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A l’instar des responsables politiques et institutionnels, les praticiens du droit n’accordent-ils qu’une importance très limitée à la référence au droit communautaire et au rôle des institutions européennes en matière de lutte contre les discriminations ? Plus généralement, l’Europe est-elle appréhendée positivement ou négativement ? Y-a-t-il eu à ce sujet une évolution dans le temps ?

Croisement des résultats politistes avec l’éclairage transversal des jurisprudences et de la perspective comparative:

Compte tenu des résultats tirés de la jurisprudence en droit civil, administratif et en droit du travail, la réponse est nuancée. Les trois corpus jurisprudentiels peuvent parfois s’inspirer soit de la Convention européenne des droits de l’Homme (en droit civil, travail et administratif), soit des directives européennes relatives aux discriminations en droit administratif et droit du travail (par exemple 2006/54,2000/78,2000/43). Ce renvoi tend à conforter l’importance acquise de la référence au droit européen pour le contentieux plutôt en tant que vecteur de condamnation (V. contentieux CEDH en civil (mères porteuses, contentieux CJUE (Leone, Hay) ou pour justifier une évolution législative (lois 2001, 2008 relatives aux discriminations, loi 2012 relative au harcèlement sexuel) et jurisprudentielle (CE 30 octobre 2009 Mme Perreux.

Les normes de l’Union européenne sur les discriminations sont moins des normes mobilisées directement par les juges internes (peu de questions préjudicielles (orientation sexuelle, religion, sexe récemment) à la différence de l’Allemagne (ex : CJUE Maruko, Römer) ou citées directement dans les arrêts (CE Perreux) ou de la Cour de cassation. La jurisprudence de la CJUE et les normes européennes de l’UE dans l’emploi (sexe, âge, orientation sexuelle) semblent avoir eu un rôle plus cardinal que la jurisprudence de la CEDH ou la Convention européenne elle-même, plus timide en matière civile. Il en découle une appropriation un peu plus forte des notions de discrimination, notamment directes, par les juges du travail et les juges administratifs que les juges civilistes.

Il faut tout de même noter, à ce titre, que le juge administratif n’hésite pas à poser des questions préjudicielles à la CJUE (à l’instar des dispositions du code des pensions civiles et militaires) et celle-ci d’interpréter les textes en permettant aux juges nationaux de conserver une marge de manœuvre quant aux justifications

apportées par les pouvoirs publics. Il y a là un véritable dialogue entre les cours et un respect, par la CJUE, de la marge nationale d’appréciation.

Quant aux Pays-Bas, l’encadrement de l’interdiction des discriminations et la mobilisation sur cette question sont, pour certains critères, antérieurs aux directives de 2000. On assiste davantage aux actions du Collège des droits de l’Homme et des agences locales de lutte contre les discriminations (nommées agences art. 1) qu’une judiciarisation du droit de la non-discrimination sous l’impulsion de l’Europe.

2. Tension “hard” law/”soft” law :

Questionnement des politistes :

L’analyse de la jurisprudence témoigne-t-elle d’un recul du recours au droit de la non-discrimination, et d’un affaiblissement de sa dimension normative et contraignante, peu valorisée par les responsables politiques et institutionnels ? Si oui, comment cela peut-il être interprété au regard des motivations avancées par les juges et des sanctions prononcées ?

Croisement des résultats des politistes avec l’éclairage de la jurisprudence et de la perspective comparée :

Il est difficile de parler de recul du recours au droit de la non-discrimination ou d’affaiblissement de sa dimension contraignante. C’est sans doute la perspective du discours institutionnel et un attachement au principe d’égalité ou égalité de traitement que l’on retrouve effectivement dans les énonciations de certains arrêts plus réticents pour reconnaître la discrimination. Il y a cependant davantage de jurisprudences civiles, administratives et en droit du travail sous l’impulsion des normes européennes depuis les années 2000. En droit administratif, par exemple, le terme de discrimination est davantage utilisé comme le témoigne la recherche sur les bases de données. C’est plutôt la portée des arrêts qui est parfois limitée dans sa reconnaissance de la qualification des discriminations une fois l’action enclenchée (notamment en droit civil) et à la lumière des montants de réparation en droit du travail et en droit administratif.

L’acceptation de l’aménagement de la charge de la preuve imposé par le droit européen et la mobilisation de moyens de preuve supplémentaires en droit

administratif et en droit du travail ont accru la visibilité de certaines discriminations directes selon certains critères.

Le contentieux syndical est le plus abondant en droit du travail et en droit administratif – même s’il est vrai que d’autres critères, tels le handicap, l’âge, l’orientation sexuelle et le sexe - commencent à être effectivement invoqués - et donc il permet de montrer qu’une mobilisation institutionnelle et historique du droit de la non-discrimination a déjà fait ses preuves et n’est pas incompatible avec le système juridique français. En droit du travail, lorsque la non-discrimination est liée à une violation du droit du travail traditionnel (maternité, salaire, temps de travail), son appropriation semble parfois plus facile. La proposition d’une action groupée en France illustre la volonté nette de favoriser la voie contentieuse sur le plan collectif en limitant, certes, les titulaires de l’action au secteur associatif (seulement au recrutement) et syndical.

Sur le plan comparé aux Pays-Bas, l’émergence d’une perspective des droits de l’Homme, au-delà de la non-discrimination, tend effectivement à favoriser des actions soit de prévention de la discrimination, moins menaçantes pour la cohésion sociale, soit de lutte contre les discriminations comme initiative, perçue comme plus positive en faveur des droits fondamentaux en tant que droits humains. En revanche, les associations de défense des droits qui mobilisent le contentieux sont historiquement plus nombreuses aux Pays-Bas.

