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Vers une intériorisation de la figure de l’observateur 

La triple médiation que nous avons tenté de mettre en évidence avait pour but de montrer le schéma unitaire1 qui a présidé à l’élaboration d’une conception de l’observateur impersonnel. Nous avons ainsi pu montrer, notamment, que la métaphore de la navigation trouvait son origine dans la tradition philosophique, et avait été déclinée de plusieurs manières différentes. Nous proposons d’étudier quelques aspects de cette métaphore dans la Recherche, dans le but de dégager les indices qui inciteront Marcel à abandonner le point de vue de l’observateur « du dehors » et à engager sa quête dans le sens de l’intériorisation.

3.1‐ Une expérience du sublime 

Lorsque Marcel pressent intuitivement les dangers de son incessante procrastination, c’est la métaphore de la navigation qui lui vient d’abord à l’esprit. Proust avait écrit dans un avant-texte :

Mais hélas chaque jour en me conduisant, bien plus, en s’imposant à moi dans un pays différent, ôtait par là à ma personne qui se sentait nouvelle chaque matin dans un monde nouveau cette continuité qui m’eût seule permis de mettre à exécution le lendemain la ferme décision de commencer à travailler que j’avais toujours prise la veille. Mais voici que j’avais sans le savoir passé la nuit en voyage. Au réveil comme un passager sur un navire dans une mer dangereuse, je trouvais un froid vif, ou un orage déchaîné autour de moi. Ce n’était pas être inactif que de ne rien faire ce jour-là. Si je n’avais pas agi, le temps, l’atmosphère avait agi pour moi.2

1 Rappelons que C. Schorske désirait rendre compte, à travers cette expression, de certains éléments disparates qui, à l’analyse, révèlent une unité dans l’univers culturel. Voir ci-dessus, p. 8, note 1.

2 III, 1116-1117 (Esquisse VIII). Nous soulignons. Voir aussi, pour la version définitive, III, 589-591 : la métaphore de la navigation n’y est plus aussi explicite et le thème du naufrage disparaît au profit du seul voyage en mer et du thème, bien plus proustien, du temps atmosphérique : « Mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m’éveillais par un temps différent, sous un autre climat. On ne travaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau, aux conditions duquel il faut s’adapter. […] »

Figure 1 : Caspar David Friedrich, Voyageur contemplant une mer de nuages, huile sur toile, Hamburger Kunsthalle, 1818.

« Le temps, l’atmosphère avait agi pour moi » : Marcel estime avoir eu assez à faire en campant son rôle (sans cesse renouvelé) de rescapé d’un naufrage imaginaire. L’intégrité physique est sauve, certes, mais un autre naufrage, bien réel celui-ci, se profile à l’horizon : celui de la vocation littéraire.

Lorsque Marcel manifeste le désir de partir pour Balbec, la quête d’un promontoire ou d’un point de vue privilégié est, chez lui, prioritaire. Balbec, pays des « côtes d’Enfer » est aussi celui des « falaises de la mort »1. La description lyrique qu’en fait Legrandin au jeune héros s’inspire d’une page d’Anatole France, qui évoque la pointe de la péninsule armoricaine

comme un « promontoire qui s’avance entre deux côtes semées d’écueils, [où] finit la terre. »2 Du reste, si les falaises se révélaient difficiles à atteindre, les « églises escarpées et rugueuses comme des falaises » pouvaient y suppléer, avec leurs tours et leurs clochers peuplés d’oiseaux de mer3. La géographie de Balbec, telle que Marcel la conçoit, est surdéterminée par l’idée de surélévation, de surplomb, de vue panoramique, ce même point de vue imprenable que le curé de Combray trouvait au clocher de Saint-Hilaire4.

