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Suite à ces considérations médicales, nous nous arrêterons juste un moment à la philosophie. Il ne s’agit pas de faire l’étude de l’inspiration chez les philosophes, mais de voir dans quelle mesure on peut, ici et là, glaner quelques indications qui renforceraient notre lecture sur la possession. Platon, dont la vie de philosophe couvre toute la première moitié du IVe siècle, offre un bon contrepoids aux sources qui ont été citées jusqu’à présent. Homme de lettres, très instruit lui aussi, il conserve néanmoins les traces de son époque dans certains de ses écrits. Depuis le début de ce travail, nous avons pu, grâce à une stricte lecture des textes et quelques arguments logiques, démontrer que la possession était une notion que les Grecs avaient sûrement développée sans le concours du monde juif ou proche-oriental, suivant l’hypothèse pourtant très répandue. Le texte le plus important sur l’exorcisme est justement le passage des Lois déjà cité dans l’argumentation concernant les effets de la musique sur la conscience.

Platon peut encore ajouter à ce portrait. L’Ion est un dialogue de jeunesse qui met en scène Socrate et Ion, un rhapsode itinérant qui se spécialise dans la récitation d’Homère. Les deux personnages ont une discussion sur la nature du talent des poètes : faut-il y voir un art ou

de l’inspiration ? C’est cette dernière thèse que soutient le philosophe et il tente de démontrer que l’art de la poésie tient en fait de l’inspiration divine166. Et c’est là que son propos rejoint notre argumentation sur la possession. Socrate croit que ce qui meut Ion, c’est une puissance divine (qe…a d dÚnamij ¼ se kine‹) et que c’est de cette façon que les Muses le rendent inspiré (Moàsa ™nqšouj). Et les poètes ainsi hors d’eux-mêmes, comme les Corybantes (ésper oƒ korubantiîntej oÙk œmfronej Ôntej), se mettent alors à déclamer de beaux chants. Possédés et transportés par la musique et par le rythme, comme des Bacchantes (¢ll' ™peid¦n ™mbîsin e„j t¾n ¡rmon…an kaˆ e„j tÕn ·uqmÒn, bakceÚousi kaˆ katecÒmenoi, ésper aƒ b£kcai (...) katecÒmenai, œmfronej d oâsai oÜ), ils puisent alors aux mêmes sources qu’elles. Il est évident, pour Socrate, qu’un poète ne peut rien créer avant d’être inspiré, hors de lui et avant d’avoir perdu la raison (prˆn ¨n œnqeÒj te gšnhtai kaˆ œkfrwn kaˆ Ð noàj mhkšti ™n aÙtù ™nÍ). La situation est identique pour les devins : les ministres des dieux ne peuvent vaticiner que moyennant l’inspiration qui, quand elle se manifeste, permettra au dieu de parler à travers eux (di¦ toÚtwn). La réplique que donne Socrate est truffée de ces termes qui nous ont paru pertinents depuis le début : ™nqšouj, oÙk œmfronej, œkfrwn, katecÒmenoi, numfÒlhptoj. Sans revenir sur les explications avancées, il est clair qu’en étant tous concentrés dans ce seul passage, la valeur et le sens que nous en avons dégagés, s’en trouvent doublement renforcés. Platon est très clair : nous disons qu’un poète est ‘’possédé’’ quand il appartient à la Muse (Ñnom£zomen d aÙtÕ katšcetai, tÕ dš ™sti parapl»sion· œcetai g£r)167. Clytemnestre avait elle aussi l’impression d’être un

instrument à la disposition d’une divinité. Il s’agit presque du développement de ce que Platon avait dit dans les passages des Lois, sur les effets que provoque la musique, ou plutôt, les déesses associées à la musique, les Muses.

Une perle en soi, ce texte recèle un détail qui nous le rend encore plus précieux : un passage du discours de Socrate se trouve en fait être un fragment du présocratique Démocrite contenu dans le texte de Platon : ‘’Ces choses que le Poète écrit avec un transport divin (™nqousiasmoà) et un souffle sacré (ƒeroà pneÚmatoj) sont très belles.’’168. Ce sont encore une fois, les mêmes propos que

ceux que nous avons soulignés précédemment : transport et souffle divin. On peut donc être sûr que cette croyance en l’inspiration divine remonte au moins à la fin du Ve- début IVe s. av. J.-C.

166 PLATON, Ion, à partir de 533 d jusqu’à, au moins 536 d. 167 PLATON, Ion, à partir de 536 b.

168 DIELS, H., Die Fragmente der Vorsokratiker Griechisch und Deutsch, II, 4eéd., Berlin, 1922 (1903), fr. 17 et 18: PERI POIHSIOS. kaˆ Ð D. Ðmo…wj ‘poiht¾j d ¤ssa mn ¨n gr£fhi met' ™nqousiasmoà kaˆ ƒeroà pneÚmatoj, kal¦ k£rta ™st…n ... (ma traduction).

