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Or, pour saint Augustin, l'événement qui révèle, derrière les malheurs de l'homme, une perversion de la volonté, c'est la venue de Dieu sur terre. Toute la démarche des Confessions est conjointement confession du Christ et confession des péchés : car reconnaître l'existence d'un sauveur, c'est en même se reconnaître coupable solidairement avec tous les hommes. En effet, contre Pélage, Augustin affirme que le libre arbitre ne peut plus accomplir le bien, c'est-à-dire obéir à la loi divine, sans la grâce :

« Don de Dieu perdu par la faute de l'homme, celui-là seul qui le lui a fait peut

le lui rendre1 »

Car prétendre, comme les pélagiens, que le libre arbitre est le pouvoir de vouloir le bien et le mal, c'est nier que l'homme appartienne à une histoire, et que pèse sur lui le poids du passé – donc du péché- : la liberté instantanée de Pélage, pouvoir absolu de commencement et de recommencement, n'est pas une liberté de créature2.

Dès lors que la liberté humaine agit dans le temps, seule une intervention de

1 CD, XIV, 11. C'est la thèse du De la nature et de la grâce contre les pélagiens ; voir en particulier le chapitre 41.

2 Dans sa réfutation du pélagianisme, Augustin s'appuie bien entendu sur les Épîtres de Paul (en particulier Rom. 5 et 7), où celui-ci développe le thème du salut par la foi, opposé à l'impuissance de la loi : saint Paul est le premier à présenter le Christ comme le second Adam (1 Cor 15:45). On l'a déjà vu, avant même la controverse pélagienne, c'est du commentaire de l’Épître aux romains que naît le concept de péché originel, à partir d'une interprétation du « ce n'est plus moi qui agis, mais le péché qui habite en moi.». Seulement, contre Pélage, Augustin revient sur ces textes dans le De l'esprit et de la lettre, ouvrage cité par Luther comme source de l'idée d'une justice divine qui passe, non par la loi, mais par la foi (cité par Agaësse, p.117). Il y a donc bien une lignée intellectuelle qui unit Paul et Luther, en passant par Augustin, autour des notions de péché et de grâce.

l'éternité dans le devenir peut la libérer de ses propres chaînes1 : il faut que quelque

chose vienne rompre de l'extérieur les anneaux de la causalité, pour rendre possible un nouveau commencement.

« L'important pour nous est de croire que cette humilité, qui a amené Dieu à

naître d'une femme, est le suprême remède pour guérir notre orgueil et le plus haut sacrement pour détruire le lien du péché2 »

C'est cette notion de sacrement ou de sacrifice3 que refuse Pélage, pour qui la

mort du Christ, de même que la faute d'Adam, est sans effet sur la volonté individuelle ; tous deux valent seulement comme exemples. À l'inverse, pour Augustin, que le Verbe se fasse chair ne peut pas ne pas transformer les corps : le sacrement est un événement historique, posé librement par Dieu, situé en un point repérable de l'espace et du temps, mais qui est signe efficace de la réconciliation avec Dieu, donc du rétablissement de la hiérarchie naturelle de l'esprit et de la chair en ceux qui savent le reconnaître. Bien qu'accompli une fois pour toutes, il est donc la cause d'une transformation qui doit s'accomplir en chacun au long du temps : c'est le sens de la notion de cité de Dieu, inaugurée le sacrifice divin4, et qui ne peut

s'achever qu'à la fin des temps.

Bref, ce que signifie la mort et la résurrection du Christ, c'est que l'homme ne peut pas se sauver tout seul, ni par la métaphysique, ni par la morale : le mal est une aliénation volontaire de la volonté que seul Dieu peut délier.

2) 'Dieu est mort'

La proclamation nietzschéenne de la mort de Dieu est l'exact pendant du symbole de la croix : comme le note Eric Blondel5, précisément, cette mort est

annoncée par le dément du Gai savoir, dans un style qui imite celui des paraboles

évangéliques. Mais ce n'est pas une bonne nouvelle que révèle le fou : car la mort de Dieu n'est pas un sacrifice, mais un assassinat, et ceux qui rient de ce meurtre sont aveugles à la catastrophe qui vide la mer et fait tomber la nuit :

