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L'importance historique du droit positif

L'évolution du droit a ainsi accompagné toutes les grandes mutations de la société occidentale. Depuis l'avènement des premiers mécanismes de gestion des litiges — au paléolithique — jusqu'à la distinction qui s'est lentement imposée entre la morale et la légalité — chez les Grecs de l'antiquité — se sont définies les bases de nos systèmes de droit contemporains.

Le droit positif — c'est-à-dire la législation et la réglementation en vigueur à un moment donné sur l'ensemble d'un territoire — fut un élément structurant de nos rapports individuels et collectifs. Chez les Grecs, c'est le développement du droit positif qui permet que s'exprime par la loi (Nomos) la volonté collective du peuple athénien (demos) qui fonde la Polis. Elle libère le citoyen des « âges obscurs où règne encore une parole magico- religieuse ritualisée, apanage des prêtres et des rois » 25. Elle contraint cependant largement ses membres et les soumet au poids de la volonté générale, si bien que la vertu grecque se confond graduellement au respect de la loi même et tend à englober toute la vie privée 26.

Plus tard, dans le passage du Moyen-Âge à la Renaissance, le droit positif offre un support aux aspirations nées de la liberté individuelle. Aussi, c'est la redécouverte des systèmes de droit de l'antiquité qui permet aux citadins de s'affranchir de l'arbitraire seigneurial — en les libérant des incohérences de la justice privée — et c'est lui, également, qui sert de marchepied à l'édification de l'État tel qu'on le conçoit aujourd'hui. C'est en effet parce qu'il est gardien de la loi et de la justice que le souverain

25 . Lavau et Duhamel, op. cit. (note 10), p. 43.

26 . C'est du reste la critique que Benjamin Constant adresse au modèle politique proposé par Rousseau, trop inspiré à son goût de l'idéal de la démocratie grecque, dont les paramètres sont inapplicables aux Modernes. Voir à ce propos : Benjamin Constant, De l'Esprit de conquête et de l'Usurpation, Partie 2, chapitre 6.

parvient à s'attirer l'appui de ses sujets, en quête d'une protection contre l'autorité de l'aristocratie terrienne 27.

Les grands philosophes politiques du XVIIe siècle sont lentement devenus des théoriciens du droit. Ils voient également dans le droit positif un puissant outil de protection contre l'absolutisme royal qui tend à s'imposer comme seul modèle politique et confine au despotisme. Aussi, le droit constitutionnel, dont l'objet premier est la protection des citoyens contre l'arbitraire politique, et le respect des lois par le législateur lui-même, n'est rien d'autre, en fait, que l'application des principes du droit positif au domaine politique 28.

Finalement, et par ce biais, le droit positif est devenu le gardien de la démocratie au sens où nous l'entendons aujourd'hui, c'est-à-dire, au sens de la démocratie libérale. Car c'est le droit positif qui, encore aujourd'hui, protège les libertés individuelles en reconnaissant l'individu comme sujet de droit et en prenant acte à la fois des effets de l'individualité dans l'évolution des rapports sociaux et de ses implications pour les institutions politiques. Cette réalité sociologique est relativement récente dans l'histoire humaine. Or, c'est cette liberté reconnue à tous et l'égalité qu'elle implique dans nos rapports réciproques qui garantissent l'égalité de chacun vis-à-vis de la loi et la protection de droits aussi élémentaires que le suffrage universel 29.

Ce que garantit surtout le droit positif, c'est la mise en place d'un certain nombre de cadres et de normes qui institutionnalisent le progrès de nos rapports sociaux et les protègent; c'est l'objet de la législation et de la réglementation. Cette garantie suppose toutefois un certain formalisme. En effet, ces principes propres aux sociétés libérales sont garantis parce qu'ils sont fixés dans le temps et empruntent une forme précise et relativement stable. Le droit

27 . Voir à nouveau : Strayer, op. cit. (note 18); et Birnbaum et Badie, op. cit. (note 18).

28 . On trouve clairement exprimée cette évolution du droit dans les écrits de John Locke. C'est plus spécifiquement l'objet des chapitre 11, 12 et 13 du Deuxième Traité du gouvernement civil. C'est également l'objet, chez Montesquieu, du concept de Loi politique et de celui de gouvernement modéré. Ils sont à la base de la théorie des trois pouvoirs. Voir : L'Esprit des lois, Livre XI.

29 . C'est du moins dans ce sens général que Tocqueville comprend l'idée de « démocratie » comme produit d'un certain état des rapports sociaux combinant à la fois — de façon synergique — liberté et égalité. Voir l'introduction du tome premier De la démocratie en Amérique.

positif est ainsi en constant décalage avec la réalité et constitue de ce point de vue un processus « conservateur » 30.

Le droit positif doit par ailleurs s'exprimer à l'intérieur de procédures claires et structurées. C'est ce que permet le système judiciaire. L'existence de ces procédures impose cependant aussi une certaine rigidité dans la gestion des différends et le contrôle des contrevenants. Ces effets secondaires n'ont de sens que du point de vue des fonctions sociales exercées par le droit positif et du point de vue des principes qui rendent le droit positif « fonctionnel ». Ils posent le problème actuel de la pratique du droit. Ce sont ces fonctions et ces principes qu'il convient d'exposer maintenant.

Section 3. Les fonctions sociales du droit