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Jean de Tournes, un imprimeur-libraire, éditeur de répertoires de formes au XVI e siècle

Nous ignorons les origines du célèbre imprimeur-libraire Jean de Tournes. Avait-il des liens de parenté avec les orfèvres nommés de Tournes identifiés à Lyon à la fin du XVe siècle ? Et quelques années de sa vie demeurent mystérieuses, entre 1504, date supposée de sa naissance, et 1532, lorsqu’il composait, dans l’atelier de Sébastien Gryphe les Opere toscane de Luigi Alamanni.

Nous savons qu’il apprit le métier d’imprimeur dans l’atelier de Gryphe, dont son ami Étienne Dolet faisait l’éloge « du savoir et de la bienveillance », de la

499 MÂLE (1908), p.455.

500 DIBDIN T.F., fe Bibliographical Decameron, vol.1, 1817, p.181 à 185, cité par RONDOT (1897), p.20.

beauté de ses impressions, et de l’amitié éternelle qui les liait. Jean de Tournes, qui travailla en tant que compositeur chez Gryphe pendant plus de dix ans, devint donc aussi l’ami d’Étienne Dolet. « C’est là que je composais les ouvrages de Luigi Alamanni » raconta de Tournes plus tard, « et que j’appris non seulement à apprécier mais à aimer la langue toscane501 ». Il y apprit également le latin, le grec et l’espagnol. Mais le salaire d’un compagnon était modique, il avait des enfants à nourrir et la dot de son épouse avait été modeste.

Ce n’est qu’à l’âge de trente-huit ans, lorsque sa belle-mère lui fit don d’une maison, que cet artisan cultivé monta son propre atelier. Un document découvert par Natalie Davis502 offre un renseignement précieux à ce sujet : il s’agit de l’acte503, daté du 21 février 1540, établi dans la maison même de Sébastien Gryphe, par lequel Michelette Gibollet, veuve de Georges de Luire, « blanchisseur de murs et maisons » (c’est-à-dire artisan peintre), fit don d’une maison à sa fille Odette de Luire et à son gendre « Jean de Tournes imprimeur » : c’est donc grâce à une transmission familiale caractéristique de ce milieu d’artisans que Jean de Tournes put disposer de son premier atelier, celui du quartier de la rue |omassin.

Son premier livre parut en 1542 et quelques années plus tard, le libraire Guillaume Gazeau devint son gendre et associé occasionnel. En 1551, il quitta la maison qui lui venait de sa belle-famille pour une plus riche demeure « à quatre arcz de bouticque », celle de la rue Raisin504 où se trouvait la librairie et sans doute aussi son imprimerie. La librairie de Jean de Tournes avait pour enseigne deux vipères entrelacées, sculptées sur pierre, avec cette devise : Aux deux vipères505.

Les quelques documents conservés par ailleurs témoignent de l’ascension sociale d’un artisan et commerçant, passé de la situation de compagnon « imprimeur » en 1540, à celle de « mestre imprimeur » en 1543, puis à celle d’« imprimeur et libraire » en 1555, enfin, en 1559, il se vit décerner le titre d’ « imprimeur du roi » à Lyon. « Il possédait toutes les connaissances qui

501 ZEMON DAVIS Natalie, « Le monde de l’imprimerie humaniste : Lyon », dans Histoire de

l’édition française, t. I, Paris, Roger Chartier, Henri-Jean Martin et Jean-Pierre Vivet, 1983, p. 255-

277.

502 DAVIS Natalie Zemon, « Women in the crafts in sixteenth-century Lyon », in Feminist

Studies, t. 8, 1982, p. 46-80.

503 A.D.R., 3E 3765, fol. 105v-106.

504 La rue Raisin s’appelle aujourd’hui la rue Jean de Tournes.

505 CARTIER Alfred, Bibliographie des éditions des de Tournes, imprimeurs lyonnais, 2 t., Paris, 1937, p. 141-142.

distinguèrent les célèbres imprimeurs de son temps ; il savait le grec, le latin, l’espagnol et l’italien, et les meilleurs auteurs dans toutes ces langues lui étaient familiers » dit de lui un lointain descendant506.

