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Interrelation entre Spotify et l’usager : assemblage d’espaces

CHAPITRE V ANALYSE ET DISCUSSION

5.1. Interspatialité et pluralité de pratiques spatiales

5.1.1. Interrelation entre Spotify et l’usager : assemblage d’espaces

S’appuyer sur le couple habitat-habiter (Lussault, 2007) pour l’analyse représente une trame de fond pertinente, puisque ces termes renvoient aux différentes pratiques sur un territoire et s’interinfluencent, comme c’est le cas pour l’interrelation entre Spotify et l’usager. L’habitat détermine les modes d’occupation d’un espace, soit les conditions de possibilité d’un espace donné, alors que l’habiter représente les pratiques spatiales

des habitants (citoyens, touristes, etc.) à l’intérieur de cet espace. L’habitat peut alors être compris plus largement comme une ville, ou plus particulièrement comme une maison, voire comme Spotify. À certains moments, l’habitant est le « seul » à pratiquer l’habitat, ce qui renvoie à une relation individualisée d’usage. C’est le cas d’un usager qui conçoit ses listes de lecture sur Spotify. Or, cette relation n’est pas isolée puisqu’elle se trouve elle-même dans un habitat plus grand qu’est la société. Nous avons vu avec Massey (2005) que l’habitat accueille une pluralité de relations humaines et sociales qui sont différentes et qui impliquent ce que Lussault (2007) appelle la cohabitation spatiale des individus. C’est à l’intérieur d’un territoire délimité par des lois et des règles que les pratiques – mobiles ou immobiles – opposent une pluralité d’expériences qui se recoupent en un même vivre-ensemble. Il y a donc lieu d’observer comment l’espace se négocie entre Spotify et l’usager par l’inclusion d’espaces les uns dans les autres, soit dans une logique d’emboîtement (Beaude, 2012).

Pour Lussault (2007), habiter c’est faire le choix d’un espace, d’une ville, d’un quartier, d’un lieu (café, maison) avant de le modifier au fil des pratiques spatiales. Ces dernières se personnalisent à mesure que l’individu maîtrise des espaces de tailles différentes, où il lui est possible de commuter de l’un à l’autre dans une logique de cospatialité (ibid.). Dans l’interrelation de Spotify et de l’usager, les pratiques (activités) comprennent majoritairement l’écoute musicale en continu (le streaming) – en mobilité ou pas –, le stockage musical, la découverte musicale, la conception de listes de lecture et l’ordonnancement du contenu. Au cours de l’analyse, ces pratiques seront quelques fois regroupées sous une même catégorie que nous appellerons « pratiques de consommation musicale numérique » 46. Mise à part l’écoute musicale en continu, les

autres activités conviennent mieux à une pratique immobile qui permet une meilleure

46 . Le terme « consommation » est utilisé pour englober tous les comportements liés à l’utilisation de Spotify. Il n’est donc pas employé dans une acception économique.

interaction avec le logiciel de Spotify. L’individu (et usager) peut y commuter facilement d’un espace à l’autre. Par exemple, Amélie sélectionne, lors d’une soirée festive, une liste de lecture à écouter afin de passer du temps avec ses amis (espace social) sans, nous dit-elle, « toujours être sur son téléphone » (espace numérique). Elle et ses amis peuvent quand même aller sur l’interface à tout moment pour changer d’ambiance musicale ou ajouter des chansons à la liste d’attente.