Le délire qu’entraîne la musique est semblable dans sa puissance à celui que causait la Rage, mais contraire par ses répercussions. Toutefois, ce n’est pas encore, aux dires de Platon, le type le plus élevé de la mania, ce don divin. Dans le Phèdre, il soutient que sur les quatre formes que peuvent prendre l’inspiration (prophétique, télestique, poétique et érotique)169, c’est l’égarement suscité par Éros qui serait la forme ultime de possession. Ce dialogue, représentatif de la maturité de Platon, expose la théorie de la transmigration des âmes, des mouvements qu’elle subit, qui la transportent et qui lui font éprouver cette émotion. Sans s’arrêter à l’exégèse et à l’explication de la métempsychose, ce qui serait fort intéressant mais hors propos, il y a quelques termes dans le Phèdre qu’il nous faut souligner. Au début du discours, Socrate marque une pause puis demande ‘’Attends un peu, ô Phèdre mon ami, est-ce que je te semble, comme il m’apparaît, subir une passion divine ?’’170 La soudaineté avec laquelle ce p£qoj le

ravit rappelle beaucoup la rapidité d’action de Pan ou celle de Lyssa sur Héraclès. Profitant de son état de possédé (numfÒlhptoj), littéralement ‘’pris par les Nymphes’’, enthousiasmé par elles (™nqousi£sw), il développe sa théorie sur le délire, don divin. Plus loin il explique ce qu’est le métier du philosophe : il ne se penche pas sur les mêmes sujets que les autres

hommes parce ce qu’il est possédé d’un dieu (™nqousi£zwn), il a un dieu en lui. Mais cela, cette inspiration divine, la foule ne la voit pas et elle le considère comme un insensé171. Il

n’empêche que le meilleur des délires reste celui provoqué par l’amour (æj ¥ra aÛth pasîn tîn ™nqousi£sewn ¢r…sth). Quand une âme voit une chose divine elle est jetée hors d’elle- même et ne se possède plus (™kpl»ttontai kaˆ oÙkšt'aØtîn g…gnontai)172. Amour s’empare des gens (”Erwtoj ¡lîsi)173 et ce dieu les possède. Et enfin, le point qui me paraît le plus notable, à la fin de son discours Socrate demande à Phèdre s’il a bel et bien défini l’amour : il ne se le rappelle plus parce qu’il était dans un profond état d’enthousiasme (de possession) (di¦ tÕ ™nqousiastikÕn oÙ p£nu mšmnhmai)174. La mémoire est défaillante aussi pour ceux qui font de la divination. Timée, dans le dialogue du même nom, explique que dieu a donné la divination aux humains pour succéder à la raison, ce qui explique qu’aucun homme dans son bon sens ne peut révéler des présages vrais. Il ne peut prophétiser que si son esprit est entravé par le sommeil, la maladie ou l’enthousiasme et ensuite il appartient à l’homme dans son bon sens de garder en mémoire et d’expliquer les paroles de celui qui a parlé sous la puissance du

169 PLATON, Phèdre, 244 a.

170 PLATON, Phèdre, 238 a (ma traduction). 171 PLATON, Phèdre, 249 d.

172PLATON, Phèdre, 250 a. 173 PLATON, Phèdre, 252 c. 174 PLATON, Phèdre, 263 d.

pouvoir de l’enthousiasme ou de la divination175. De même, Ajax, Agavé et bien sûr Héraclès n’avaient pas souvenance non plus de leurs actions après être revenus à eux, lorsque leur souffle avait réintégré leur corps.

Jusqu’à maintenant, on l’a dit, le texte le plus clair a établir l’usage de l’exorcisme provient des Lois, or pour en finir avec Platon, c’est encore ce texte qui va nous donner une confirmation à l’effet que, si la possession existait bien, l’exorcisme aussi :

Ô malheureux ami, ce n’est pas un mal de nature humaine ni de nature divine qui t’agite maintenant, ce qui t’excite à aller vers un sacrilège, mais un certain transport de fureur qui est né en toi à cause de choses anciennes, impures et injustes causées par des hommes. (Contre) le vengeur des crimes qui t’a égaré et dont il faut te défendre de toutes tes forces, il y a des défenses : écoute : chaque fois que ce genre d’idée survient, va vers une conjuration religieuse176.

Ce passage rappelle fortement ce qu’a subi Oreste, et quoi qu’il fut responsable du meurtre de sa mère, il faut admettre que la faute lui incombe seulement en apparence, car c’est pour le crime d’Atrée qu’il paie. Or dans Les Euménides on le voit justement se rendre au temple pour être purifié et libéré par Apollon. Ce texte montre que l’on concevait possible de lutter contre une possession démonique, mais ne constitue pas à proprement parler une preuve d’exorcisme, dont il est malaisé de prouver la pratique. Il devait l’être pourtant, mais la nature des documents qui en donnent la confirmation, pour l’essentiel, n’est pas littéraire. La

littérature donne un aperçu des pratiques peut-être plus traditionnelles, telles les purifications, les épodes, les sorts et les enchantements.