L’éventail des classiques, des œuvres religieuses et surtout littéraires demeure large, mais la plupart des livres qu’il édita le furent en langue vernaculaire. Il ne publia d’abord qu’en français, puis, dès les années 1550, il équilibra la multiplication de ses publications en grec et en latin par des livres en français, en italien, et autres langues vernaculaires, dont beaucoup de sont de petits formats. C’est ainsi qu’il publia des traductions en français d’Hésiode, d’Épictète, les Fables d’Ésope en latin, grec et français, les poèmes de Clément Marot, Pernette du Guillet, marguerite de Navarre, Maurice Scève, louise Labé et Pontus de Tyard, pour n’en citer que quelques-uns. Les premières éditions lyonnaises de Dante et Pétrarque en italien sortirent de ses presses, bien avant celles du vénitien de formation qu’était Guillaume Rouillé. Jean de Tournes n’a jamais cherché à passer pour un humaniste ou un savant qui serait devenu imprimeur ; en revanche, il a sans doute souhaité, à un moment donné de son parcours, devenir ce que nous appelons aujourd’hui un imprimeur humaniste, du moins un imprimeur des humanistes, un passeur de textes, comme l’avaient été autour de lui, chacun à sa manière, son ami Étienne Dolet et son maître Sébastien Gryphe.

Les publications de de Tournes furent aussi plus variées que celles de Gryphe, puisqu’on y trouve des ouvrages médicaux, scientifiques, juridiques, ainsi que des livres d’histoire et de géographie. Cette variété reflète le pragmatisme de l’éditeur dans son appréciation des besoins d’un marché devenu vaste, surtout laïc et qui dépassait la clientèle universitaire. Ses choix éditoriaux reflètent aussi les valeurs culturelles et religieuses auxquelles il croyait. Ses éditions, tout comme celles de son concurrent Guillaume Rouillé, s’accordèrent donc aux idéaux humanistes revendiqués par la génération qui suivit celle de Gryphe. Elles étaient pratiques, éthiques, favorisaient le développement de la langue maternelle et ravissaient l’œil et l’esprit. Elles contribuèrent enfin à la réalisation de ses espérances religieuses, d’inspiration évangélique au départ, puis à la fin de sa vie, fermement acquises à la

506 TOURNES-CANNAC Samuel (de), « Notice sur Jean de Tournes, Ier de nom » et « Notice sur Jean de Tournes 2nd de nom » (1803), in « Les Jean de Tournes imprimeurs lyonnais », in Revue du

Réforme. Il partageait ses aspirations culturelles avec une société d’écrivains et d’érudits qui venaient lui rendre visite à l’Enseigne des deux Vipères. Il semble avoir fait partie d’un réseau régional de discussion et de publication.

Sa rencontre avec Bernard Salomon fut à l’origine d’une nouvelle politique d’édition qui contrastait avec celle de son ancien maître. Ses livres étaient toujours imprimés en beaux caractères élégamment disposés, mais ils devinrent richement illustrés de bois gravés dessinés tout spécialement par l’artiste lyonnais. Dans Il Petrarca de 1547, le poète et Laure sont représentés en page de titre, à la place de la marque de de Tournes, et les figures de l’Amour, de la Mort, de la Gloire et autres thèmes, accompagnent les six « Trionfi » de Pétrarque. Dans Ésope, chaque fable est illustrée d’une image, de même que chaque page de la Métamorphose d’Ovide figurée, et certaines sont bordées de figures de fous cabriolant. Ainsi, les vingt-deux ou vingt-trois années pendant lesquelles Jean de Tournes dirigea son atelier de la rue Raisin, peuvent être racontées comme une série de conquêtes de nouveaux publics. Nous avons déjà décrit la manière dont il s’imposa progressivement sur le marché des livres illustrés, grâce à l’extraordinaire talent de son collaborateur Bernard Salomon507.

