• Aucun résultat trouvé

PARTIE 1: Difficultés de catégorisation des patients frontaux

1. Introduction

Les lobes frontaux représentent environ 30% de la surface corticale. Ils sont essentiels pour l’élaboration de la pensée humaine dans ses aspects les plus complexes : relations sociales, raisonnement, planification, abstraction, catégorisation. Les fonctions frontales sont altérées dans un grand nombre de pathologies neurologiques, en particulier après un accident vasculaire cérébral, une chirurgie cérébrale ou un traumatisme crânien, dans la sclérose en plaque, et dans les pathologies neurodégénératives (dont la maladie d’Alzheimer), mais également dans les pathologies développementales telles que l’autisme et la schizophrénie (Miller and Cummings 2007). L’altération des fonctions frontales, celles sous tendues par le CPF, s’appelle le syndrome frontal. Celui-ci est caractérisé avant tout par une atteinte des fonctions exécutives, que l’on peut définir comme les « fonctions permettant la réalisation d’un comportement dirigé vers un but » (Stuss and Alexander 2000). On parle de syndrome dysexécutif. Celui-ci comporte de nombreux symptômes, dont une désinhibition comportementale, une sociopathie, un manque de flexibilité, des difficultés de planification, une atteinte de la mémoire de travail, et des difficultés d’abstraction (Dubois and Levy 2004; Stuss 2006). Dans la vie quotidienne, les conséquences d’un syndrome frontal sont souvent dramatiques entrainant une perte d’autonomie (Cahn-Weiner et al. 2002; Jefferson et al. 2006), et une désinsertion sociale, professionnelle et familiale (Reid-Arndt et al. 2007). De plus, le syndrome frontal est associé à une altération de la qualité de vie et il compromet le traitement des autres déficits (Sherman et al. 2006).

L’observation clinique des patients fronto-lésés, montre qu’ils ont des difficultés dans les tâches de catégorisation, en particulier pour le sous-test des similitudes qui fait partie de plusieurs batteries d’évaluation cognitive (Binet and Simon 1916; Mattis 1988; Kaplan 1991; Dubois et al. 2000; Wechsler 2008). Dans ce test, le participant doit catégoriser deux items abstraits ou concrets et donner leur catégorie taxonomique. Ainsi, lorsqu’on demande aux patients frontaux « quel est le point commun entre une orange et une banane ? » ils échouent souvent et ne donnent pas la catégorie taxonomique, qui est la réponse attendue (« ce sont des

concrète (« ils ont une peau », « ils sont sucrés »), ou une différenciation entre les items à

catégoriser (« ils ne sont pas pareils, l’un est jaune, l’autre est orange » ou « l’un est rond, l’autre allongé ») (Dubois et al. 2000).

Plusieurs remarques peuvent être faites à propos de cette observation clinique. Tout d’abord, cette observation clinique est peu décrite dans la littérature. En 1972, Lhermitte a décrit un patient qui, suite à accident ischémique de l’artère cérébrale antérieure gauche, n’arrivait pas à établir la similitude sémantique entre l’eau et l’air « l’air étant plus léger que l’eau » (Lhermitte et al. 1972). Il s’agit donc d’une réponse à type de « différenciation ». Quelques autres auteurs font référence aux erreurs de type Différenciation et Similitudes concrètes dans le cadre des pathologies neurodégénératives frontales (Dubois et al. 2000; Kramer and Quitania 2007). Cependant, les réponses des patients frontaux aux tâches de similitudes n’ont jamais été évaluées de manière systématique à l’échelle d’une population de patients. Pourtant une description plus précise et systématique permettrait de savoir si ces deux types de réponses sont spécifiques des patients frontaux, et de préciser si tous les patients frontaux présentent ce type de déficit. Cela permettrait de mieux rééduquer ces patients, mais aussi de mieux comprendre les bases cérébrales de la catégorisation.