La recherche d’un point de vue

surélevé, sur une côte sauvage aux pieds de laquelle se fracasse une mer déchaînée, s’accompagne du désir latent d’un spectacle de naufrage, ne serait-ce qu’imaginaire. Désirant « voir une tempête sur la mer », Marcel s’informe auprès de Swann « afin d’apprendre de lui si [Balbec] était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes

1 I, 379.

2 I, 1263, n. 3 de la p. 377. 3 I, 379.

42 tempêtes » 1. D’ailleurs, la séduction de Balbec vient de ce qu’elle est « une plage toute proche de "ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des vagues ". »2 Françoise, en le menant aux Champs-Élysées dans l’atmosphère hiémale, ne fait qu’exciter son imagination culturelle, lorsqu’elle parle « en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux »3.

Parallèlement à cette quête de tempêtes et de naufrages – dont le désir exprimé de façon réitérée ne sera jamais assouvi – apparaît le souhait clairement formulé de devenir le spectateur privilégié d’ « un moment dévoilé de la vie réelle de la nature »4, mais d’une « nature immémoriale restée contemporaine des grands phénomènes géologiques »5, d’un « flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine »6. D’une manière latente, à travers les isotopies du naufrage et des temps géologiques c’est aussi une expérience du sentiment du sublime qui est invoquée7. La distinction entre le beau et le sublime trouve son origine dans le Phèdre de Platon, mais a constitué un thème central de l’esthétique durant tout le XIXe siècle8. Le sublime ne naît pas du plaisir que procurent la mesure et la belle forme, mais trouve plutôt sa racine dans les sentiments de peur et d’horreur suscités par l’infini et la démesure. Pour Kant, le sublime dérive d’un conflit entre la sensibilité et la raison et provoque un sentiment mêlé d’effroi et de plaisir9 ; quant à Schiller, il attribue au sublime une fonction éducative prononcée, qui doit venir compléter l’éducation esthétique10. 1 I, 377. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 I, 378. 6 II, 255.

7 La géologie a été la première des sciences à prendre, à partir du début du XIXe siècle, la nature du temps comme thème central. En France, elle connaît une expansion phénoménale à partir de 1830 et devient une des disciplines scientifiques dominantes de l’époque. La proximité des géologues du monde naturel, favorisée par les grandes expéditions, les rendait sensibles à l’idée du sublime, qu’ils exprimaient, à la suite des poètes romantiques, en termes de tension entre l’instant fugitif et les âges éternels. Voir à ce sujet G. Bowker : « Les origines de l’uniformitarisme de Lyell : pour une nouvelle géologie », in M. Serres (dir.) : Éléments d’histoire des sciences, Paris, Larousse-Bordas, 1997, pp. 575-602.

8 Encyclopédie de la philosophie, op. cit., p. 1548-1549, art. « sublime ».

9 Ibid. Voir E. Kant : Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), et l’ « Analytique du sublime » dans la Critique de la faculté de juger (1790).

Faut-il voir une contradiction entre les deux désirs culturels de Marcel, celui du spectacle d’un naufrage qui suppose l’élément humain, et celui de la nature « immémoriale » qui ne porte pas trace de « l’intervention des hommes »1 ? Non, sans doute, si on les considère sous l’angle de l’expérience du sublime. Le spectacle du naufrage, tout comme celui des grands bouleversements et des phénomènes naturels, suscite chez l’homme le sentiment de sa fragilité et de sa finitude. Il est identifié par Kant comme faisant partie de l’expérience du sublime dynamique ; quant au désir d’une nature contemporaine des grands phénomènes géologiques, il fait partie de ce que Kant définit comme le sublime mathématique, déterminé par l’absolument grand et l’incommensurable2. Or, à l’aube du XIXe siècle, la géologie avait commencé à établir une échelle des temps, l’échelle stratigraphique, avec les interruptions chronologiques sédimentaires et les extinctions brutales d’espèces observées par les paléontologues ; ces progrès laissaient pressentir que notre vieille Terre était bien plus ancienne que le canonique âge biblique de 6 000 ans qu’on lui avait donné jusque-là. De plus, dès 1830, le principe d’une histoire « collatérale » du monde physique et du monde biologique était largement acceptée : en effet, les théories étaient toutes issues du transformisme, et l’évolution minérale et biologique de la planète était conçue sur le même modèle. 3 À la fin du XIXe siècle, des chiffres inouïs commençaient à apparaître dans le champ de la science. Ribot en rend compte dans son Essai sur l’imagination créatrice :

