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saute aux yeux que c’est faux, alors qu’avant de l’écrire il y avait un flou, comme un malaise, au lieu de cette évidence. Ça permet maintenant de revenir à la charge avec cette ignorance en moins, avec une question-affirmation peut-être un peu moins "à côté de la plaque". Plus souvent encore, l’question-affirmation prise au pied de la lettre s’avère fausse, mais l’intuition qui, maladroitement encore, a essayé de s’exprimer à travers elle est juste, tout en restant floue. Cette intuition peu à peu va se décanter d’une gangue toute aussi informe d’abord d’idées fausses ou inadéquates, elle va sortir peu à peu des limbes de l’incompris qui ne demande qu’à être compris, de l’inconnu qui ne demande qu’à se laisser connaître, pour prendre une forme qui n’est qu’à elle, affiner et aviver ses contours, au fur et à mesure que les questions que je pose à ces choses devant moi se font plus précises ou plus pertinentes, pour les cerner de plus en plus près.

Mais il arrive aussi que par cette démarche, les coups de sonde répétés convergent vers une certaine image de la situation, sortant des brumes avec des traits assez marqués pour entraîner un début de conviction que cette image-là exprime bien la réalité - alors qu’il n’en est rien pourtant, quand cette image est entachée d’une erreur de taille, de nature à la fausser profondément. Le travail, parfois laborieux ; qui conduit au dépistage d’une telle idée fausse. à partir des premiers "décollages" constatés entre l’image obtenue et certains faits patents, ou entre cette image et d’autres qui avaient également notre confiance - ce travail est souvent marqué par une tension croissante, au fur et à mesure qu’on approche du noeud de la contradiction, qui de vague d’abord se fait de plus en plus criante - jusqu’au moment où enfin elle éclate, avec la découverte de l’erreur et l’écroulement d’une certaine vision des choses, survenant comme un soulagement immense, comme une libération. La découverte de l’erreur est un des moments cru

ciaux, un moment créateur entre tous, dans p. 4

tout travail de découverte, qu’il s’agisse d’un travail mathématique, ou d’un travail de découverte de soi.

C’est un moment où notre connaissance de la chose sondée soudain se renouvelle.

Craindre l’erreur et craindre la vérité est une seule et même chose. Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir. C’est quand nous craignons de nous tromper que l’erreur qui est en nous se fait immuable comme un roc. Car dans notre peur, nous nous accrochons à ce que nous avons décrété "vrai" un jour, ou à ce qui depuis toujours nous a été présenté comme tel. Quand nous sommes mûs, non par la peur de voir s’évanouir une illusoire sécurité, mais par une soif de connaître, alors l’erreur, comme la souffrance ou la tristesse, nous traverse sans se figer jamais, et la trace de son passage est une connaissance renouvelée.

5.3. (3) Les inavouables labeurs

Ce n’est sûrement pas un hasard que la démarche spontanée de toute vraie recherche n’apparaisse pour ainsi dire jamais dans les textes ou le discours qui sont censés communiquer et transmettre la substance de ce qui a été "trouvé". Textes et discours le plus souvent se bornent à consigner des "résultats", sous une forme qui au commun des mortels doit les faire apparaître comme autant de lois austères et immuables, inscrites de toute éternité dans les tables de granit d’une sorte de bibliothèque géante, et dictée par quelque Dieu omniscient aux initiés-scribes-savants et assimilés ; à ceux qui écrivent les livres savants et les articles non moins savants, ceux qui transmettent un savoir du haut d’une chaire, ou dans le cercle plus restreint d’un séminaire. Y a-t-il un seul livre de classe, un seul manuel à l’usage des écoliers, lycéens, étudiants, voire même de "nos chercheurs", qui puisse donner au malheureux lecteur la moindre idée de ce que c’est que la recherche - si ce n’est justement l’idée universellement reçue que la recherche, c’est quand on est très calé, qu’on a passé plein d’examens et même des concours, les grosses têtes quoi, Pasteur et Curie et les prix Nobel et tout ça. . . Nous autres lecteurs ou auditeurs, ingurgitant tant bien que mal le Savoir que ces grands hommes ont bien voulu consigner pour le bien de l’humanité, on est tout juste bons (si on travaille dur) à passer notre examen en fin d’année, et

encore. . .

Combien y en a-t-il, y compris parmi les malheureux "chercheurs" eux-mêmes, en mal de thèses ou d’ar-ticles, y compris même parmi les plus "savants",

les plus prestigieux parmi nous - qui donc a la simplicité de

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voir que "chercher", ce n’est ni plus ni moins qu’interroger les choses, passionnément - comme un enfant qui veut savoir comment lui ou sa petite soeur sont venus au monde. Que chercher et trouver, c’est-à-dire : questionner et écouter, est la chose la plus simple, la plus spontanée du monde, dont personne au monde n’a le privilège. C’est un "don" que nous avons tous reçu dès le berceau - fait pour s’exprimer et s’épanouir sous une infinité de visages, d’un moment à l’autre et d’une personne à l’autre. . .

