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« La ligne de fond sur le plan politique est très négative pour le travail social

lui-même. Il n’y a pas une formation politique (de gauche ou à droite) qui défendrait aujourd’hui

la nécessité d’investir dans le travail social et, a fortiori, dans l’éducation spécialisée. On a

un gouvernement de droite et le Conseil Général est de gauche mais les réponses sont

exactement les mêmes… On est dans des choses cohérentes et le travail social gêne… Il y a

un vrai manque de reconnaissance. » (ES 36)

Ce procès en reconnaissance invoqué par les interviewés se décline autour de plusieurs

thématiques. Cette crise de légitimité est d’abord imputable au coût que représentent, pour un

Conseil Général, les investissements dans l’éducation spécialisée. Ces investissements sont

d’autant plus contestés que les résultats apparaissent peu lisibles aux yeux des élus. Nous y

reviendrons plus largement dans le paragraphe suivant tant cela constitue une préoccupation

majeure pour l’ensemble des professionnels. Mais cette absence de reconnaissance de

l’éducation spécialisée est par ailleurs évoquée dans une double dimension. La première

d’entre elles tient en ce que les élus semblent dénier la dimension citoyenne singulière des

projets associatifs. C’est en tout cas ce qu’affirment plusieurs de nos interlocuteurs dont un

qui a lui-même été conseiller général et maire d’une commune de trois mille habitants dans la

région rennaise.

« Le projet associatif est de l’ordre de la citoyenneté militante. Ils n’en ont que faire.

Avec hypocrisies, on écrit au président de l’association mais on traite directement avec le

directeur des établissements ou services. Il y a un problème de reconnaissance des

associations par les hommes politiques. Ils ne leur reconnaissent pas de rôle politique

(méconnaissance du président d’association) et valorisent la dimension technique (le

directeur). Le directeur est là pour mettre en œuvre une politique que l’on délègue et on

reconnaît difficilement un projet associatif qui puisse être source de propositions divergentes.

On est d’abord dans une logique politique descendante sans logique ascendante, alors que

dans les conseils municipaux, on retrouve bien souvent d’anciens présidents d’associations.

Les premières bases de la citoyenneté militante sont les associations. » (ES/35)

Dans cette perspective, l’objet même du litige porte sur les conceptions et les

représentations de la politique et de la démocratie. Ce point particulier nous renvoie aux

modalités de construction historique de l’éducation spécialisée où l’une des composantes de la

professionnalité est clairement idéologique. L’association n’y est pas seulement conçue

comme un prestataire de services exécutant une commande des pouvoirs publics. Elle est, tout

au contraire envisagée, comme un lieu d’expertise pratique et technique en capacité de faire

force de propositions pour l’action. Il s’agit là d’une forme de conflictualité largement

partagée dans ce champ d’activité. Nous développerons plus spécifiquement ce point dans le

paragraphe consacré à l’émergence d’une logique de service. La seconde dimension porte plus

particulièrement sur la reconnaissance même de la professionnalité. Le différend porte, selon

notre même interlocuteur, sur un arrière-plan purement idéologique :

« Il y a des compétences dans les conseillers généraux mais dans la commission du

travail social, cela reste empreint d’une logique « des bonnes œuvres » alors que cela

nécessite des compétences métier et une solide identité professionnelle… Cette

méconnaissance des élus par rapport à l’éducation spécialisée peut s’illustrer assez

simplement. Les fratries en accueil familial sont de plus en plus séparées dans l’intérêt de la

construction de chaque membre de la famille. On a du mal à l’expliquer et c’est quelque

chose sur lequel nous ne sommes pas entendus. On reste sur des représentations sociétales

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déjà anciennes comme quoi les fratries ne doivent pas être séparées. On n’a pas reconnu que

le social est un métier qui nécessite des compétences fortes. » (ES/35)

Il est intéressant de relever l’énoncé paradoxal sous-tendant l’exemple évoqué par

notre interviewé. D’une part, il expose un principe général d’action sur la séparation des

fratries, spécifiant la difficulté de l’argumenter. Et, d’autre part, il révèle que la

reconnaissance de ce principe est problématique auprès des élus. Cette formulation nous

paraît relativement significative des contradictions internes dans lesquelles se débattent les

organisations aujourd’hui. Alors qu’elles revendiquent une expertise technique, elles se

retrouvent souvent en difficulté pour la formaliser et donc, de la faire prévaloir auprès

d’autrui. Le procès en reconnaissance de la professionnalité se retourne en quelque sorte sur

lui-même. Il pose explicitement la question des capacités que les organisations ont

elles-mêmes à reconnaitre leur propre travail. Ce faisant, les professionnels de ces organisations

entretiennent par circularité la question de cette reconnaissance problématique auprès des élus

et de leur administration, étant bien entendu qu’il n’y a aucune raison qu’elle s’impose

d’elle-même. Cette problématique de la reconnaissance sociale de l’éducation spécialisée traverse,

peu ou prou, chacune des thématiques développées par les professionnels de notre échantillon.