La culture scientifique que l’on accuse quelquefois d’éteindre l’imagination, lui ouvre au contraire un champ bien plus vaste que l’esthétique. L’astronomie se complaît dans l’infini du temps et de l’espace : elle voit les mondes naître, briller d’abord de la lueur faible d’une nébuleuse, resplendir comme des soleils, se refroidir […]. La géologie suit le développement de notre terre à travers les bouleversements et les cataclysmes ; elle entrevoit un lointain avenir où notre globe, dépourvu de la vapeur d’eau atmosphérique qui la protège, périra par le froid. Les hypothèses de la physique et de la chimie sur les atomes et les molécules ne sont pas inférieures en hardiesse aux spéculations de l’imagination hindoue. […] La biologie avec ses éléments protoplasmatiques, ses plastides, ses gemmules, ses hypothèses sur la transmission héréditaire par subdivisions infinitésimales ; la théorie de l’évolution qui parle

1 I, 377.

2 Voir, dans l’ « Analytique du sublime » de la Critique de la faculté de juger, les deux sections suivantes : « Du sublime mathématique » et « Du sublime dynamique de la nature ».

3 P. de la Cotardière (dir.) : Histoire des sciences, Paris, Tallandier, 2004, p. 447-456. « […] L’évolution minérale et biologique de la planète se situe donc dans un modèle où les phénomènes plus ou moins permanents (ou plus ou moins périodiques) construisent des structures semblables, mais de plus en plus complexes à cause de leur superposition, et que certains événements catastrophiques sont susceptibles de modifier. » (p. 456.)

44 couramment de périodes de 100 000 ans ; bien d’autres thèses scientifiques que j’omets, offrent une belle matière à l’imagination numérique. Plus d’un savant s’est même servi de cette forme d’imagination pour se donner le plaisir d’une construction de pure fantaisie.1 Dans les brouillons de la Recherche, Proust avait réuni le sublime dynamique figuré par le grand bouleversement de la Guerre mondiale, et le sublime mathématique représenté par les temps géologiques, dans une évocation des blessés de guerre :

On ne comprenait pas par quelles coulisses, par quels portails de théâtre ils avaient pu sortir des combats historiques de Bloemfontein et de X pour venir ici approchables par nous, maniables, noircis, comme les pierres qu’on ramasse près de soi mais qui nous parlent des cataclysmes titaniques auxquels elles ont assisté et par lesquels elles ont été retournées.2

La géologie est souvent convoquée dans les métaphores de la Recherche3. Mais au début du parcours de Marcel, elle représente presque de manière exclusive la quête d’une expérience esthétique, plus précisément une expérience du sublime, qu’il croit pouvoir trouver dans « la plus antique ossature géologique » de la Terre à Balbec4. Ainsi la quête de Marcel oscille entre le désir de naufrages, celui des tempêtes et de la nature immémoriale, et celui d’admirer les spécimens de l’architecture gothique5. C’est donc armé d’un bagage culturel lourd et un peu confus que Marcel se rendra à Balbec ; son exploration des lieux y mettra un peu d’ordre.