Dès 1551, Jean de Tournes publia une Bible française qui précisait sur sa page de titre qu’elle contenait des gravures. De Tournes avait copié son titre sur celui de la grande Bible de Robert Étienne éditée en 1538-1540, titre lui-même abondamment reproduit. Alors que ces Bibles illustrées se multipliaient, de Tournes affichait la gravure comme un argument commercial.Quant aux images que Salomon a dessinées pour les Bibles, les Nouveaux Testaments et les poèmes sur la Bible qui sont sortis de ses presses, voici comment de Tournes expliquait à ses lecteurs l’importance qu’elles revêtaient : « Les choses d’instruction qui sont représentées à la veüe et par icelle ont entrée en l’apprehension et de là en avant en l’entendement et puis en la memoire esmeuvant et incitant davantage, et demeurent plus fermes et stables que celles qui ont leur seule entrée par l’oreille. À cause de quoy ay fait donner ce présent Livret de figures prinses sur les histoires du nouveau Testament et concernans les principaux articles, mystères et points de nostre salut et sainte Foy Chrestienne et Catolique, avec l’exposition, en petits vers, mise brièvement au

dessouz de chacune d’icelles. Recevez le donq, Lecteurs, pour récréation à l’œil, ayde à la mémoire, contentement à l’esprit que Dieu vous vueille tousiours garder à son honneur et louenge eternelle. » (L’imprimeur au lecteur, salut. Les figures du Nouveau Testament, 1554). Tout en publiant des livres interdits par la Sorbonne depuis 1543, il parle du pouvoir de l’image et de la « Foy Catolique ». Le sort que connurent son ami Étienne Dolet et ses livres « pernicieux et hérétiques » dut l’inciter à la prudence, même si de Tournes ne fut jamais un doctrinaire orthodoxe vis à vis des idées réformées.

Lorsque Jean de Tournes publia les Figures du Nouveau Testament, en 1554, il estimait que de telles représentations ne pouvaient que favoriser le développement de la foi. Aussi publia-t-il les dessins de Salomon cette fois-ci avec des vers de Charles Fontaine (voir Planches). Ce petit livre, qui débute par la figuration des quatre évangélistes, comprend la vie, les miracles, la mort et la résurrection du Christ, certains des actes des Apôtres et une Apocalypse terminale. En 1564, l’année même de sa mort, de Tournes publia onze éditions d’images de l’Ancien Testament, et huit du Nouveau Testament. Pensait-il inciter par l’image, les lecteurs à lire les Ancien et Nouveau Testaments eux-mêmes ? Au-delà de la simple instruction religieuse, ces figures de la Bible eurent le mérite de mobiliser le nouveau goût des hommes du XVIe siècle pour un jeu de correspondance entre l’image et la poésie.

C’est sans doute son fils et successeur Jean II de Tournes qui, dans un hommage posthume, a trouvé la meilleure formule pour définir 1’« affectionné desir » qui animait son père : « L’affectionné desir que feu mon pere porta tousjours au bien publiq, et singulièrement à la Republique literaire, feit qu’ordinairement il eut en sa maison personnages doctes et excellens en toutes disciplines, qui pussent, par leur jugement, et ayde des vieux parchemins, corriger les fautes qui se trouvoyent aux livres imprimés : traduire du grec et du Latin ceux que nos François hallenoyent d’avoir en leur langue : et, pour le dire en un mot, le secourir de leur savoir en tout ce qu’il pouvoit conjecturer devoir apporter plaisir et proffit à ceux qui cherissent les Muses.» La « diligence dans le métier » pouvant être lue comme la compétence du typographe et celle de l’entrepreneur motivée par une idée du « bien publiq », une

pensée de la publication508. Entre l’année de la création de sa librairie-imprimerie en 1542, et sa mort en 1564, cinq cent cinquante éditions avaient été imprimées sur les presses de Jean de Tournes509.

