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VI. L’IMAGE VÉHICULÉE PAR LE SOIR : LES MÉCANISMES DE

2. Les indicateurs du monde réel

En analysant chaque controverse au cas par cas, encore une fois nous notons qu’il n’existe pas un accroissement notable des cas des muhijabas dans les institutions scolaires mais un accroissement des écoles qui l’interdisent. En 2002, Mina Bouselmati publie Le voile contre l'intégrisme. Le foulard dans les écoles88 où apparaît une enquête

qui chiffre la proportion des filles muhijabas à 2 % dans les écoles bruxelloises, par contre 78 % des établissements du réseau de la communauté française interdisent le port

86 « On va trop loin dans le communautarisme », Le Soir, 20 mai 2009, p. 20. 87 William Bourton, voile-t-on la laïcité ?, Le Soir, 23 juin 2009, p. 14.

88 Mina Bouselmati, Le voile contre l’intégrisme. Le foulard dans les écoles, Bruxelles, Labor, 2002.

Jennings Bryant & Mary Beth Oliver, Media effects: advances in theory and research, n.l, Taylor & Fracis, 2009.

du hijab. Selon une étude menée en 2006 par une chercheuse indépendante89, plus de

90 % des écoles secondaires du réseau de la communauté française interdisaient déjà le port du hijab dans l’enceinte de l’établissement. Cependant, aucune autre enquête n’a été faite pour connaître le nombre exact de filles muhijabas dans le réseau scolaire depuis ces recherches. D’où sortent alors les affirmations sur l’accroissement du nombre des filles portant le hijab dans les écoles ? Sur quelle base s'appuient ces arguments ? Nous avons fait des recherches sur cette question et nous avons trouvé à plusieurs reprises des commentaires90 sur l’augmentation « nette » des filles muhijabas

à l’école mais aucun ne fait référence à une étude ou une enquête auprès des écoles. Cependant, nous trouvons des études sur l’antisémitisme des jeunes musulmanes91, ceci

témoigne de la volonté d’étudier certaines questions pour avoir des bases « solides » et pas d’autres questions. Nous trouvons alors que « l’augmentation des filles voilées dans les écoles » n’est prouvée par aucune étude ou enquête et il peut paraître probable que ce soit la conséquence d’une construction médiatique qui ne reflète pas vraiment la réalité. Outre l’école, le débat sur le hijab s’est posé dans les institutions et les administrations où il n’est vraiment pas du tout présent, et il a été seulement question de trois cas particuliers ou épiphénomènes pour créer un « problème social et incontestable ». De la même façon, le débat sur la burqa a été relayé par les médias comme une problématique très importante et avec des enjeux fondamentaux pour notre société. Mais il ne concernait que quelques femmes, évaluées à une centaine et concentrées dans les quartiers à majorité musulmane.

En définitive, la mise à l’ordre du jour de façon systématique, la visibilité donnée au sujet et les images véhiculées par le journal nous incitent à questionner les méthodes et les priorités du quotidien dans la construction médiatique de l’affaire. Il nous semble que Le Soir a participé à la criminalisation du voile – et de l’islam – et à la mise à l’écart d’informations importantes sur l’immigration pour publier des articles sur le

hijab pour des causes peu déontologiques et tout à fait sensationnalistes. Le cadrage

réalisé par le quotidien témoigne de l’intention de relayer certains aspects controversés

89 Hugues Dorzée, « Il est autorisé d’interdire le foulard », Le Soir, 7 avril 2009, p. 4. 90 Nadia Geerts, enseignons.be...

91« La moitié des élèves musulmans bruxellois antisémites ? » http://www.enseignons.be/actualites/

de la question du hijab, et ceci nous montre aussi l’évitement des autres aspects de l'intégration des populations musulmanes. En fin de compte, l’image du hijab créée à travers le discours médiatique du journal Le Soir se révèle assez négative via la sensationnalisation du débat, l’immixtion de la politisation dans le relais des informations et la médiatisation accrue de la question. Cette image négative a pu dans une certaine mesure se répercuter sur l’opinion publique et enflammer le débat dans la société. Nous nous appuierons sur la thèse de Yanovitzky et Stryker92 qui ont développé

l’existence de quatre voies différentes pour comprendre l’influence des médias sur les normes sociales acceptables ou inacceptables, tel que le port du hijab dans les établissements ou dans la fonction publique. La question du hijab semble répondre à la deuxième voie d’influence, celle indirecte, décrite par Pierre Mongueau et Johanne Saint-Charles dans leur ouvrage Communication : Horizons de pratiques et de

recherche, volume 193 :

L’influence des médias est indirecte, étant reliée au processus des influences sociales. Ce processus s’observe lorsque des individus se comparent aux autres afin de juger si leur propre comportement est approprié. [...] L’influence des médias dans cette voie est indirecte : lorsque l’attention des médias aux conséquences négatives d’un certain comportement s’accroît, la préoccupation du public au sujet de ce comportement peut également se développer et engendrer une forte désapprobation sociale du comportement. Cette situation peut provoquer l’émergence d’une nouvelle norme sociale contre ce comportement, mais aussi l’apparition des pressions sociales pour se conformer à la norme et ainsi éviter des sanctions sociales informelles.

Nous trouvons judicieuse cette théorie puisqu’elle analyse en profondeur l’évolution de l’affaire qui nous occupe (fig. 22)94. Le hijab a été présenté comme une déviation du

comportement des musulmanes, mêlé à un contexte de communautarisme et de prosélytisme qui pourrait compromettre la neutralité de l’état et même nuire à la démocratie. Cette image de déviation a pu pénétrer dans la société qui vit évidement cette pratique comme déviée, car hors de ses coutumes et traditions, et finit par percevoir le « risque » pour la neutralité et la démocratie. Finalement nous assistons à l'émergence d’une norme qui régule ce comportement.

92 Itzhak Yanovitzky & Jon Stryker, « Mass media, social norms, and health promotion efforts: A

longitudinal study of media effects on youth binge drinking ». Communication Research, 28(2), 2001, pp. 208-239. Consulté sur http://comminfo.rutgers.edu/~iy/Publications/Yanovitzky%20&%20Stryker%20 (CR%202001).pdf le 7 juin 2011.

93 Pierre Mongueau & Johanne Saint-Charles, Communication : Horizons et pratiques et de recherche,

volume 1, nº l, Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 245.

94 Itzhak Yanovitzky & Jon Stryker, « Mass media, social norms, and health promotion efforts: A

longitudinal study of media effects on youth binge drinking ». Communication Research, 28(2), 2001, pp. 208-239. Consulté sur http://comminfo.rutgers.edu/~iy/Publications/Yanovitzky%20&%20Stryker%20 (CR%202001).pdf le 7 juin 2011.

Figure 22

Figure 22 : Processus médiatiques façonnant les normes selon Yanovitzky et Stryker

Dans le cas précis du voile à l’école ce seront les R.O.I., pour la burqa la production d’une loi et pour les institutions les restrictions normatives déjà présentes. À ces régulations, on pourrait ajouter la désapprobation du public envers le sujet controversé qui peut causer des discriminations dans l’emploi, la vie quotidienne ou le logement. Quelle que soit la façon de réprimer le port du hijab dans les établissements publics, ces répressions peuvent être la conséquence de la médiatisation accrue et de la vision négative relayée par Le Soir – et par les médias en général – cumulée avec certains autres facteurs qui influent sur la société et la vie politique.

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