« Je viens trop tôt, dit-il alors, ce n'est pas encore mon heure. Cet événement

1 C, VIII, V, déjà cité : « oui, de la volonté perverse naît la passion, de la passion naît l'habitude, et de la non-résistance à l'habitude naît la nécessité. Par cet entrelacs d'anneaux -qui m'a fait parler de chaîne-, une dure servitude me tenait étroitement lié. »

2 Trinité, VII, 5

3 Voir Agaësse, op cit. Chapitre V. 4 CD, X, 6 et 22

formidable est encore en route et en voyage […] Cet acte est encore plus éloigné d'eux que les plus éloignés des astres, – et pourtant ce sont eux qui l'ont accompli.1 »

Cet immense événement ne doit donc rien à une transcendance : en réalité, les meurtriers ignorent qu'ils sont les pères de leur victime :

« L'athéisme est la catastrophe, qui impose le respect, d'une discipline

bimillénaire qui finit qui par s'interdire le mensonge de la croyance en Dieu. […] C'est ainsi que le christianisme, comme dogme, a péri de sa propre morale ; c'est ainsi qu'il faut que le christianisme périsse encore comme morale, – nous nous trouvons au seuil de cet événement2 »

L'athéisme de Nietzsche n'est pas un humanisme : on est loin des sarcasmes de Voltaire. En effet, cette fois-ci, « Dieu reste mort » : mais si la doctrine du péché et de la résurrection n'est plus là pour donner un sens à la souffrance, alors tombe la « nuit » du nihilisme pour celui qui ne se laisse pas prendre à de nouvelles idoles.

Que signifie donc, au fond, la mort de Dieu ? « L'auto-dépassement de la

morale3 », c'est-à-dire le retournement de la volonté de vérité contre elle-même, qui

finit par s'apercevoir de l'inadéquation de son idéal d'adéquation ; Nietzsche ne dénonce donc la morale que « par moralité ! »

« Cette prise de conscience de la volonté de vérité signifie la mort de la morale :

ce grandiose spectacle en cent actes réservés aux deux prochains siècles de l'Europe, spectacle entre tous effrayant, problématique et peut-être aussi riche d'espérance...4»

La généalogie se fait ici prophétie5 : car celui qui a su replacer l'origine de la

morale dans l'histoire est seul capable de voir dans cet événement non pas seulement une fin, mais un nouveau commencement.

Or, celui qui interprète la mort de Dieu, c'est Nietzsche lui-même : c'est « en

nous6 » que s'accomplit l'auto-dépassement de la morale. L'interprétation elle-même

est donc un événement, et peut-être même l'événement majeur depuis cette première interprétation qui fut celle des esclaves :

1 GS, 125. Voir aussi le paragraphe 343

2 GM III, 27. Le meurtrier du dogme par la morale est bien évidemment le Luther : on voit en quoi Nietzsche lui-même est encore fils de pasteur protestant (Ant, 10), comme le souligne Blondel. 3 Aurore (A), Avant-propos, 4. Ici, Nietzsche proclame lui-même sa filiation : « nous nous sentons

encore proches de la droiture et de la piété allemande millénaire, mêmes si nous en sommes les derniers et les plus problématiques rejetons, nous autres immoralistes et athées d'aujourd'hui…. » 4 GM III, 27

5 « cette longue profusion de destructions, de démolitions, de déclins, de bouleversements qui nous attend : qui aujourd'hui le devinerait suffisamment pour se faire le prophète d'un assombrissement et d'une éclipse de soleil qui n'a vraisemblablement pas encore connu son pareil sur terre ? » GS 343

« La mise à découvert de la morale chrétienne est un événement qui n’a pas son

pareil, une véritable catastrophe [Katastrophe : au sens grec de « renversement, retournement, bouleversement »]. Qui fait là-dessus la lumière est une force majeure, un destin, il brise l’histoire de l’humanité en deux morceaux. On vit avant lui, on vit après lui…. 1»

Ainsi, pour les « philosophes et esprits libres », « l'éclipse de soleil » est en même temps la promesse d'une « nouvelle aurore »2.

C/ futur : vie éternelle et éternel retour. La délivrance

La mort de Dieu, qu'elle soit celle du Christ ou celle de la morale, est donc une sorte d'événement pivot, qui fait signe en arrière vers l'origine du mal, et en avant vers son abolition : mais si le mal correspond au poids d'un passé aliénant pour la volonté – qu'elle soit comprise comme libre arbitre ou comme volonté de puissance -, alors se libérer du mal, c'est changer de temporalité.

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