Par ailleurs, lorsqu’il aura acquis une certaine maturité sentimentale, Marcel transposera la métaphore nautique de l’existence sur la scène du théâtre, peut-être suivant l’analogie établie par Schopenhauer6. Confronté à ses déboires avec Albertine, tiraillé par l’expérience de la douleur du jaloux, il se percevra alors à la fois en

1 T. Ribot : Essai sur l’imagination créatrice, Paris, Félix Alcan,1900, p. 175. 2 IV, 775, Esquisse X.

3 Voir, par exemple, III, 464 : les « soulèvements géologiques » de la pensée du baron de Charlus ; IV, 124 : la superposition des états successifs du moi où des « soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes » ; IV, 524 : les périodes géologiques qui ont façonné les visages des invités de la princesse de Guermantes dans le Temps retrouvé ; IV, 526 : Odette, dont l’apparence ne trahit pas l’âge, est un « défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. »

4 I, 129. 5 I, 378.

6 Rappelons que pour Blumenberg (Naufrage…, op. cit., p. 75-76), il existe en général une étroite affinité entre les thèmes élémentaires que sont la navigation et le spectacle, affinité d’ailleurs décelée par Schopenhauer, qui superpose le champ métaphorique issu de la sphère du théâtre, qu’il privilégie nettement, à celui du voyage en mer. Voir ci-dessus, p. 39.

spectateur et en acteur du drame de sa propre vie : « Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récité à moi-même et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. »1 L’épistémologie du héros de la Recherche semble ainsi aller de l’objectivité, perçue comme un présupposé nécessaire à la découverte des lois du monde, à une intériorisation croissante qui, en fin de compte, s’avérera être la seule attitude épistémique valide.

3.2‐ À la recherche de l’objectivité perdue 

Des échos affaiblis de la métaphore nautique se retrouvent dans d’autres passages de la Recherche et peuvent être assimilés à ce que Bachelard appelle un « complexe de culture »2, même si la prose proustienne en renouvelle heureusement la portée. Leur fonction, en priorité, est de pervertir l’image de l’observateur externe ou objectif3.

L’écho le plus significatif se trouve dans Le Temps retrouvé. Pendant la guerre, à sa sortie de l’hôtel de Jupien, le héros est pris dans un véritable « pandemonium » qui déborde les limites de la maison de passe pour gagner la rue, puis les airs (par le biais des avions ennemis qui larguent leurs bombes), et enfin le monde souterrain des catacombes où, en dépit des attaques, on continue à sacrifier aux mêmes « rites secrets » que dans le bordel de Jupien. La métaphore du voyage en mer, filée sur deux pages, ainsi que le champ lexical nautique, renvoient à l’isotopie du « naufrage avec spectateur » telle que nous l’avons définie plus haut :

Je pressais le pas pour fuir [l’avion] comme un voyageur poursuivi par le mascaret, je tournais en cercle dans les places noires, d’où je ne pouvais plus sortir […]. Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant […]. Mais qu’importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir ?4

1 IV, 41.

2 G. Bachelard : L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Libraire Générale Française, 2005, p. 52-54.

3 A. Compagnon en a relevé quelques unes dans l’article cité « Suave mari… ». Bien que son étude se situe dans une autre perspective que la nôtre, ces exemples restent valables pour ce qui est de la subversion du rôle de l’observateur prétendument objectif.

46 Dans la suite du passage, on assiste à la transformation abrupte du narrateur en moraliste ; en effet, les pronoms « je » et « ceux » (mis pour les habitués de Jupien) sont remplacés par un « nous » généralisant, tandis que les temps du passé sont remplacés par le présent gnomique :

Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n’y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des avalanches tordues par le vent, et tout au plus accordons-nous une seconde d’attention, pour parer à la gêne qu’elle nous cause […].1

En s’incluant dans la généralité de ce « nous », le narrateur indique que sa position n’est plus celle de l’observateur en retrait, comme c’était le cas pour le moraliste classique2 ; au contraire, il s’inclut implicitement dans le jugement qu’il énonce. Par ailleurs, Proust transpose la métaphore du naufrage en en faisant une métaphore de la guerre : le bateau qui tangue est, bien sûr, celui de la Nation française, et les avalanches qui se précipitent du ciel ne sont pas faites de trombes d’eau mais de bombes ennemies. Quant aux clients de Jupien, ils profitent du drame qui se joue autour d’eux pour faire avancer leurs propres intérêts (ici, purement sexuels) : l’observateur objectif disparaît au profit du spectateur vénal. Le registre nautique est maintenu par la mention de l’iceberg :