Quand on se hasarde à faire entendre de telles choses, on récolte chez les uns comme chez les autres, du plus cancre sûr d’être cancre, au plus savant sûr d’être savant et bien au-dessus du commun des mortels, les mêmes sourires mi-gênés, mi-entendus, comme si on venait de faire une plaisanterie un peu grosse sur les bords, comme si on était en train d’afficher une naïveté cousue de fil blanc ; c’est bien beau tout ça, faut cracher sur personne c’est entendu - mais faut pas pousser quand même - un cancre c’est un cancre et c’est pas Einstein ni Picasso !

Devant un accord aussi unanime, j’aurais mauvaise grâce d’insister. Incorrigible décidément, j’ai encore perdu une occasion de me taire. . .

Non, ce n’est sûrement pas un hasard si, avec un ensemble parfait, livres instructifs ou édifiants et manuels de tout poil présentent "le Savoir" comme s’il était sorti habillé de pied en cap des génials cerveaux qui l’ont consigné pour notre bénéfice. On ne peut pas dire non plus que ce soit de la mauvaise foi, même dans les rares cas où l’auteur est assez "dans le coup" pour savoir que cette image (que ne peut manquer de suggérer son texte) ne correspond en rien à la réalité. Dans un tel cas, il arrive que l’exposé présente plus qu’un recueil de résultats et de recettes, qu’un souffle le traverse, qu’une vision vivante l’anime, qui parfois alors se communique de l’auteur au lecteur attentif. Mais un consensus tacite, d’une force considérable semble-t-il, fait que le texte ne laisse subsister la moindre trace du travail dont il est le produit, même lorsqu’il exprime avec une force lapidaire la vision parfois profonde des choses qui est un des fruits véritables de ce travail.

A vrai dire, à certains moments j’ai moi-même confusément senti le poids de cette force, de ce consensus muet, à l’occasion de mon projet d’écrire et publier ces "Réflexions Mathématiques". Si j’essaye de sonder la forme tacite que prend ce consensus, ou plutôt celle que prend la résistance en moi à mon

projet, déclenchée

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par ce consensus, me vient aussitôt le terme "indécence". Le consensus, intériorisé en moi je ne saurais dire depuis quand, me dit (et c’est la première fois que je prends la peine de tirer à la lumière du jour, dans le champ de mon regard, ce qu’il me marmonne avec une certaine insistance depuis des semaines, sinon des mois) : "Il est indécent d’étaler devant autrui, voire publiquement, les hauts et les bas, les tâtonnements foireux sur les bords, le "linge sale" en somme, d’un travail de découverte. Ça ne fait que perdre le temps du lecteur, qui est précieux. De plus, ça va faire des pages et des pages en plus, qu’il faudra composer, imprimer - quel gâchis, au prix où est le papier imprimé scientifique ! Il faut vraiment être bien vaniteux pour étaler comme ça des choses qui n’ont aucun intérêt pour personne, comme si mes cafouillages même étaient choses remarquables - une occasion de se pavaner, en somme". Et plus secrètement encore : "Il est indécent de publier les notes d’une telle réflexion, telle qu’elle se poursuit vraiment, tout comme il serait indécent de faire l’amour sur une place publique, ou d’exposer ou seulement laisser traîner, les draps tâchés de sang des labeurs d’un accouchement...

".

Le tabou ici prend la forme insidieuse et impérieuse à la fois, du tabou sexuel. C’est au moment d’écrire cette introduction que je commence à entrevoir seulement sa force extraordinaire, et la portée de ce fait lui-même extraordinaire, attestant cette force : que la démarche véritable de la découverte, d’une simplicité si

5.4. (4) Infaillibilité (des autres) et mépris (de soi)

déconcertante, une simplicité enfantine, ne transparaisse pratiquement nulle part ; qu’elle est silencieusement escamotée, ignorée, niée. Il en est ainsi même dans le champ relativement anodin de la découverte scientifique, pas celle de son zizi ni rien de tel Dieu merci - une "découverte" en somme bonne à être mise entre toutes les mains, et qui (pourrait-on croire) n’a rien à cacher. . .

Si je voulais suivre le "fil" qui se présente là, un fil nullement ténu mais tout ce qu’il y a de dru et fort - sû-rement il me mènerait bien plus loin que les quelques centaines de pages d’algèbre homologico-homotopique que je finirai bien par terminer et livrer à l’imprimeur.

