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Cet intérêt pour les héritages persistants est le dernier jalon à mettre en place pour comprendre le contexte épistémologique de la découverte des ellipses bocagères

1.3.3 De La fascination pour la persistance des structures paysagères à la

découverte des ellipses bocagères

L’étude des paysages a entraîné dans son sillage l’inventaire des formes des parcelles

par les géographes ruralistes des années 1920 et 1930. Il a d’abord été qualitatif et

relativement flou («régulières », «irrégulières », «trapues », «laniérées »…). C’est que les

géographes, à la suite de Bergson, étaient des adeptes de l’intuition (MEYNIER, 1969 ;

CLAVAL, 2001, p 232). Il faut dire que cette intuition s’est révélée heuristique et a permis de

décrire les principaux types de paysages agraires dans les œuvres de ces années. Par la suite,

des typographies plus précises ont été tentées, mais ces qualificatifs demeurent car ils ont

l’avantage d’être évocateurs. Les descriptions se sont aussi attachées à voir l’organisation des

parcelles de proche en proche : parcelles contiguës ou «en baïonnettes », ensembles en

coutures, cohérents ou désordonnés… Au-delà de la description de ces éléments, on

s’attachait aussi à établir leur persistance au cours des siècles. C’était un thème cher aux

ruralistes, en particulier à Marcel GAUTIER, un auteur peu connu qui analysait les ellipses

bocagères au regard de ces persistances. En ce sens, les formes spatiales peuvent intéresser à

la fois les historiens et les archéologues (Michel BATT in ANTOINE, 2005, p 102) ; un

chapitre ultérieur sera d’ailleurs consacré à cette question.

Ce qui frappe donc les géographes de cette époque, ce sont « des éléments stables dans

les paysages ruraux (CLAVAL, 2001, p 138). Toutefois, quand ces géographes parlent de

persistances, ils ne parlent pas seulement des chemins, des haies ou du bâti. Il s’agit aussi de

limites qui ne se voient pas. Lucien GALLOIS insistait sur un thème devenu classique : ces

limites qui ne varient guère depuis les territoires des tribus gauloises ; de nos jours, Jean

ROBERT PITTE est d’ailleurs encore très adepte de cette vision et va même jusqu’à faire

remonter certaines limites aux Campigniens (PITTE, 2003, p 44). En suivant les anciennes

frontières de la France du Nord, on constate que les anciennes limites existent toujours :

marais de Saint-Omer marquant une limite culturelle, ancienne forêt d’Arrouaise devenue

limite départementale séparant des espaces de vie qui se tournent le dos (RENARD, 1987a, p

289, 922-923, 979…), limite entre la Thiérache du Nord et de l’Aisne, limite du parler Wallon

dans la pointe de Givet… un seul tout petit secteur semble faire exception, celui de Carignan,

rattaché au sedanais après que Richelieu ait rasé la ville avec beaucoup de cruauté, évacué les

habitants autochtones remplacés par des champenois (GABER, 1976, p 145-160) : plus rien

ne marque cette ancienne frontière luxembourgeoise sur une quinzaine de kilomètres.

L’effacement a été couteux en actions pour un tronçon minime, ce qui prouve bien l’inertie

des limites rémanentes ; de surcroît, il n’a pas été immédiat, puisqu’avant la Révolution, les

habitants de Carignan étaient considérés comme économiquement étrangers avec exemptions

de taxes sans compter la dépendance de l’évêché de Trèves (GABER, 1976, p 182) et même

du Diocèse de Namur après 1823 (Ibid., p 212).

L’archéologue Gérard CHOUQUER (1991, p 56) ne dément pas et parle aussi de

limites qui restent incroyablement en place mais dont la matérialisation change. L’idée est la

même pour l’organisation urbaine : « aucune ruine ne subsiste souvent mais la voierie est

toujours en place ! Les ceintures de boulevards perpétuent, sous forme de larges avenues

généralement ombragées, le souvenir d’anciens remparts » (CLAVAL, 2001, p 138). Dans ce

contexte, des objets observables uniquement en télédétection mais pourtant aussi stables que

si une volonté les entretenait ne pouvaient qu’intriguer les chercheurs.

1.3.3.1 Des recherches en géographie rurale relancées par la télédétection aérospatiale

Beaucoup avaient appelé de leurs vœux une description des quartiers formés par les

parcelles. L’outil nécessaire pour la mener à bien s’est sérieusement développé à partir des

années 1950 : la télédétection aéroportée et la photographie aérienne. Grâce à elle, on a

commencé à changer d’échelle. Alignements, arrangements divers, désordonnés ou non sont

apparus, et ont confirmé bien souvent les études cadastrales. Mais l’apport des photographies

a révélé des formes inattendues car à une échelle trop petite pour être repérables dans un

paysage (sauf cas exceptionnels), et que les études cadastrales classiques ont manqué. Il s’agit

de formes grossièrement circulaires, elliptiques ou ovoïdes. Elles correspondent le plus

souvent à des finages. Parfois, elles englobent des finages entiers. Deux auteurs essentiels s’y

sont intéressés : André MEYNIER et Jacqueline SOYER. La seconde – comme il sera détaillé

plus loin – s’est penchée exclusivement aux formes réellement circulaires, et n’a pas fait la

liaison avec les ellipses, alors que les illustrations en annexe de sa thèse en comportaient (elle

les a volontairement ignorées). Pour André MEYNIER, au contraire, les formes circulaires et

elliptiques sont de la même famille (MEYNIER, 1972). A l’examen, ces curieuses structures

se sont avérées clairement liées à des défrichements et des essartages médiévaux (MEYNIER,

1966 ; MARCHAND, 1979).

C’est donc là que les géographes ruralistes ont pu mettre en évidence « des réalités qui

échappent souvent à l’attention des populations qu’elles concernent. Par leur permanence,

ces structures constituent des objets géographiques en tout point remarquables. Pour

beaucoup de géographes, le véritable but de leur discipline n’est pas l’étude de relations de

type écologique que les hommes entretiennent avec leur environnement, ni l’analyse de

situations qui mettent en évidence l’influence de lieux ou de régions souvent éloignées sur les

devenirs locaux ; c’est l’étude de ces objets stables où l’on trouve mêlés des éléments

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