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Dans ce dernier point, il semble important de comprendre quelles émotions peuvent parcourir les internautes lors de leur visionnage, et par quoi ces émotions sont-elles créées. Comme l’exprime Stéphane Calbo, il y aura un « processus d’articulation ou de rencontre entre le monde de vie du téléspectateur et le monde du programme » (Stéphane Calbo, Réception télévisuelle et affectivité, Une étude ethnographique sur la réception des programmes sériels, L'harmattan, 1999, France, p.16), dans le sens où la réception crée « des manifestations affectives spécifiques (états de plaisir, réaction émotionnelle) » (Ibidem), et que l’investissement au programme peut être fort « intégration du monde du programme au monde du téléspectateur, bénéfices symboliques » (Ibidem). Ainsi, toute la réception va s’organiser autour d’un plaisir, bénéfique au spectateur. Ces observations démontrent que les deux enquêtés semblaient être investis dans le visionnage. Effectivement, ils écrivent tous deux qu’ils vivent pleinement les scènes qu’ils visionnent. Esenji explique à plusieurs reprises que lors du visionnage, il se consacre pleinement à celui-ci : « Je n’avais pas été aussi scotché devant ma tv depuis le final de The Shield. (…) Enfin bref comme d’habitude on est captivé du début à la fin », « J’étais complètement dedans. ». Cette dimension d’investissement total lors du visionnage est aussi présente dans les témoignages de Balck Widow, puisqu’elle écrit : « AMC a vraiment le don de produire des séries qui me rendent fascinée devant mon écran. ». A cela s’ajoute le fait de retrouver les personnages, et la trame narrative qui permet au fan de se replonger dans la fiction très rapidement,

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comme l’explique Esenji « Il faut moins de 10 secondes pour rentrer à nouveau dans le show. ». Le fait d’être totalement captivé par la fiction amène les internautes a parfois ressentir des émotions si fortes lors du visionnage que ces dernières agissent sur leur corps. Les témoignages de deux enquêtés montrent cela, puisqu’Enseji écrit : « J’ai cru que j’allais jamais tenir jusqu’à la fin de l’épisode tellement j’étais stressé sur mon canap. », « Maintenant que la pression est retombée et que je ne saute plus sur mon canapé (que j’ai failli casser d’ailleurs), je reviens un peu sur cet épisode magistral. », « Le stress des dernières minutes était intenable, à en chialer. ». La grande majorité des émotions vécues par Esenji sont véhiculées par une émotion principale : la tension. Le stress est effectivement omniprésent dans ses descriptions de visionnage, puisqu’il utilise le terme tension ou des synonymes à vingt-trois reprises, les couplant presque systématiquement avec des éléments appréciatifs, tel que « c’était génial ». Les émotions de Black Widow n’en sont pas moins fortes, puisqu’elle écrit : « parce qu’à partir de ce moment j’ai eu une énorme boule dans la gorge qui ne m’a pas quittée jusqu’à la fin de l’épisode. », « J’étais littéralement en train de me tirer les cheveux pendant les dernières minutes », « Entre son visage détruit et sa gueulante envers Walt, j’étais en larmes. » et « Quand j’aurais fini de pleurer, j’aurai peut-être des choses plus constructives à dire. ». Ainsi, le visionnage procure de fortes émotions aux fans qui durant un même épisode peuvent ressentir de la joie, de l’angoisse, de la peur, et de la tristesse. Stéphane Calbo nomme ce phénomène l’affectivité : « L’affectivité en tant qu’expérience proprioceptive désigne l’ensemble des sensations corporelles liées ou non au milieu ambiant. L’environnement et les événements qui s’y produisent vont affecter la manière dont l’individu perçoit ou ressent son propre corps et ce qui l’entoure.» (Idem, p.25). Ainsi, la proprioceptivité peut se traduire par plusieurs couples d’opposition : « tension- détente, plaisir-déplaisir, attraction-rejet » (Ibidem). De cette manière, un plaisir peut créer une tension (la tension que procure un suspens à Esenji par exemple), ou un déplaisir peut ne pas créer de tension (l’ennui par exemple). Ainsi, l’expérience proprioceptive est une manière d’observer de l’extérieur l’affectivité, elle en est la manifestation observable : « Le rire, l’expression orale et/ou verbale de la compassion, de l’agacement ou de l’enthousiasme, les larmes, voire le choc émotionnel produit par certaines images en sont quelques exemples. » (Idem, p.27). Ainsi, lorsque Black Widow « s’arrachent les cheveux », ou « ne s’arrête plus de pleurer », la proprioceptivité dont traite Stéphane Calbo est observable. De cette façon, les émotions suscitées par le visionnage transmettent une forme d’affectivité, notamment un rapport empathique envers les personnages pour Black Widow, et la recherche d’une tension chez Esenji. Les émotions ne sont donc pas suscitées pour les mêmes raisons chez l’un et l’autre des enquêtés. Esenji est poussé par la tension et l’état de stress dans lequel le met le visionnage, tandis que Black Widow vit les événements dans un principe d’identification aux personnages : « mais surtout la crise de larmes de Jesse. J’en pleurais autant que lui tellement c’était

