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CHAPITRE II : L’ AMBASSADEUR FACE À LA SOCIÉTÉ DE SON TEMPS

2. INTÉGRATION ET ADAPTATION

Il ne semble pas forcément nécessaire pour un ambassadeur de s’intégrer dans la société qu’il fréquente ; il ne semble pas y avoir de directives claires en ce sens, et l’intérêt d’une telle intégration peut aussi dépendre du temps passé sur place par l’envoyé : plus ce temps sera court, moins celui-ci verra d’intérêt à rentrer dans certains cercles ou sociétés. Néanmoins, pour les missions longues dans des pays éloignés, et dans un but de réussite concernant leurs missions, certains ambassadeurs mettent l’accent, dans leurs écrits, sur l’importance pour l’envoyé de s’intégrer et de s’adapter à la société qui les accueille, et de construire une image et une identité qui ne se trouve pas en opposition avec les mœurs et coutumes du pays hôte.

Vivre à l’étranger

La notion de « vivre » dans un pays étranger est relatée différemment par nos ambassadeurs. Elle est forcément liée à la notion d’intégration, ainsi qu’au degré de considération envers les ressortissants et représentants français dans le pays où ils résident : se faire une place, résider et mener une politique dans une ville étrangère reste plus simple si vous êtes plutôt bien accueilli.

137 Pour certains, vivre sur place est uniquement une affaire de politique ; ou, du moins, c’est de cette façon qu’ils le relatent dans leurs mémoires. Pour d’autres, qui sont plus enclins à raconter leur vie quotidienne et leurs différentes occupations, la vie dans une ville étrangère comporte davantage de rencontres et d’évènements que les simples visites à la cour ou les entrevues avec le souverain. On pourrait dire qu’il y a deux écoles concernant les ambassadeurs mémorialistes : ceux qui se concentrent sur l’écriture du côté politique de leur ambassade en priorité, et ceux qui décrivent et racontent ce qui se passe autour. Chacun accentue le côté qu’il estime être le plus important, ou représenter au mieux sa vision de sa charge.

Les deux opposés de ce type d’écriture sont représentés par le duc de Choiseul d’un côté, et le chevalier de Corberon de l’autre. Le premier ne parle de rien d’autre que de ses fréquentes visites politiques, au pape ou au cardinal premier ministre. La partie de ses Mémoires qui relate son ambassade romaine ne fait mention que des visites qu’il rend au pape ou au cardinal Valenti, sans faire part d’autres rencontres ou occupations extérieures. La vie de l’ambassade est très peu abordée, et Choiseul donne l’impression, par ses écrits, que le plus important concernant son ambassade, et, par corrélation, sa charge et sa mission, reste l’aspect politique. De l’autre côté de ce spectre, à l’exact opposé du duc de Choiseul, se trouvent le chevalier de Corberon et son journal. Certes, ce type d’écrit est bien plus propice à l’épanchement et à la narration de chaque évènement qui parsèment la vie de son auteur. Néanmoins, on peut opposer le journal de Corberon à celui du marquis de Bombelles, qui, pour le temps concernant son ambassade vénitienne, est bien moins prolifique. Corberon, dans son style, relate tous les évènements qui font sa vie en Russie, ses passe-temps, ses rencontres, ses visites, ses passages à la cour, ses entrevues avec l’Impératrice, Potemkine ou les autres envoyés étrangers. Il n’a beau être que secrétaire d’ambassade, son style ne change pas lorsqu’il devient représentant du roi. Il lie autant ses manœuvres politiques que ses rencontres plus personnelles dans son idée du travail et du comportement de l’ambassadeur. Chez Corberon, la vie d’un ambassadeur dans un pays étranger doit se faire en accord avec la société qui l’entoure, et dans un univers complexe, pas uniquement politique.

Le comte de Ségur, le comte de Saint-Priest, le marquis de Bombelles et le cardinal de Bernis se trouvent tous les quatre dans cet entre-deux. Certains accentuent bien le côté politique de leur vie à l’étranger, d’autres appuient un peu plus sur la vie en société. On en retrouve des exemples dans tous les écrits personnels étudiés ici. Même sans être un grand narrateur de la vie quotidienne à Constantinople, le marquis de Saint-Priest détaille

138 les difficultés rencontrées par les ressortissants européens et les dangers auxquels ils sont exposés, qui limitent leur marge de manœuvre dans la ville60

. Les ambassadeurs envoyés dans des pays plus calmes ont davantage d’occasions et de moments de vie quotidienne à raconter : le marquis de Bombelles relate l’importance des opéras et du théâtre comme liens de sociabilité et de rencontres avec les membres du gouvernement vénitien et les autres envoyés étrangers ; il pose la place St-Marc comme centre névralgique de la ville, «

là que les gens qui ont des affaires les vont traiter, là que tous les rendez-vous se donnent.61 » Pendant la période du carnaval, il décrit les dîners, les occasions de rencontres

entre les différents ministres étrangers, les différents évènements qui y sont liés et ses excès62. Il fait aussi quelques portraits de la vie quotidienne de Venise, décrivant l’habitude des habitants de passer le début de leur journée dans les nombreux cafés de la ville63, et leur tendance à se divertir en tout temps64. Quant aux descriptions du gouvernement, et de ce à quoi ressemble, un peu plus, la vie d’un ambassadeur français missionné à Venise, il faut se tourner vers les Mémoires du cardinal de Bernis pour en trouver des exemples. Quant à Ségur, bien que moins prolifique que le chevalier de Corberon concernant ses aventures en Russie, il écrit de nombreux passages sur ses occupations, bien que la plupart soient en rapport direct avec la politique qu’il est chargé de mener : voyage avec l’Impératrice dans le sud de la Russie65

, diverses rencontres avec les ministres et les grandes familles nobles de la cour Russe66… Chez le comte, la vie qu’il relate en Russie est essentiellement entrecoupée d’évènements et de faits politiques.

