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Jean-Michel Besnier, professeur à l’Université de Paris IV - Sorbonne

vais reprendre un certain nombre de vos thèmes. Pour ce qui me concerne, je ne

suis pas un expert en biologie de synthèse, je suis tout simplement un observateur

de l’accueil des technologies dans les sociétés modernes. Je le fais avec une culture

de philosophe. Et je suis d’accord avec vous, on ne parle pas encore dans le

grand public de la biologie de synthèse, mais c’est précisément la raison pour laquelle il faut anticiper le débat qui aura lieu inévitablement dans un avenir proche.

Je partirai d’un constat que je vais formuler de la manière suivante : l’innocuité démontrée d’une innovation n’est pas toujours le gage de son acceptation par le public. Je crois que c’est un constat qu’on a pu vérifier évidemment avec les OGM, les PGM ou les ondes électromagnétiques, les nanotechnologies. Je pense qu’il faudrait essayer d’éviter de commettre les mêmes erreurs avec la biologie de synthèse, en étant bien convaincu que ce n’est pas parce qu’on rassurera techniquement le public qu’on coupera court à tout débat. Car il me paraît important de prendre en compte les représentations, les risques virtuels, les risques imaginés, fantasmés. Il faut, je crois, prendre en compte les extrapolations que génèrent d’une façon générale les innovations technologiques.

C’est ce que ne font pas les experts lorsqu’ils s’expriment en tant qu’experts. Ils croient couper court à la discussion en exhibant des faits, des évaluations, et ils sont souvent les premiers étonnés de constater que cela ne suffit pas à lever les objections.

Je crois, pour le dire encore autrement, que l’échec des débats publics récents, que ce soit celui sur les nanotechnologies, et antérieurement celui sur les OGM, a montré la nécessité de distinguer entre la question technique de l’évaluation des risques et des inconvénients, et la question éthique du bien-vivre collectif et des idéaux sociaux. En effet, si la biologie de synthèse se révélait sûre, elle n’en poserait pas moins la question du bouleversement mental et sociétal qu’elle risque d’impliquer au cas où elle réaliserait les annonces tapageuses que l’on diffuse assez volontiers dans l’espace public. J’y insiste, parce qu’il me semble que le politique, les élus, sont précisément à la charnière des questions techniques et des questions sociétales. Ils n’ont pas d’abord affaire à des consommateurs soucieux de leur sécurité et de leur bien-être, mais à des citoyens désireux de bien commun. De ce point de vue, l’élu, le politique, doit compter avec l’imaginaire généré par ces technologies, en dépit même des satisfactions qu’on pourrait donner au consommateur. C’est ce qu’a pu expérimenter, je crois, votre collègue Alain Gest à propos des ondes électromagnétiques : le résultat de son travail a pu mettre en évidence justement cette dissociation nécessaire entre les questions techniques, qui appellent évaluation des risques et des avantages, et la question éthique du bien-vivre collectif.

La biologie de synthèse, Mme Geneviève Fioraso le disait tout à l'heure,

« c’est une discipline, sans en être tout à fait une »… On a du mal à qualifier

cette biologie de synthèse. Appelons-là une discipline pour l’instant. Je crois que

c’est une discipline à haut potentiel de fantasmatisation. Le philosophe trouve

matière à penser avec la biologie de synthèse, parce qu’il est en pleine

métaphysique. Et pour une fois, ce n’est pas de son fait. Ce sont les acteurs mêmes

de la biologie de synthèse qui alimentent cette fantasmatisation. Ce sont eux qui

annoncent, qui ont annoncé, à un moment ou un autre, qu’ils allaient créer de la vie sans ADN. Et ce sont eux qui définissent la biologie de synthèse dans les termes suivants, selon la définition proposée par le consortium européen Synbiology : « La biologie de synthèse, c’est l’ingénierie de composants et systèmes biologiques qui n’existent pas dans la nature, et la réingénierie d’éléments biologiques existants.