L’écoute musicale mobile, pour sa part, permet de parcourir plusieurs espaces, mais différemment. Par exemple, les interviewés de notre recherche n’investissent pas les espaces qui se présentent à eux de la même façon puisqu’ils n’interagissent pas forcément sur Spotify, leurs téléphones intelligents étant rangés dans leurs poches. L’écoute mobile permet aux interviewés de se transporter dans un nouvel espace, ou du moins d’être présents physiquement sur le territoire alors qu’ils y sont mentalement absents. Ils peuvent ainsi écouter de la musique diffusée à partir de Spotify (espace numérique), tout en étant situés sur un territoire (espace social) et en ayant des pensées qui vagabondent (espace mental). L’individu en mobilité peut écouter de la musique sur Spotify dans tout habitat permettant la pratique. Les pays ayant une connexion Internet plus lacunaire, vous l’aurez compris, rendent difficile la pratique. Plusieurs interviewés de la recherche (Carl, Clara, Justin et Mélissa) y ont quand même recours lorsqu’ils voyagent, prenant soin de télécharger des chansons en amont pour pouvoir les écouter hors connexion. En 2017, 70 % des internautes québécois ont écouté de la musique en continu sur Internet (CEFRIO, 2017). Si les données ne permettent pas de mesurer quelle portion de l’écoute en continu se fait en mobilité, elles relatent que l’ensemble des adultes québécois le font en moyenne 2,2 heures par jour (ibid.). Dans notre recherche, huit des neuf interviewés ont révélé n’utiliser que Spotify en situation de mobilité. En ce qui les concerne, le nombre d’heures d’écoute varie en fonction des activités qu’ils accomplissent. Par exemple, si Justin conduit de Hamilton à Montréal,

il est possible qu’il syntonise la musique sur Spotify pendant tout le trajet (six heures et demie).

Selon Beaude (2012), les médias socionumériques produisent des habitats puisqu’ils tendent à hiérarchiser les espaces (les sites et applications) à mesure qu’ils se renforcent avec les pratiques individuelles (avec l’habiter). Sur Internet, pour lui, c’est donc l’habitat qui prend le dessus sur l’habiter. Il est intéressant d’y réfléchir par rapport à la négociation de l’espace entre Spotify et l’usager. Il va de soi que la plateforme Spotify, pareille à un média socionumérique, a une emprise sur l’espace qu’elle offre. Elle présente les contenus dans un ordre précis, laissant par ailleurs le soin aux curateurs de mettre certaines listes de lecture de l’avant en fonction de différents moments (saisons, fêtes commerciales, heures de la journée, etc.). Également, elle détermine les règles à respecter au sein de son espace, cela en déterminant les prix d’abonnements, de publicités et de redevances aux artistes, ainsi que les conditions d’utilisation de ses services. De même, Spotify maîtrise la relation avec l’usager en ayant une mainmise sur ses comportements de navigation (acquisition des données). Enfin, Spotify prescrit une marche à suivre pour ses divers publics (les usagers, mais aussi les artistes, les programmateurs, les publicitaires, etc.), laquelle est toujours paramétrée d’avance. Par exemple, tel que Jérôme nous l’a mentionné, les artistes doivent soumettre leur musique dans un formulaire en ligne et nulle part ailleurs s’ils veulent voir leurs chansons ajoutées à des listes de lecture.

Selon la conception de Beaude (2012), la négociation de l’espace entre Spotify et l’usager avantagerait ainsi Spotify. Nous sommes d’accord avec lui dans la mesure où l’habitat est limité. Or, l’interrelation entre Spotify et l’usager ne se limite pas à l’utilisation d’un seul habitat qu’est le logiciel. La logique d’emboîtement des espaces fait en sorte que les pratiques des usagers se personnalisent. Nous reviendrons spécifiquement sur les pratiques mobiles et immobiles dans les prochaines sections afin

de décortiquer les résultats de recherche plus en profondeur. D’ici là, l’important est de saisir que l’interspatialité est au cœur de l’analyse et que la négociation de l’espace entre Spotify et l’usager se résout par l’observation des différents espaces, à la fois sociaux et individualisés. Dans ces espaces, tel que Beaude (2012) l’a précisé, ce sont toujours les relations sociales territoriales (le Dasein heideggérien, le fait d’être là sur place) qui initient les relations sociales réticulaires. L’implication du corps sur un territoire a ainsi préséance sur les autres espaces (dont l’espace numérique). De ce fait, l’interrelation entre Spotify et l’usager est toujours localisée même si elle déborde le local. Cela mène à une pluralité de trajectoires qui sont créées par des pratiques spatiales uniques.