5.4. (4) Infaillibilité (des autres) et mépris (de soi)

Décidément c’était un euphémisme, quand tantôt je constatais prudemment que "mon style d’expression"

avait changé, laissant même entendre qu’il n’y

avait rien là qui puisse surprendre : vous comprenez bien, p. 7

quand on n’a pas écrit depuis treize ans, c’est plus pareil qu’avant, le "style d’expression" il doit changer, forcément. . . La différence, c’est qu’avant je "m’exprimais" (sic) comme tout le monde : je faisais le travail, puis je le refaisais à l’envers, en effaçant soigneusement toutes les ratures. Chemin faisant, nouvelles ratures, chamboulant tout le travail parfois pire que lors du premier jet. A refaire donc - parfois trois fois, voire quatre, jusqu’à ce que tout soit impec. Non seulement aucun coin douteux ni balayures poussées subrepticement sous un meuble propice (je n’ai jamais aimé les balayures dans les coins, du moment qu’on prend la peine de balayer) ; mais surtout, en lisant le texte final, l’impression certes flatteuse qui s’en dégageait (comme de tout autre texte scientifique) c’est que l’auteur (ma modeste personne en l’occurrence) était l’infaillibilité incarnée. Infailliblement, il tombait pile sur "les" bonnes notions, puis sur "les" bons énoncés, s’enchaînant dans un ronron de moteur bien huilé, avec des démonstrations qui "tombaient" avec un bruit mat, chacune exactement à son moment !

Qu’on juge de l’effet produit sur un lecteur qui ne se doute de rien, un élève de lycée disons apprenant le théorème de Pythagore ou les équations du second degré, voire un de mes collègues des institutions de recherche ou d’enseignement dit "supérieur" (à bon entendeur, salut !) s’escrimant (disons) sur la lecture de tel article de tel collègue prestigieux ! Ce genre d’expérience se répétant des centaines, des milliers de fois tout au long d’une vie d’écolier, voire d’étudiant ou de chercheur, amplifié par le concert idoine dans la famille comme dans tous les médias de tous les pays du monde, l’effet est celui qu’on peut prévoir. On le constate en soi comme en les autres, pour peu qu’on se donne la peine d’y être attentif : c’est la conviction intime de sa propre nullité, par contraste avec la compétence et l’importance des gens "qui savent" et des gens "qui font".

Cette conviction intime est compensée parfois, mais nullement résolue ni désamorcée, par le développement d’une capacité à mémoriser des choses incomprises, voire par celui d’une certaine habileté opératoire : mul-tiplier des matrices, "monter" une composition française à coups de "thèse" et "antithèse". . . C’est la capacité en somme du perroquet ou du singe savant, plus prisée de nos jours qu’elle ne le fut jamais, sanctionnée par des diplômes convoités, récompensée par des carrières confortables.

Mais celui-là même cousu de diplômes p. 8

et bien casé, couvert d’honneurs peut-être, n’est pas dupe, tout au fond de lui-même, de ces signes factices d’une importance, d’une "valeur". Ni même celui, plus rare, qui a investi son va-tout sur le développement de quelque don véritable, et qui dans sa vie professionnelle a su donner sa mesure et faire oeuvre créatrice - il n’est pas convaincu, tout au fond de lui-même, par l’éclat de sa notoriété, par quoi souvent il veut donner le change à lui-même et aux autres. Un même doute jamais examiné habite l’un et l’autre tout comme le premier cancre venu, une même conviction dont jamais peut-être ils n’oseront prendre connaissance.

C’est ce doute, cette intime conviction inexprimée, qui poussent l’un et l’autre à se surpasser sans cesse

dans l’accumulation des honneurs ou des oeuvres, et à projeter sur autrui (sur ceux avant tout sur qui ils ont quelque pouvoir. . . ) ce mépris d’eux-mêmes qui les ronge en secret - en une impossible tentative de s’en évader, par l’accumulation des "preuves" de leur supériorité sur autrui2(2).

2(2)

(Rajouté en mars 1984) En relisant ces deux derniers alinéas, j’ai eu un certain sentiment de malaise, dû au fait qu’en les écrivant, j’implique autrui et non moi-même. Visiblement, la pensée que ma propre personne pourrait être concernée ne m’a pas effleurée en écrivant. Je n’ai sûrement rien appris, quand je me suis ainsi borné à mettre noir sur blanc (sans doute avec une certaine satisfaction) des choses que depuis des années j’ai perçues en autrui, et vues se confirmer de bien des façons. Dans la suite de la réflexion, je suis conduit à me souvenir que des attitudes de mépris vis-à-vis d’autrui n’ont pas manqué dans ma vie. Il serait étrange que le lien que j’ai saisi entre mépris d’autrui et mépris de soi soit absent dans le cas de ma personne ; la saine raison (et aussi l’expérience de situations similaires de cécité à mon propre égard, dont j’ai fini par me rendre compte) me disent qu’il ne doit sûrement pas en être ainsi ! Ce n’est là pourtant, pour l’instant, qu’une simple déduction, dont la seule utilité possible serait de m’inciter à voir de mes yeux ce qui se passe, et voir et examiner (s’il existe bel et bien, ou a existé) ce mépris de moi-même encore hypothétique, si profondément enfoui qu’il a totalement échappé jusqu’à présent à mon regard.

Il est vrai que les choses à regarder n’ont pas manqué ! Celle-ci m’apparaît soudain comme l’une des plus cruciales, du fait justement qu’elle est à tel point cachée. . . [(Août 1984) Voir cependant à ce sujet la réflexion des deux derniers alinéas de la note "Le massacre", n87.].

6. Le rêve et le Rêveur

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