3. Au-delà du traitement de la discrimination directe et à critère unique ?

Questionnement des politistes :

L’analyse de la jurisprudence fait-elle émerger une prise en compte des dimensions indirecte et systémique des discriminations ou au contraire une lecture centrée sur la responsabilité individuelle ? A l’aune du positionnement des responsables politiques et institutionnels, l’enjeu est de comprendre s’il s’agit de contribuer à déconstruire la dimension structurelle des inégalités ou de promouvoir une méritocratie républicaine fondée sur l’égalité des chances et la responsabilité des individus qu’ils soient potentiellement victimes ou auteur.e.s de discrimination.

Croisement des résultats politistes avec l’éclairage de la jurisprudence et de la perspective comparée :

La dimension indirecte ou systémique des discriminations dans le contentieux des discriminations demeure effectivement plus timide. Certes en droit du travail, certains arrêts, surtout depuis 2007317, semblent montrer que les juges sont plus à l’aise avec le sondage de discriminations indirectes dans les pratiques collectives ou dans les règles conventionnelles, qui revient à une interprétation du sens d’une règle et de sa portée (effet discriminatoire du désavantage). Ce raisonnement préalable à la qualification juridique est plus familier que la démarche exploratoire des faits manifestant la discrimination directe. Celle-ci mobilise un raisonnement inductif, à partir du contexte de la différence de traitement et liée souvent à une décision et au recueil des preuves factuelles (souvent très subjectives liées à la personne, comme l’observe un magistrat) plutôt que l’analyse d’une règle discriminatoire.

En droit administratif et en droit civil, il existe encore une réticence à reconnaître ce type de discrimination, reflétée par un faible contentieux dans ce domaine. En revanche ce n’est pas une question de responsabilité individuelle qui ressort de l’analyse mais davantage un défi de la preuve des discriminations dans certains champs du droit et la faible visibilité du contentieux par sa dimension souvent individuelle. Sur ce point, le Défenseur des droits (et auparavant la Halde) ont accru cette visibilité par leurs observations et leurs délibérations dans le cadre de certains litiges318.

En droit de la famille, en droit des personnes, l’attachement à une vision doctrinale plus figée de la personne, de sa protection et la vision institutionnelle de la famille laisse moins de place à l’évolution jurisprudentielle plus contextuelle et une déférence forte à la réforme par la loi. Le droit de la non-discrimination dans ces matières reste confronté à des principes ancrés en droit français tels que le principe de la liberté contractuelle ou encore le principe d’indisponibilité du corps et de l’état civil. Ainsi, malgré quelques avancés remarquables, le juge français reste frileux quant à une intégration pleine de la non-discrimination.

317

Certains arrêts moins explicites dataient même des années 90

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En contentieux administratif, l’analyse de la jurisprudence témoigne de certaines réticences à annuler des règlements discriminatoires, en raison de l’impact qu’une telle annulation pourrait avoir sur un nombre très important de situations individuelles. Il semblerait cependant que, dans certains cas, ces réticences commencent à être levées.319

La difficulté de prouver la discrimination raciale sans référentiel ethno-racial peut aussi expliquer l’absence de discrimination indirecte dans ce domaine. Certains critères comme le lieu de résidence ou certains critères qui viennent d’être adoptés comme la précarité sociale pourraient pallier partiellement ce manque, tout en créant d’autres stigmatisations liées à la définition du « pauvre ».

Dans le domaine contractuel de l’accès aux biens et services, l’approche individuelle est également privilégiée dans le contentieux mais l’action de groupe pourrait faire évoluer les orientations contentieuses des associations. La question des discriminations multiples, présente au niveau européen dans les directives, est peu abordée par les juges qui, dans leur majorité, trouvent le concept compliqué ou ne le connaissent pas. Seuls certains magistrats en droit du travail interrogés privilégient davantage la polarisation sur un critère afin de sécuriser, clarifier l’action et de simplifier la qualification juridique de discrimination pour la rendre opérationnelle.

Enfin, dans l’ensemble des champs du droit analysés, la problématique des discriminations multiples et même systémiques n’est abordée que par certains commentateurs en droit du travail.320 Certains juges estiment que la notion de discrimination multiple est trop complexe. Ces deux concepts sont absents de la jurisprudence qui aborde parfois des situations intersectionnelles sans le dire. Le fait qu’ils ne sont pas intégrés explicitement dans la loi française, en dépit de la

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Par exemple CE Ass. 4 avril 2014, précité.

320

En droit du travail, sur la discrimination systémique, Voir E. Dockès, G. Auzero, Droit du travail Précis Dalloz 2016, p.746 ; M. Mercat-Bruns, E. Boussard Verrecchia, Appartenance syndicale, sexe, âge et inégalités : vers une reconnaissance de la discrimination systémique ? RDT 2015, p. 660 ; M. Mercat-Bruns, L’identification de la discrimination systémique, RDT 2015, p. 672 ; M. Mercat-Bruns, Discriminations multiples et identité au travail au croisement des questions d’égalité et de liberté, RDT 2015, p.28 ; L. Pecault Rivolier évoque la discrimination systémique dans son rapport Rapp. L. Pécaut-Rivolier, Lutter contre les discriminations au travail : un défi

consécration des discriminations multiples dans les directives 2000 sur l’emploi, pourrait expliquer le silence du contentieux dans ce domaine.

B. Interrogations croisées à l’initiative des juristes :

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