Légion d’honneur en 1887 (Dossier LH/2567/6).

43. La base « famille polytechnicienne » permet d’établir que les Manufactures de l’État recrutent toujours parmi le premier quart des polytechniciens dans les années 1860-1870.

44. Dans une lettre à Karl Sudhoff, Tannery écrit ainsi : « Pécuniairement la situation que j’ai, et que je n’aurais pu conserver longtemps avec celle de professeur au Collège de France, est plus avantageuse que celle-ci, si elle est moins glorieuse », [Tannery, 1912], t. XVI, p. 418.

45. Source : [Sarton, 1947], note 2a, p. 33. 46. [Tannery, 1905], p. 775.

L’influence de Lachelier ne doit néanmoins pas être sur-estimée, et pourrait ne rele-ver que d’un raccourci historique exagérant la rencontre contingente de deux individus, amenés sur le devant de la scène intellectuelle ultérieurement et de manière indépendante. Lachelier n’est d’ailleurs explicitement mentionné que dans une seule étude de Tannery, consacrée au syllogisme48, sujet de la thèse latine de son ancien professeur de philosophie,

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mais soutenue seulement en 187149. Ni la correspondance publiée de l’historien, ni les quelques inédits repérés en préparant cette thèse ne révèlent de liens personnels ultérieurs avec le philosophe, qu’il retrouve de manière sûre, une quarantaine d’années après le ly-cée, au sein de la Société française de Philosophie, fondée par Xavier Léon en 1901. Reste néanmoins l’admiration qu’a pu porter Tannery à son ancien professeur.

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Des relations intellectuelles limitées avec le milieu polytechnicien

En 1903, à l’occasion de sa candidature à la chaire d’histoire générale des sciences, présentant ses « Titres scientifiques » aux professeurs du Collège de France, Tannery écrit : « De par mon éducation scientifique et de par mon métier, je ne sais pas plus de Mathématiques et je sais moins d’Astronomie que je ne sais de Physique, de Chimie

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ou même d’Histoire naturelle50 ». Modestie du polytechnicien (πολύς, nombreux, τέχνη, art, industrie !) sans doute, même s’il convient de remarquer que l’école d’application des Tabacs est essentiellement orientée vers les sciences physico-chimiques : chimie appliquée au tabac ; chimie agricole ; application de la chaleur ; machines ; fabrications ; résistance des matériaux ; les élèves suivent encore plusieurs cours à l’École des Ponts-et-chaussées51.

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48. [Tannery, 1878a].

49. La thèse latine de Lachelier est intitulée De Natura syllogismi, sa thèse principale traitant Du Fondement de l’induction.

50. [Tannery, 1912], t. X, p. 133.

Au-delà de la solide formation scientifique et technologique que Tannery y acquiert, l’influence de l’École polytechnique et de l’École d’application des tabacs sur son activité d’historien paraît assez limitée : il suffit de rappeler qu’il continue à cette époque de nourrir en parallèle et de façon autonome son affection pour les humanités en s’initiant à l’hébreu et en lisant le Cours de philosophie positive de Comte52.

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Même si d’autres formes de sociabilité avec l’École polytechnique sont imaginables, via notamment la Société mathématique de France, au regard de son commerce épistolaire conservé, les polytechniciens sont peu nombreux, une petite dizaine sur les 150 correspon-dants connus53. Tannery ne s’abandonne guère non plus au souvenir de ses enseignants d’alors : à l’exception du mathématicien Jean-Marie Duhamel, dont il établit la notice

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biographique pour la Grande Encyclopédie, seuls sont évoqués brièvement Aimé Lausse-dat, chargé des cours d’astronomie et de géodésie à Polytechnique et Théophile Schloesing chimiste et directeur de l’école d’application.

1.1.4 Deux épées et un sabre pour un ingénieur patriote au

ser-vice de l’État

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En parallèle de son métier d’ingénieur des Manufactures, Tannery mène une carrière de réserviste qui le conduit jusqu’au grade de Lieutenant-Colonel d’artillerie, le plus élevé de la réserve54. Goût des choses militaires, c’est aussi l’empreinte forte laissée par les

52. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre de cette thèse. À noter que Tannery s’engage dans la lecture duCours, au moment même de sa réédition par Littré.

53. Encore faut-il admettre un classement entre les polytechniciens connus sur les bancs de l’École, Thévenin et Billardon de sa promotion (X, 1861) et Émile Lemoine de la promotion précédente ; les polytechniciens de la même génération mais qu’il n’a pas fréquenté à l’École, Laisant (X, 1859), Brocard et Sorel (X, 1865) ; enfin des polytechniciens de promotions bien plus éloignées, Mowat (X, 1843), Rodet (X, 1851), Rochas d’Aiglun (X, 1857), Carra de Vaux (X, 1886), Bricard (X, 1888).

54. La revueIsis[16(1), 1931] a publié un des rares portraits photographiques connus de Tannery, por-tant l’habit militaire et ses deux décorations officielles d’Officier des Palmes académiques, et de Chevalier de la Légion d’honneur (ce qui porte le cliché à une date postérieure à 1887).

Figure 1.1 – Cartouche de Paul Tannery. Enlacés dans une banderole portant sa devise « en temps et lieu », deux épées et un sabre, ceux du sergent à l’École polytechnique, de l’Ingénieur des Manufactures de l’État, et du Lieutenant-Colonel d’artillerie.

événements de 1870-1871, qui le maintiennent sa vie durant dans un esprit de revanche, mêlé d’amertume politique :

Il a d’ailleurs connu, pendant le siège, la fièvre et l’exaltation. . .J’ai gardé le souvenir d’un fait qu’il m’a raconté immédiatement après [ceci est encore pour