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Italie : un laboratoire d’immigration post-fordiste ?

La spécificité du Mezzogiorno : d’espace de transit en espace-ressource

III. LES LIMITES D’UNE APPROCHE DUALE

2. Italie : un laboratoire d’immigration post-fordiste ?

Une autre critique peut être adressée à une appréhension duale des dynamiques migratoires. Cette critique concerne la simplification que l’approche duale opère de la situation socio-économique italienne. En effet, à la différence des pays d’Europe nord-occidentale et d’Amérique du Nord, l’immigration en Italie, comme ailleurs en Europe méridionale, se manifeste quand le pays entame sa transition post-fordiste (Quassoli, 1999). Or, il ne faut pas sous-estimer l’influence des transformations induites par ce tournant sur l’insertion socio-économique des migrants. La crise du modèle fordiste se caractérise en effet par de nombreuses transformations dans le marché du travail et dans l’organisation de la production. Elle est marquée en particulier par l’informalisation, la tertiarisation, l’externalisation des économies et le développement du travail flexible et

atypique (sous-traitance, travail autonome) (Amin, 1994 ; Bologna, 1992a, 1992b ; Castells, Portes, 1989 ; Magatti, Quassoli, 2004). Parallèlement, certains aspects caractéristiques du fordisme se délitent, tels que l’importance de l’État-Providence, le rôle des État-nations dans la détermination des tendances économiques, le poids des grands complexes industriels, du plein emploi et du travail ouvrier, ou encore l’existence de marchés de masse proposant des biens à bas prix standardisés (Amin, 1994 ; Castells, Portes, 1989 ; Zanini, Fadini, eds, 2001). Un autre aspect de la réorganisation de ces économies est la prise d’importance du travail en réseau, le retour aux relations interpersonnelles et aux liens informels, qui est marqué en Italie par le développement des petites et moyennes entreprises et de la troisième Italie (Bagnasco, 1999 ; Romano, Rullani, 1998)4. Ces évolutions font que les modalités de l’insertion des migrants sont complexes et ne peuvent ni être réduites à l’opposition entre travail informel et travail déclaré, ni à celle entre Nord et Sud.

Une géographie multiforme des économies souterraines

L’économie souterraine, dont les formes et les localisations sont multiples, est vivace et progresse sur l’ensemble du territoire (ISTAT, 2001). Or, l’interprétation duale tend à associer l’économie souterraine au Mezzogiorno et parfois même, à sa capitale, Naples, dans le sillage d’un imaginaire social qui représente l’économie souterraine comme le résidu de pratiques archaïques, sous la forme de la débrouille (l’arrangiarsi) et de l’economia del vicolo (voir p.203). Cette association entre dualisme territorial et dualisme du marché du travail est problématique et ce, tout d’abord, parce que les économies souterraines ne prospèrent pas uniquement dans le Mezzogiorno. Dans le cas des travailleurs extra-communautaires, les inspections réalisées par le Ministère du Travail montrent que le clivage entre Nord et Sud n’est pas si tranché qu’on pourrait le penser : certes, l’emploi d’étrangers sans titre de séjour est plus fréquent dans le Sud (35% de sans papiers sur le total des travailleurs étrangers des entreprises contrôlées contre 21% dans le Nord), mais les emplois non déclarés d’étrangers, en d’autres termes, l’évasion fiscale, sont plus nombreux dans le Nord (42% des travailleurs étrangers concernés contre 36% dans le Sud) (Caritas di Roma, 2002, 271). La géographie duale du travail informel des populations immigrées mérite donc d’être relativisée.

De plus, dans le Mezzogiorno, l’économie souterraine évolue et associe aspects traditionnels et aspects de haute modernité5

. On peut par exemple constater, avec l’émergence de systèmes productifs locaux dans le Mezzogiorno, des formes de complémentarité entre entreprises-mères déclarées dans les régions centrales et septentrionales, et entreprises dépendantes méridionales, dans le contexte d’une nouvelle

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Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, sans souvent avoir été mis en relation à notre connaissance, un certain nombre des thèmes qui traversent la littérature sur les districts industriels et la troisième Italie s’approchent des thèmes développés par les théories de l’entreprise ethnique (Quassoli, 1999).