Chacun ici écrit différemment le récit de sa présence dans une ville étrangère : bien que plusieurs paramètres rentrent en compte dans l’analyse de ce qu’ils relatent ou non — degré de souvenir, moment de l’écriture, type d’écrit privé — on peut affirmer que, pour ceux qui ne se contentent pas de relater leurs rencontres avec ministres et souverain et ouvrent les Mémoires de leur ambassade à leur vie plus quotidienne, les ambassadeurs estiment que leur charge et leur statut englobent ce genre d’évènements et que ceux-ci sont intéressants et légitimes à être relatés, autant que le récit de leurs actions politiques.

60 Comte de Saint-Priest, Mémoires…, op. cit., p.126 61 Marquis de Bombelles, Journal…, op. cit., p.5 62

Ibid., p.63

63 Ibid., p.22 64 Ibid., p.39

65 Louis-Philippe, Comte de Ségur, Mémoires…, op. cit., t.2, p.341-347 66

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La nécessité de l’intégration

Au-delà de la simple présence dans une ville étrangère, l’ambassadeur doit parfois faire preuve de volonté pour s’intégrer dans certains cercles sociaux et s’adapter à certaines mœurs. Certains en font une capacité essentielle de de leur réussite : c’est le cas du chevalier de Corberon, du cardinal de Bernis et du marquis de Bombelles dans une certaine mesure. Pour ces trois-là, la capacité d’un bon ambassadeur à s’intégrer et s’adapter au monde qui l’entoure détermine souvent son degré de succès et de facilité à manœuvrer en politique.

Corberon passe beaucoup de temps à côtoyer et fréquenter les gens et la société russe. L’un de ses principaux objectifs est le fait de se faire bien voir des nobles et autres personnages importants de la cour de Catherine II ; mais il estime également que le travail de l’ambassadeur ne se résume pas uniquement à rencontrer le souverain et avoir des entrevues avec les ministres. Pour lui, connaître le pays et la société est tout aussi important que de connaître l’humeur et les ambitions du dirigeant. C’est pour cela qu’il fustige l’attitude du marquis de Vérac lorsqu’il arrive en poste à l’été 1780 : « il ne connaît

pas le pays et n'a pas voulu le connaître par moi. » Corberon étant un habitué de nombreux

cercles, et fréquentant une grande partie de l’aristocratie russe — il dit s’être répandu dans toutes les sociétés67 — il est souvent au courant des humeurs de chacun et des profits qu’il pourrait en tirer pour mener sa politique68. Pour le chevalier, connaître les gens, les cercles, leur fonctionnement, ce qui s’y dit et y être accepté est tout aussi important dans le travail de l’ambassadeur que le reste ; c’est pour cela qu’il doit adapter son comportement en conséquence : « j’ai soutenu le caractère de franchise et de fermeté annoncé […]. On a

cessé de me croire faible, et en me faisant un peu valoir, on a véritablement cru que je valais davantage.69»

À Venise, le cardinal de Bernis et le marquis de Bombelles font, eux aussi, l’éloge de ce type de comportement. L’un comme l’autre, ils attachent de l’importance à la connaissance de la ville, de ses traditions et de ses habitants, pour mieux se faire accepter et surtout, étant donné le peu d’ouverture dont fait preuve le gouvernement vénitien et le Doge, pouvoir s’approcher des ministres. Bernis fait prévaloir la prudence et la finesse, ainsi que l’importance de la participation aux évènements où le Doge et les patriciens vénitiens paraissent en public : « on se parle par des tiers, on se dit bien des choses par des

67 L.-H. Labande, Un diplomate…, op. cit., t.2, p.208 68 Ibid., p.193

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signes à l’Opéra, circonstance qui rend la fréquentation des spectacles et l’usage du masque nécessaire aux ministres étrangers.70 » De manière à acquérir de l’importance, il

dit étudier et se conformer aux mœurs de Venise, et, pour faire valoir ses ambitions en matière de politique, s’attelle à « devenir en quelque façon un citoyen de Venise.71

» En

jouant des circonstances et en usant de ses connaissances sur la société vénitienne, il arrive à s’attacher la confiance du peuple vénitien et du Sénat : « c’est en saisissant en toute

occasion les moyens de plaire ou d’être utile, que je parvins à être aimé des vénitiens72

. »

Le marquis de Bombelles est, quant à lui, direct concernant l’importance qu’il accorde au fait de s’adapter à la société qu’il fréquente :

Tout en se conformant aux usages des pays où il habite, un ambassadeur est obligé de chercher les moyens de s’y soumettre avec une tournure et une grâce qui fixent sur lui les regards. Rarement ce soin est-il perdu. Il m’a réussi partout et j’ai lieu de croire que les vénitiens n’attachent pas moins de prix que les autres nations ne le font à tout ce qui peut flatter leur amour-propre.73

Ces trois exemples montrent le caractère central que pouvait revêtir, pour certains des envoyés, le fait de se conformer aux mœurs et de s’adapter aux attentes et aux coutumes du pays hôte ; pas nécessairement pour faire bonne figure, mais surtout pour faire avancer le plus possible, et avec une plus grande facilité, leurs intérêts politiques.

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