La sirène annonciatrice des bombes ne troublait pas plus les habitués de Jupien que n’eût fait un iceberg. Bien plus, le danger physique menaçant les délivrait de la crainte dont ils étaient maladivement persécutés depuis longtemps.3

Lucrèce prônait un retour réflexif du spectateur du naufrage sur sa propre conscience ; les habitués de Jupien adoptent, quant à eux, l’attitude opportuniste qui, pendant la guerre, a caractérisé une partie du public « de l’arrière », ceux qu’on appelait « les embusqués », et avec lesquels Proust craignait constamment d’être confondu4. En

1 Ibid.

2 Zola revendique encore cette position pour les romanciers naturalistes qui, selon lui, « sont bien en effet des moralistes expérimentateurs. » (« Le roman expérimental », in Écrits…, op. cit., p. 250.)

3 IV, 412-413.

4 Sur la vie quotidienne à Paris pendant la Première Guerre mondiale, voir P. Darmon : Vivre à Paris

pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2002. Voir en particulier le chapitre X, p. 218-223 : « Sus aux

embusqués ! ». Sur le malaise moral de Proust pendant cette période, voir Fraisse, Proust au miroir…, op. cit., p. 359-365.

conclusion, Proust fait un rappel de la métaphore nautique par la mention du voyage et du mascaret, tout en continuant à adopter le ton mixte du pamphlétaire et du moraliste :

[…] Les habitués de Jupien croyant avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûter au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, au pied d’un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.1

La situation décrite par Proust appelle quelques remarques. Les habitués de Jupien assistent en spectateurs impassibles au déchaînement infernal provoqué par l’attaque aérienne ; pris en tant que sujet collectif, ils se situent à un premier niveau d’observation. À ce niveau vient s’en ajouter un autre, représenté par le héros qui observe à son tour la placidité des clients du bordel, désintéressés de tout ce qui ne concerne pas leur quête immédiate du plaisir. Il y a donc dédoublement de l’instance qui observe, ce qui subvertit déjà le topos défini par Lucrèce : à quel niveau, auprès de quelle instance d’observation faut-il situer l’objectivité ? Mais peut-on encore parler d’objectivité lorsque la prise de distance ne s’effectue qu’au bénéfice d’intérêts mesquins ? Ou lorsque l’observateur est lui-même plongé dans la tourmente, comme c’est le cas lors des guerres et des révolutions ? On pourrait objecter que, puisque Marcel porte un jugement sous forme de maxime, il reste toujours possible de s’instituer en observateur détaché et quasi objectif. Mais le commentaire sociologique sur le bateau de la Nation qui tangue pendant que chacun est à la poursuite de ses menus plaisirs, est à attribuer, sans doute, au Moi narrant plutôt qu’au Moi dans l’action, la distance temporelle venant ainsi compenser l’impossible distance géographique. Mais cette distance ne fait, en définitive, qu’ajouter un niveau d’observation de plus : le narrateur observe son Moi dans l’action, qui observe les clients de Jupien, qui observent le « naufrage ». Ce jeu d’emboîtement des observateurs et des points de vue est important dans la mesure où il illustre, d’une part, les « circonstances » compliquées qui, selon Marcel, constituent notre vie, et d’autre part la difficulté de se situer à un niveau d’observation unique, comme de se limiter à la perspective d’un seul et unique point de vue.

48 Par ailleurs, Blumenberg a soulevé le problème de l’historien plongé dans l’agitation des troubles civils ou militaires ; il cite à ce propos l’historien suisse

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