Elle porte sur la conception intentionnelle de systèmes biologiques artificiels, plutôt que sur la compréhension analytique de la biologie naturelle. » Cette définition mériterait un large commentaire, parce qu’il y a en elle énormément d’éléments implicites. La chose la plus évidente, c’est donc cette ambition de créer, on s’exprime bien en termes de création, ce qui est éminemment théologique, la création venant se substituer à la compréhension. À une approche scientifique qui visait à nous faire comprendre le monde, on substitue une approche qui vise à intervenir, à transformer le monde. D’ailleurs, c’est pourquoi on parle de plus en plus de technosciences aujourd'hui. Cette idée de produire des créatures vivantes qui n’existent pas dans la nature, c’est une ambition qui est proprement métaphysique, et qui va mettre en avant un certain nombre d’événements mentaux qui vont finir par pénètrer l’esprit du public, et conditionner son attitude à l’égard de ces réalisations-là.

Par exemple, l’idée d’hybrider l’artificiel et le naturel, c’est un bouleversement que les philosophes qualifieraient d’ontologique. C’est la conception même de la réalité qu’on est en train de bouleverser. Ce sont le mixte et l’impur qui prennent le dessus. Il y a dans l’ambition de la biologie de synthèse quelque chose de démiurgique, ce pourquoi, d’ailleurs, les premiers à commenter les réalisations de la biologie de synthèse dans le champ des sciences humaines et sociales comparent volontiers la façon dont on décrit l’acteur de la biologie de synthèse aux procédés mis en œuvre par l’alchimiste. Pourquoi ? Il y aurait quantité de raisons, mais essentiellement parce que la biologie de synthèse met en évidence le continuum entre l’inerte et le vivant, ce qui est proprement bouleversant dans les cadres cartésiens qui sont les nôtres, et qu’on est en train de bousculer.

La biologie de synthèse, c’est aussi une discipline qui révèle, je dirais, la

vraie nature de la science. On nous a traditionnellement bercé dans l’idée qu’il

pourrait y avoir une science pure, une science hypothético-déductive, une science

sachant, en tout cas, contrôler ses moyens et ses effets. Et là, avec la biologie de

synthèse, on a affaire à la manifestation d’une science qui pactiserait avec le

bricolage, avec le tâtonnement. On parle de « biologistes de garage » pour parler

des acteurs de la biologie de synthèse, on évoque les « biohakers », etc. On est donc

dans une posture épistémologique, pardonnez-moi le jargon ici, qui est clairement

anti-positiviste, c'est-à-dire qui va à l’encontre de l’esprit dans lequel la Troisième

République nous a fait grandir dans la science. Et cet anti-positivisme, il est perçu

comme un facteur d’insécurité, un motif d’insécurisation. C’est la raison pour

laquelle la science délivrée du positivisme est de moins en moins associée à l’idée

d’un progrès linéaire. Elle est au contraire plus volontiers pensée en termes de

rupture, d’émergence. Elle est supposée pouvoir faire émerger l’inédit, surprendre

ses acteurs. Si l’on ajoute à cela l’engouement pour les sciences de la complexité qui mettent en avant le caractère imprédictible des systèmes, on a là tout un contexte qui va justifier vraisemblablement la vulnérabilité du public lorsque les annonces ou les réalisations de la biologie de synthèse lui seront présentées médiatiquement.

La biologie de synthèse, je dirais aussi que c’est, à sa façon, le symptôme de l’ambivalence qui est la nôtre par rapport aux idéaux modernes. Les idéaux modernes, ce sont ceux qui se sont trouvés exprimés au sortir de la Renaissance, avec le développement de la science, des techniques, associées à l’idée du progrès.

L’ambivalence qui est la nôtre à l’égard de la modernité, on pourrait l’exprimer en termes de paradoxe. Nous continuons de vouloir l’émancipation grâce à la science, nous continuons de penser la science comme un facteur d’émancipation par rapport au déterminisme naturel, par rapport à la condition qui est la nôtre, et en même temps, nous redoutons de plus en plus les transgressions générées par les techniques. En toute logique, nous devrions être adeptes de toutes les transgressions du monde, puisqu’elles servent l’objectif d’émancipation. Et pourtant, nous en sommes incapables. C’est la raison pour laquelle on voit le retour des « luddites », comme on les appelle, dans le paysage public. Et c’est la raison pour laquelle on s’inquiète de savoir comment on pourrait bien se réconcilier avec l’idée de progrès.