Tel un système en « poupées russes », ce procès en reconnaissance est toujours sous-jacent

dans les divers enchâssements de notre matériau empirique. On le retrouve tout aussi bien

dans la question de l’organisation administrative, de celle des financements que dans les

stratégies associatives elles-mêmes. C’est que nous allons désormais voir.

I.2.2. Des organisations professionnelles sous le régime d’une « liberté administrée »

Les organisations sont, selon les interviewés du groupe des experts, aujourd’hui

enserrées dans un système de « double contrainte ». D’une part, les établissements et services

sont fortement encouragés à exercer leur créativité alors que, d’autre part, celle-ci est tenue de

s’inscrire dans des schémas d’actions préalablement déterminés par les administrations de

tutelles. Ce phénomène paraît notamment très sensible dans les registres de l’innovation

sociale et les choix de populations accueillies par les établissements et services.

L’innovation sociale est ainsi devenue plus difficile en raison de l’extrême mouvance

des repères réglementaires. Cette instabilité se traduit par une démultiplication des démarches

administratives liée au montage de projets et de dossiers qui, par le temps qu’il nécessite,

entrave les initiatives. Ce phénomène bureaucratique, ajoutent-ils encore, est d’ailleurs plus

astreignant pour les organisations et leurs responsables que pour les éducateurs spécialisés

eux-mêmes. Il se caractérise par trois dimensions principales. D’abord, les systèmes de

délégation des instances politiques vers les organisations sont désormais plus prescriptifs,

remettant fortement en questions le rôle et la place de chacun. Cette évolution se traduit, selon

nos interlocuteurs par une perte conjointe de liberté et de sens dans les pratiques. Cette double

altération est également ressentie comme une atteinte à la professionnalité et au métier des

établissements et services.

« Il y a une perte d’autonomie des praticiens car les contraintes sont beaucoup plus

fortes avec une organisation centralisée. Cela engage une perte de sens sur les pratiques. Le

politique a aujourd’hui tendance à faire ce qu’il ne devrait pas faire. Il n’est pas assez dans

la délégation de compétences. Ils devraient se contenter de « voilà ce que j’attends de vous »

et ne pas dire « voilà comment vous allez le faire ». Ils en font trop, sur certains appels

d’offres, on dit aux professionnels comment il faut faire… Parfois même jusque dans le détail.

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Le politique doit avoir fait la commande politique, dire ce qu’il attend et en rester là. C’est

aux techniciens de dire comment faire et on est bien dans une notion de métier. » (ES/35)

Mais cette difficulté devant l’innovation sociale tient également, nous disent les

experts, à une réorganisation des administrations elles-mêmes. Celles-ci s’inscrivent

aujourd’hui dans une logique de dispositifs plus contraignants avec des conditions de

financements très ciblés. L’éducation spécialisée est effectivement soumise aujourd’hui à un

double référentiel d’action qui tient, plus globalement, aux changements des modes de gestion

de l’intervention sociale. Cette dernière est désormais territoriale, contractualisée et s’appuie

sur un double référentiel organisationnel. Le premier est ordonné autour d’une logique

verticale dans un univers rationnel légal définissant des ayants droit, des seuils et des

conditions d’accès. L’Aide Sociale à l’Enfance (A.S.E) est, par exemple, très représentative

de cette logique verticale. Le second se structure, quant à lui, sur une logique de coproduction

avec l’usager dans une intervention globalisée. Les dispositifs de développement social urbain

et de la politique de la ville en sont des modèles très significatifs. Mais cette « logique des

dispositifs » est loin d’être uniforme. Elle s’avère très variable selon les secteurs d’activités de

l’éducation spécialisée. Ces référentiels croisés sont surtout à l’œuvre aujourd’hui dans le

champ de la protection de l’enfance en milieu naturel ou dans l’insertion sociale et

professionnelle des jeunes et adultes.

Dans notre enquête, cette logique de dispositifs est d’ailleurs principalement évoquée

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