De plus, les mécanismes sous-tendant les erreurs des patients ne sont pas connus. Comme discuté dans l’introduction générale, la catégorisation est un processus cognitif complexe, qui repose sur les connaissances sémantiques et sur plusieurs fonctions exécutives. Pour répondre au test des similitudes, il faut comprendre la consigne, sélectionner les informations sémantiques sur les items à catégoriser, s’abstraire des caractéristiques physiques et des représentations mentales des objets (ex : inhiber l’image de la banane jaune et l’orange orange) pour pouvoir accéder aux catégories, détecter les similitudes entre les 2 objets, comprendre la règle de catégorisation (catégorie taxonomique), et sélectionner la bonne réponse. L’atteinte de certains de ces processus peut être testée spécifiquement en adaptant le test des similitudes. Par exemple, La reformulation de la question peut permettre d’évaluer l’impact de la compréhension de la consigne sur les performances. L’ajout d’un 3ème mot (par exemple : « quel est le point commun entre une orange, une banane et un pomme ») diminue le nombre de réponses possibles et diminue donc l’importance de la sélection de la bonne réponse. De même, en manipulant la valeur d’imagerie mentale des mots à catégoriser, on peut tester différents niveaux d’inhibition des représentations mentales.

Le test des similitudes est souvent utilisé comme un test d’évaluation des fonctions exécutives (Mattis 1988; Dubois and Levy 2004; Kramer and Quitania 2007). Un déficit dans cette tâche est observé au stade prodromal des maladies neurodégénératives (Fabrigoule et al. 1998) et corrèle avec les mesures d’indépendance fonctionnelle dans la démence (Loewenstein et al. 1995). C’est donc un test particulièrement pertinent pour l’évaluation des patients ayant une plainte cognitive (Jacobs et al. 1995). Il existe de nombreuses versions du test des similitudes, qui font partie de différentes batteries cognitives, mais le test le plus utilisé aujourd’hui est le test des similitudes de la WAIS (Wechsler 2008). Ce test pose plusieurs problèmes pour l’utilisation chez le patient : tout d’abord, sa cotation est quantitative, mais ne comporte pas d’évaluation qualitative de la nature des erreurs réalisées par les patients. La description systématique de la nature des erreurs est pourtant indispensable pour analyser la spécificité de ces erreurs chez les patients frontaux : sont-elles spécifiques des patients frontaux, ou plus globalement observées dans les pathologies neurodégénératives ? La description des erreurs est également indispensable pour comprendre les mécanismes sous-jacents et motiver la recherche sur ces mécanismes (Giovannetti et al. 2001). Le sous-test des similitudes de la WAIS présente d’autres problèmes pour l’utilisation clinique chez le patient. Tout d’abord, il est constitué d’un faible nombre de paires de mots (n=19), qui sont hétérogènes dans le type de catégories demandées. Ainsi, il y a neuf paires de mots de même catégorie taxonomique (par ex : framboise-groseilles: « ce sont des fruits »), mais pour les 9 autres paires de mots, le lien n’est pas toujours catégoriel, et est parfois de nature fonctionnelle (ex : nourriture-carburant : « ce sont deux formes d’énergies ») ou en rapport avec la connaissance générale (ex : miel et lait « ils sont produits par des animaux »). Le sous-test des similitudes de la WAIS fait partie d’un test de quotient intellectuel. Pour cette raison, il est fortement corrélé au niveau d’éducation et au quotient intellectuel (Longman et al. 2007; Wechsler 2008; Wisdom et al. 2012), avec une variabilité importante des performances chez les sujets sains (Wisdom et al. 2012; Harrison et al. 2014). Pour cette raison, ce test n’est pas adapté à l’utilisation clinique, car il n’est pas possible de déterminer un seuil pathologique clair, permettant de distinguer patients et contrôles. Enfin, ce test comporte des mots de différentes valeurs d’imagerie mentale, parfois au sein de la même paire de mot, (ex : poème et statue) et cela ne permet pas d’évaluer l’impact de l’imagerie mentale (et donc de la concrétude) sur les capacités de catégorisation. Pour toutes ces raisons, il nous a semblé important de développer un nouveau test, adapté à l’évaluation des patients.

L’étude présentée ici avait trois objectifs principaux: Le premier objectif était de décrire les difficultés de catégorisation des patients frontaux, souffrant de pathologies neurodégénératives frontales, le deuxième était de préciser les mécanismes sous-jacents. Enfin, nous souhaitions tester si l’évaluation des difficultés de catégorisation peut apporter une aide au diagnostic des patients ayant une plainte cognitive.