La biologie de synthèse présente également le visage d’une certaine

esthétisation. Les manipulations sur le vivant sont aujourd'hui de plus en plus le

prétexte à esthétique. Il se développe un « bioart ». J’ai rencontré des bioartistes qui

soutiennent que les réalisations qu’ils produisent en hybridant l’électronique et le

vivant seraient destinées à désenchanter le monde de la biologie de synthèse. À leur

manière, ces artistes pensent pouvoir faire œuvre pédagogique, en montrant qu’il

n'y a pas de miraculeux dans tout ça, puisque tout un chacun peut le faire, à

commencer par l’artiste. Mais cette esthétisation a un revers. Elle conforte une

certaine célébration du bottom-up, de l’émergenciel. On cède volontiers à une

espèce de « mystique de l’immaîtrise », pensée comme la dernière chance, là où la

maîtrise a connu une impasse. Ce sont évidemment là des discours de philosophes,

d’essayistes, qui s’attachent à dire que les idéaux de maîtrise associés au

cartésianisme se sont révélés comme une impasse. Nous avons échoué dans

l’émancipation grâce aux sciences et aux techniques. Et aujourd'hui, nos sciences et

nos techniques nous donneraient seulement les moyens d’influer sur les conditions

initiales des systèmes, de sorte à faire émerger quelque chose qui ne pourra pas être

pire que ce que nous avons généré délibérément. Je fais écho à tous les fantasmes

qui entourent les NBIC (Nano-Bio-Info-Cogno), à tous ces mouvements - qu’on les

appelle transhumanistes ou comme on voudra -, à tous les arguments qui militent

en faveur de l’avènement d’une singularité. Tous ces mouvements technophiles

attachés aux réalisations high-tech partagent la conviction qu’on tient les moyens

de faire émerger quelque chose de profondément inédit, qui pourrait constituer une

relance, évidemment après la rupture et dans la non-linéarité, susceptible de

constituer comme une planche de salut. Et la biologie de synthèse s’inscrit déjà

dans ce paysage propice à l’émergence de l’inédit, offert au point de vue de ceux qui vont la fantasmer et la communiquer.

Par ailleurs, il y a aussi un contexte disons sociopolitique favorable à l’apparition ou à l’installation de la biologie de synthèse. En effet, la biologie de synthèse apparaît facilement comme l’emblème de l’innovation que l’on érige aujourd'hui en principe de développement dans le contexte des sociétés modernes, où la compétition, la compétitivité, nous sont présentées comme fatales et inéluctables.

Je vais conclure sur cette idée de l’innovation pour l’innovation, sans finalité autre qu’elle-même. Je fais écho à ce que j’évoquais tout à l'heure en parlant des « biologistes de garage ». C’est cette idée que l’innovation, mise en avant comme elle l’est aujourd'hui, risque d’écraser toute réflexion éthique sur les finalités. De ce point de vue, pour faire écho à Mme Geneviève Fioraso qui en appelait à une attitude positive à l’égard de la biologie de synthèse, je crois que la seule attitude positive que nous puissions espérer, outre le fait que la biologie de synthèse sera présentée comme une solution au paludisme, au cancer, à la pollution, etc., cette attitude positive ne pourra être adoptée que parce que la biologie de synthèse apparaîtra comme un projet associé à la philosophie d’une humanité réconciliée avec elle-même et non pas désireuse d’échapper à ses limites, dans une fuite en avant, qu’on l’appelle innovation ou autrement.

M. Daniel Raoul . Ce que vous avez évoqué, ce n’est pas tout à fait une nouveauté par rapport aux dérives possibles. Savez-vous quelle sera la différence entre un homme réparé et un homme augmenté ? Je disais à Mme Jouanno : vous connaîtrez un jour une championne d’arts martiaux qui aura sans doute, au-delà du dopage chimique, un dopage technologique possible avec des nano-implants. Je ne vais pas me pencher outre mesure sur ce sujet.

M. Brice Laurent, Ingénieur des Mines, doctorant au Centre de