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Les interprétations divergentes quant à l’exigence du caractère personnel de la faute inexcusable

PARTIE II LES RÈGLES DE LA HAYE-VISBY ET LES CAUSES DE DÉCHÉANCE DU DROIT À LIMITATION DE RESPONSABILITÉ DU

Section 2 Les interprétations divergentes quant à l’exigence du caractère personnel de la faute inexcusable

Quelle est l’étendue du mot « transporteur » dans l’article 4(5)(e) des Règles de La Haye ? Est-ce qu’il incorpore aussi les préposés du transporteur ? Est-ce qu’une interprétation restrictive du mot s’impose ou pas ? Est-ce que la faute du transporteur doit être personnelle ?

La jurisprudence anglaise opte clairement pour une interprétation restrictive du mot « transporteur »92. Dans cette perspective, seules les fautes des personnes suffisamment haut placées dans la hiérarchie de l’entreprise peuvent engendrer la déchéance de la limitation de responsabilité visée à l’article 4(5)(e)93. Le capitaine ne serait pas inclus dans l’alter ego de l’entreprise94. C’est la théorie de l’alter ego qui s’applique dans ce cas. Cette théorie encadre la responsabilité pénale des personnes morales dans la common law. Elle identifie la compagnie à l’individu95. Selon Delebecque, l’interprétation des tribunaux anglais en la matière « est fondée sur l’idée – très pertinente – que seulement certaines personnes physiques sont à même de représenter l’entreprise et d’exprimer la volonté. […] Dans ces conditions, seules les personnes habilitées à agir au nom de l’entreprise pourraient commettre une faute inexcusable qui soit directement imputable à l’entreprise »96.

88 R. RODIÈRE, préc. note 68, p. 33. 89 P. CHAVEAU, préc. note 7, p. 7.

90 C.N. CHEKA, “Conduct barring limitation”, [1987] 18 J.Mar.L.& C., 487, 497.

91 Rapport de l'Avocat général Lindon, Revue française de droit administratif, 1968, p. 184.

92 The European Enterprise, [1989] 2 Ll. Rep. 185, 191 (C.A. 1989, England); The Lion, [1990] 2 Ll. Rep. 144 (C.A. 1990, England).

93 The European Enterprise, [1989] 2 Ll. Rep. 185, 191 (C.A. 1989, England). 94 The Marion, [1984] 1 Ll. Rep. 1 (House of Lords, 1984, England).

95 Daimler Co. v. Continental Tire & Rubber Co. [1916] 2 A.C. 307 (House of Lords, 1916, England). 96 Philipe DELEBECQUE, « La faute inexcusable en droit maritime français », Jurisprudence du Port

Cela démontre une plus grande protection des cas de déchéance du droit à limitation de responsabilité. Autrement dit, il n'est pas suffisant que la faute soit commise témérairement et avec conscience qu'un dommage en résulterait probablement, il faut que l'action ou l'omission du transporteur maritime soit personnelle.

Les tribunaux français adoptent une position différente. En général, ils ne cherchent pas à identifier l’organe responsable; ils ne prennent pas véritablement compte du caractère personnel de la faute97. Dans l'arrêt du 20 février 200198, le voilier Virus, le long duquel s'était amarré le voilier Moheli, a été endommagé par ce dernier lors d'une marée descendante. La manœuvre d'amarrage a été qualifiée, par l'expert maritime, d'imprudente, puisqu'elle ne respectait pas les règles de l'art, et elle a négligé la surveillance du voilier Moheli. La Cour d’Appel de Rennes a décidé qu'il n'a pas été démontré que la société Nautiloc avait conscience du caractère inéluctable du dommage et a donné le bénéfice de la limitation de responsabilité à l'armateur99. La Cour de Cassation a censuré la Cour de Rennes, au motif « qu'en se prononçant ainsi, sans rechercher si, en sa qualité de professionnel du nautisme, le capitaine du Moheli devait avoir conscience qu'un dommage résulterait probablement d'un tel comportement »100, la Cour d'appel n'avait pas donné de base légale à sa décision. Selon Pierre-Yves Nicolas, le motif soutenu par la Cour de Rennes serait :

« […] correct si le capitaine du Moheli était également le gérant de la S.A.R.L. qui exploitait le navire (Nautiloc). Le gérant est en effet un organe d’expression collective de la société de sorte que sa faute constitue la faute « personnelle » exigée par les textes applicables. Mais, si tel était le cas, le lecteur eût aimé que la Cour de cassation le précisât. En revanche, si le capitaine du Moheli est simplement capitaine de navire, sa faute ne peut pas faire échec à la limitation, sauf si elle révélait une faute personnelle de la S.A.R.L. en question »101.