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Qu’on pense d’un côté à la persistance de pratiques agricoles d’auto-consommation, et de l’autre à la haute technicité de certains domaines, au développement du télétravail par exemple (Reyneri, 1998).

division du travail post-fordiste en Italie (Froment, 1999 ; Rossi, 2002). On aurait donc tort de voir dans l’importance des économies souterraines en Italie l’unique effet d’une arriération économique du Sud, mais plutôt une intégration à la marge dans de nouvelles formes d’organisation économique. Dans notre cas d’étude, il convient de nous interroger sur la relation entre cette nouvelle géographie économique du Sud et les dynamiques migratoires.

Une autre critique peut être adressée à l’approche duale, car elle ne semble pas tenir compte des multiples interpénétrations, et relations de dépendance, entre le secteur formel et le secteur informel, dont rendent compte de nombreux travaux (Henni, 1991 ; Mozère, 1999). Comme l’a souligné Enzo Mingione pour l’Italie (1993), dans de nombreux secteurs, la zona grigia, c’est-à-dire le segment dans lequel économies régulières et irrégulières coexistent, se fait toujours plus important, sous l’effet de la décentralisation productive. Pour E. Mingione, cela a trait au modèle de développement italien qui se base sur la flexibilité des entreprises italiennes et sur la diffusion des formes de travail atypiques, flirtant souvent avec le travail au noir. Tout cela tend à remettre en cause un dualisme trop marqué du marché du travail.

L’importance des métropoles

Le modèle dual, en se concentrant sur une unique échelle d’analyse, fait peu de cas du local, et en particulier des métropoles, qui sont pourtant des observatoires particulièrement intéressants de la relation entre post-fordisme et travail immigré (Sassen, 1995). Il faut dire que l’observation à l’échelle métropolitaine tend à remettre en cause le dualisme territorial italien (Ambrosini, 1999). Tout d’abord, cette observation montre que les grandes villes du Sud n’ont plus l’apanage des économies souterraines. Salvatore Palidda montre bien dans son analyse ethnographique du cas milanais que le caractère méditerranéen des économies souterraines est plus, à l’heure actuelle, de l’ordre du mythe que de la réalité. Le développement de l’amalgame entre formel, informel et illégal, mais aussi la coexistence entre activités ou économies qui apparemment n’ont pas de relations entre elles semblent avoir trouvé à Milan le contexte le plus favorable, ce qui contredit le lieu commun selon lequel Naples ou Palerme seraient les villes les plus affectées par les hybrides entre formel, informel et illégal ou criminel (2002, 92-94).

De plus, l’importance des femmes dans le marché du travail, qui ont tendance à se concentrer, au Nord comme au Sud, dans les communes chef-lieu (à l’exception de la Ligurie, du Piémont, des Abruzzes et de la Sardaigne), questionne le modèle dual et fait apparaître un autre dualisme, qui sépare les grandes villes italiennes du reste de leurs territoires régionaux, comme on peut le lire dans le tableau 1.9.

Tableau 1.9 Résidentes féminines par région et par chef-lieu de région Région/ commune chef-lieu Résidentes féminines dans la région Taux de féminité Régional Résidentes féminines dans la commune chef-lieu Taux de féminité/ commune chef-lieu Latium/Rome 117358 50,1 86895 51,4 Campanie/Naples 24096 42,9 14666 50,8 Lombardie/Milan 152871 44,8 55971 47,5 Piémont/Turin 50094 46,6 17011 45,7 Émilie-Romagne/Bologne 58356 44,7 7805 48,2 Toscane/Florence 54402 48,1 10949 51,1 Sicile/Palerme 28898 41,2 16932 42,8 Vénétie/ Venise 60749 43 5683 45,7 Frioul Vénétie-Julienne/ Trieste 14894 46,1 3784 46,2 Ligurie/Gênes 19313 50,4 8493 50,4 Marches/Ancône 19348 46,5 3323 48,7 Ombrie/Pérouse 14201 48,1 4524 49,8 Abruzzes/L’Aquila 11335 47 ,4 880 42,6 Calabre/Catanzaro 8163 41,8 357 57,1 Basilicate/Potenza 1429 40 143 48,1 Sardaigne/Cagliari 5639 43,6 582 37 Pouilles/Bari 15520 41,8 2338 44,7 Molise/Campobasso 1168 50,4 131 58,2 Trentin Haut-Adige/Trente 12939 45,7 1423 47,3 Val d’Aoste/Aoste 1225 50,9 2404 53,2