Pour terminer, revenons sur les liens étroits qui existaient à Lyon entre la famille de La Barge et l’imprimeur-libraire Jean de Tournes. Afin de montrer que celui-ci n’était pas devenu « humaniste imprimeur », mais « imprimeur humaniste », Michel Jourde prit l’exemple de l’édition in-8° des œuvres d’Ausone en 1558, ajoutant qu’à cette date, il était courant que de Tournes publiât des ouvrages en latin, sans que ceux-ci ne devinssent jamais majoritaires dans sa production. Il poursuivit en rappelant que ce fut un ecclésiastique lyonnais, Étienne Charpin, en relation avec Vinet, qui proposa aux autorités religieuses locales de financer, à la gloire de l’Église, la publication d’un manuscrit ancien contenant les œuvres d’Ausone, manuscrit conservé à l’abbaye de l’île-Barbe, comme nous l’avons déjà raconté plus haut. Le travail d’édition fut assuré par Charpin lui-même, et non de Tournes, ce qui appuie le propos de Jourde. Mais ce qui est intéressant pour nous, c’est lorsqu’il écrit qu’Étienne Charpin proposa « aux autorités religieuses locales » de la financer, car non seulement c’est Guillaume de La Barge qui s’en chargea, mais il fut aussi dédicataire d’une courte épître dans l’ouvrage. Il existait en outre à Lyon, deux bibliothèques prestigieuses qui se trouvaient précisément à la cathédrale Saint-Jean et à l’abbaye de l’Île-Barbe. Érasme, qui avait sans doute visité celle de l’Île-Barbe en compagnie de Charpin, la dit « bienheureuse510 ». Or, Guillaume de La Barge était chanoine-comte de Saint-Jean et sacristain de l’Île-barbe, il avait donc accès aux trésors remarquables que renfermaient ces bibliothèques et s’il accepta de financer l’édition des poèmes d’Ausone, c’est vraisemblablement qu’il lui tenait à cœur de les enrichir de nouveaux volumes. Il fit donc bien partie de la société lettrée qui fréquentait les librairies et les imprimeries lyonnaises. Nous pouvons donc penser que la Bible enluminée qu’offrit Étienne de La Barge en 1565, probablement au roi, sortit, comme les poèmes d’Ausone, des presses de Jean de Tournes. Il n’est donc

508 Jean [II] de Tournes, « L’imprimeur au lecteur », dans Suetone Tranquile De la vie des XII.

Cesars. Traduit par George de ta Boutiere Autunois, Lyon, J. II de Tournes, 1569, fol. A 4v ; cité par

JOURDE Michel, Comment Jean de Tournes (n’)est (pas) devenu un imprimeur humaniste, Paris, Publications de l’École nationale des Chartes, open edition books, 2012, p.27.

509 CARTIER Alfred, Bibliographie des éditions des de Tournes, imprimeurs lyonnais, 2 t., Paris, 1937

510 Dans la préface écrite par Étienne Charpin en hommage à Érasme, qui lui avait demandé de retrouver cet ouvrage dans la bibliothèque de l’Île-Barbe. La vie de Cyprien par le prêtre Pontius, édité à Lyon par Étienne Charpin en 1554.

pas très étonnant qu’en tant qu’ecclésiastiques, hommes de foi et de pouvoir, cultivés, ils aient choisi les Figures du Nouveau Testament de Bernard Salomon pour modèles des verrières de leur chapelle privée. Et c’est enfin la mort qui les réunit à son tour, puisque Jean de Tournes succomba, comme Gilbert et Guillaume de La Barge, à l’épidémie de peste qui ravagea Lyon en septembre 1564.