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fort. », « A part ça Sky arrive un peu trop bien à communiquer son état de stress, j’étais crispée durant tout l’épisode. ». Esenji dévoile peu ces phénomènes d’identification, mais ces derniers le concernent aussi, puisqu’il est tant centré sur le visionnage que la fiction agit sur son corps, faisant foi de la tension fictive : « J’étais debout sur le canap comme un dingue lors du mensonge de Sky et plus elle se rapprochait et parlait doucement à Marie et Walt et plus je m’approchais de mon écran. ». Esenji met ici en avant le fait de vouloir s’intégrer à la scène. Les deux internautes montrent alors que les émotions que leur procure le visionnage sont telles que cela transforme leur façon de se comporter. Ils vont tous deux jusqu’à écrire que la fiction leur fait ressentir des sensations corporelles qui peuvent avoir un impact sur leur santé. C’est par exemple ce qu’exprime frontalement Esenji : « Si les deux derniers épisodes sont de cette intensité je risque sérieusement de frôler la crise cardiaque. ». Ce commentaire doit être interprété comme une métaphore ou une image : le spectateur ne fera certainement pas une crise cardiaque à cause du visionnage, mais il met en lumière le fait que la fiction transforme l’état d’esprit dans lequel il se trouve au point d’avoir un impact physique sur ce dernier. De la même manière, Black Widow soutient parfois les personnages comme si son action lors du visionnage pouvait avoir un impact sur les événements fictifs : « En tout cas, j’ai commencé à hurler, applaudir et gueuler leurs noms dès l’instant où Jessie commence à se défendre. ». Elle décrit donc une attitude de montée émotionnelle, semblable aux supporters qui crient et applaudissent aux actions de leur équipe de sport préférée. Ces deux fans sont tous deux impliqués dans le visionnage lorsqu’ils découvrent la fiction. Ils semblent vivre les scènes comme s’ils y étaient. En revanche, ils ont porté leur investissement sur des éléments qui divergent : on observe qu’Esenji focalise son visionnage sur un état de tension, et qu’il aborde assez fréquemment un regarde éloigné tandis que Black Widow est systématiquement dans une approche émotionnelle. Effectivement, il arrive à plusieurs reprises qu’Esenji semble détacher par rapport au visionnage, traitant de la globalité de l’épisode ou des fortes émotions qui ressortent de l’intégralité de l’épisode : « on est quand même totalement happé par la façon dont tout se déroule. ». Black Widow aborde une approche très différente puisqu’elle décrit des scènes précises en reconstituant ses périodes de visionnages. Cette différence d’approche peut être mise en corrélation avec l’investissement de chaque internaute. En effet, Black Widow est dans un rapport d’identification aux personnages, ce qui l’entraine dans des processus émotionnels en lien avec des scènes précises. A l’inverse, Esenji intègre la fiction dans un processus global, dont il retire de multiples éléments comme la trame narrative et la réalisation. Comme le montre Stéphane Calbo, Esenji est moins investi que Black Widow, alors qu’ils sont tous deux impliqués. Effectivement, Stéphane Calbo met en avant la différence entre l’implication (situation de réception décrite) et l’investissement. Son enquêtée, Sophie, se trouve touchée par de vives réactions affectives de visionnage, mais explique ne pas être investi dans la série : « On peut en

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effet être ému par quelque chose qui compte peu ou pas du tout, c’est-à-dire par quelque chose qui n’est pas investi. » (Idem, p.63). L’investissement tient donc dans ce qui se détache du visionnage, ce qui peut être pensé, perçu, compris en dehors, après et sur la continuité. Il semblerait ainsi qu’Esenji regarde Breaking Bad avec une grande fidélité mais qu’il passe moins de temps à penser aux personnages hors visionnage que Black Widow. Malgré le fait qu’Esenji est aussi investi, plusieurs éléments amène à penser qu’il est majoritairement dans une implication émotionnelle, tandis que Black Widow a totalement investi la fiction. Le fait de ne pas s’approprier la série de la même manière et de ne pas en avoir les mêmes attentes produit chez les deux enquêtés des rapports différents à la fiction : l’une sera focalisée sur son rapport empathique, tandis que l’autre se concentrera sur le suspens. Il est intéressant de relever que malgré de différentes attentes face à la fiction, les deux enquêtés ont des attitudes similaires lors du visionnage : il influe chez l’un comme l’autre sur leur état d’esprit, et les amènent à vivre de fortes émotions que seul la fiction leur procure. Cela pourrait être dû au processus télévisuel qui est fait pour créer de l’émotion, et c’est ce qui peut amener une forme des manifestations de l’affectivité malgré un faible investissement : « Le téléspectateur est confronté à des dispositifs visant à susciter la réaction émotionnelle. » (Ibidem).