ISTAT, registres de résidence au 31-12-2000

L’articulation du travail autonome, du petit entrepreneuriat migrant et de l’économie italienne

Un autre aspect proprement métropolitain de ces économies est le développement d’un entrepreneuriat exotique, dans le secteur de la restauration par exemple. Cela nous renvoie à une autre caractéristique de l’insertion des migrants dans le marché du travail, qui n’est pas prise en considération par le modèle dual : le développement du petit entrepreneuriat et du travail autonome. Pourtant, comme l’écrit Sergio Bologna, cette dernière catégorie est tout à fait centrale pour comprendre le fonctionnement du marché du travail italien. Le marché du travail italien est divisé en trois secteurs, écrit-il, le secteur public à sécurité d’emploi, le secteur privé composé des grandes et moyennes entreprises

d’un côté et des petites de l’autre, et enfin le secteur de l’économie souterraine caractérisé par le sous-emploi. On oublie que ces trois secteurs « nagent » dans un liquide formé par des millions de travailleurs autonomes, qu’on appelle de manière impropre micro-entreprises et dont on ne connaît (et que mal) que la partie ayant un statut d’artisan ou de coopérative (Bologna, 1992a, 12). Pour Sergio Bologna, le travailleur autonome, pilier du marché du travail italien, se différencie du travailleur dépendant par le capital relationnel nécessaire à l’exercice de son activité.

Dans l’interprétation duale, le travailleur autonome, tout comme l’entrepreneur migrant, est rarement évoqué. Il est également absent du modèle méditerranéen. Tout au plus retrouve-t-on l’entrepreneuriat sous la forme de l’entreprise exotique ou communautaire, et le travail autonome, sous celle du provisoire et marginal commerce ambulant.

De cette manière, il est impossible d’observer les multiples ponts qui peuvent exister entre l’économie italienne et le développement de certaines formes d’entrepreneuriat et de travail autonome de la part des migrants. En effet, les migrants peuvent avoir des rôles importants dans les économies post-fordistes, même si c’est au bas de l’échelle, et sous l’étiquette de travailleur autonome ou de petit entrepreneur (Ambrosini, 2001).

Par exemple, le développement des PME et des districts industriels est évoqué dans l’approche duale, mais seulement dans la mesure où il crée une demande de main-d’œuvre salariée dans les fabriques. Or, il existe des formes de travail connectées à ce type d’économie qui ne sont pas de l’ordre du travail salarié, que l’on pense, par exemple, à la participation croissante des entreprises chinoises dans les systèmes productifs locaux, qui interroge sur les articulations qui se mettent en place entre dispositif économique chinois et géographie productive de l’Italie.

De même, le commerce ambulant ne peut être réduit à une activité provisoire et marginale : certains travaux ont mis en évidence combien le commerce de rue était un phénomène diversifié et pouvait représenter, dans le cas de certains groupes, les Sénégalais par exemple, une ressource importante (Amato, 2000 ; Riccio, 2002).

Entrepreneuriat, consommation et made in Italy

Les migrants ont fait leur entrée dans les secteurs à plus bas profit du made in Italy, à travers la production en sous-traitance en amont et la commercialisation sur les trottoirs en aval.

Cependant, il convient également de considérer la capacité de certains à entrer directement en concurrence avec les autochtones sur le marché de la distribution. En effet, le tournant post-fordiste est marqué par d’importants changements dans les formes de production et de consommation. Le produit de consommation est davantage sujet à fluctuation que le produit standardisé de l’ère fordiste, qu’on pense aux évolutions du secteur de la mode par exemple. Cela se traduit sur le plan de l’offre de biens par une grande adaptabilité des entreprises. Cette nouvelle relation entre production et consommation ne peut-elle pas avantager l’entrepreneuriat migrant ? Quelles sont les stratégies économiques mises en

œuvre par les entrepreneurs migrants pour répondre à ce caractère fluctuant des pratiques de consommation ?

On peut également s’interroger, même si cela nous éloigne de nos préoccupations initiales sur l’insertion des migrants dans le marché du travail italien, sur la relation entre la présence d’une population étrangère et les évolutions du made in Italy : comment le made in Italy influence-t-il les modes de consommation des populations étrangères ? Et surtout, inversement, quel est l’impact de l’apparition d’une classe d’acheteurs et de consommateurs étrangers en Italie, avec des demandes particulières, sur la production et l’offre de marchandises made in Italy ?

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