97 Pierre BONASSIES, « La faute inexcusable de l’armateur en droit français », Mélanges R. Rolland, Larcier, 2003, 75.

98 Cour de Cassation française, 20 février 2001, voilier Moheli, DMF 2002, obs. Pierre-Yves Nicolas. 99 Ibid.

100 Ibid. 101 Ibid.

Ce qui est le plus intéressant dans l'affaire Moheli est que la Cour de Cassation désapprouve le juge du fond de ne pas avoir examiné, non pas si le capitaine du Moheli avait eu conscience de la probabilité du dommage, mais plutôt si « en sa qualité de professionnel du nautisme », il ne devait pas avoir cette conscience102.

Dans le même sens, dans l'arrêt du 10 octobre 2001103, la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence a jugé le cas du navire chimiquier Multitank Arcadia. Selon la décision de la Cour, la faute du transporteur englobe la faute de tous ses préposés :

« Attendu que celle-ci doit veiller à la bonne organisation du navire et à l'application par ses préposés de ses consignes; -qu'en l'espèce, il résulte du rapport d'expertise judiciaire que la périodicité du changement du filtre encrassé n'est attestée que par les déclarations verbales du chef-mécanicien en l'absence totale d'enregistrement des dates de remplacement; -que l'armement a ainsi commis une faute personnelle en négligeant de se donner les moyens de contrôler l'accomplissement par le bord d'une opération de maintenance essentielle en l'espèce à sa sécurité»104.

Cependant, certaines décisions des tribunaux français adoptent une position inverse. Dans l'arrêt du 20 mai de 1997105, la Cour de Cassation a décidé que le capitaine a agi témérairement et avec conscience de la probabilité de survenance du dommage, puisqu'il n'a pas procédé de façon sécuritaire à la mise en place de la drague dans un avant-port106. Il a été statué que : « Ne donne pas de base légale à sa décision la Cour d'appel qui, pour refuser à l'armateur d'une drague le bénéfice de limitation de sa responsabilité, retient une faute du capitaine de la drague à l'origine de l'abordage, sans dire en quoi cette faute constituait la faute personnelle inexcusable de l'armateur lui-même »107. On voit la nouvelle exigence de la Cour en ce qui concerne le caractère personnel de la faute inexcusable. Elle doit être commise par l'armateur lui-même et non par le capitaine ou un autre préposé de l'armateur.

102 Cour de Cassation française, 20 février 2001, voilier Moheli, DMF hors série 2002, obs. P. Bonassies.

103 Cour d’Appel d'Aix, 10 octobre 2001, DMF 2002, obs. P. Bonassies. 104 Ibid.

105 Cour de Cassation française, 20 mai 1997, DMF 1997, obs. Bonassies. 106 Ibid.

Dans The Pembroke, la High Court de la Nouvelle Zélande a décidé que le capitaine “must have known” qu’il était probable que quelques conteneurs du type

open-top pouvaient être mouillés et, donc, subir la corrosion, puisqu’il était prévu du

mauvais temps pendant le voyage108. Il a volontairement navigué dans des conditions

météorologiques inappropriées. La Cour a soutenu que le capitaine “took a calculated

risk with full appreciation of the dangers and probable consequences109..Le

transporteur a perdu le bénéfice de la limitation des compensations monétaires de l’article 4(5)(a) des Règles de La Haye-Visby.

Selon nous, si les Règles de La Haye-Visby n’exigent pas expressément que la faute soit personnelle, le mot « transporteur » doit être interprété dans un sens large. Il s’agit de respecter le principe légal de la Respondeat Superior, accepté en common

law et en droit civil, selon lequel les employeurs sont civilement responsables des

délits commis par les employés agissant dans le cadre de leur emploi110. La faute du transporteur doit comporter alors la faute de tous ses préposés, car c’est par l’intermédiaire de ces personnes que le transporteur exécute le contrat de transport.

108 [1995] 2 Lloyd’s Rep. 290 (High C., 1995, N. Zealand). 109 Ibid.

110 Voir Ralph OWEN, Tort Liability in German School Law, in Law and Contemporany Problems, Duke University School of Law, Vol. 20, n° 1, 1955, p. 72, en ligne http://www.jstor.org/stable/1190275 (consulté le 25 avril 2011).